Le père Amable ne veut pas que son fils Césaire épouse Céleste Lévesque, car elle a déjà un enfant de Victor Lecocq. Le curé réussit à convaincre le père de consentir au mariage de son fils. Celui-ci se présente tard aux noces. «Et il mangeait en silence avec une obstination d'avare qui cache des sous, avec la ténacité sombre qu'il apportait autrefois à ses labeurs persévérants. Mais tout à coup il aperçut au bout de la table l'enfant de Céleste sur les genoux d'une femme, et son oeil ne le quitta plus. Il continuait à manger, le regard attaché sur le petit, à qui sa gardienne mettait parfois entre les lèvres un peu de fricot qu'il mordillait. Et le vieux souffrait plus des quelques bouchées sucées par cette larve que de tout ce qu'avalaient les autres.» Césaire travaillait dur, se levait tôt et rentrait tard, pour économiser le prix d'un valet, tandis que le père vivait comme un étranger dans la maison et sans venir en aide à son fils. Épuisé, celui-ci meurt. Céleste est désormais seule pour abattre toute la besogne de la ferme, à l'étable, au champ et à la maison. Elle prend Victor comme valet qui bientôt remplacera Césaire et accomplira son rôle de mari et de père aux yeux durcis du Père Amable.
Guy de Maupassant : Le père Amable.
(Extrait)
Victor Lecoq semblait chez lui, causait de temps en temps avec Céleste, prenait l'enfant sur ses genoux et l'embrassait. Et Céleste lui redonnait de la nourriture, lui versait à boire, paraissait contente en lui parlant. Le père Amable les suivait d'un regard fixe sans entendre ce qu'ils disaient. Quand il eut fini de souper (et il n'avait guère mangé tant il se sentait le coeur retourné), il se leva, et au lieu de monter à son grenier comme tous les soirs, il ouvrit la porte de la cour et sortit dans la campagne. Lorsqu'il fut parti, Céleste, un peu inquiète, demanda :
- Qué qui fait ?
Victor, indifférent, répondit :
- T'en éluge point. I rentrera ben quand i's'ra las.
Alors elle fit le ménage, lava les assiettes, essuya la table, tandis que l'homme se déshabillait avec tranquillité. Puis il se glissa dans la couche obscure et profonde où elle avait dormi avec Césaire.
La porte de la cour se rouvrit. Le père Amable reparut. Dès qu'il fut entré, il regarda de tous les côtés avec des allures de vieux chien qui flaire. Il cherchait Victor Lecoq. Comme il ne le voyait point, il prit la chandelle sur la table et s'approcha de la niche sombre où son fils était mort. Dans le fond il aperçut l'homme allongé sous les draps et qui sommeillait déjà. Alors le sourd se retourna doucement, reposa la chandelle, et ressortit encore une fois dans la cour.
Céleste avait fini de travailler, elle avait couché son fils, mis tout en place, et elle attendait, pour s'étendre à son tour aux côtés de Victor, que son beau-père fût revenu. Elle demeurait assise sur une chaise, les mains inertes, le regard vague.
Comme il ne rentrait point, elle murmura avec ennui, avec humeur :
- I nous f'ra brûler pour quatre sous de chandelle, ce vieux fainéant.
Victor répondit au fond de son lit :
- V'là plus d'une heure qu'il est dehors, faudrait voir s'il n'dort point sur l'banc d'vant la porte.
Elle annonça :
- J'y vas, se leva, prit la lumière et sortit en faisant un abat-jour de sa main pour distinguer dans la nuit.
Elle ne vit rien devant la porte, rien sur le banc, rien sur le fumier, où le père avait coutume de s'asseoir au chaud quelquefois.
Mais, comme elle allait rentrer, elle leva par hasard les yeux vers le grand pommier qui abritait l'entrée de la ferme, et elle aperçut tout à coup deux pieds, deux pieds d'homme qui pendaient à la hauteur de son visage.
Elle poussa des cris terribles :
- Victor ! Victor ! Victor !
Il accourut en chemise. Elle ne pouvait plus parler, et, tournant la tête pour ne pas voir, elle indiquait l'arbre de son bras tendu.
Ne comprenant point, il prit la chandelle afin de distinguer, et il aperçut, au milieu des feuillages éclairés en dessous, le père Amable, pendu très haut par le cou au moyen d'un licol d'écurie.
Une échelle restait appuyée contre le tronc du pommier.
Victor courut chercher une serpe, grimpa dans l'arbre et coupa la corde. Mais le vieux était déjà froid, et il tirait la langue horriblement, avec une affreuse grimace.
Texte publié dans Gil Blas du 30 avril au 4 mai 1886, puis dans le recueil La petite Roque.
Numérisation et mise en forme HTML (11 février 1998) :
Thierry Selva [http://hypo.ge-dip.etat-ge.ch/athena/selva/maupassant/maupassant.html)
(Extrait)
Victor Lecoq semblait chez lui, causait de temps en temps avec Céleste, prenait l'enfant sur ses genoux et l'embrassait. Et Céleste lui redonnait de la nourriture, lui versait à boire, paraissait contente en lui parlant. Le père Amable les suivait d'un regard fixe sans entendre ce qu'ils disaient. Quand il eut fini de souper (et il n'avait guère mangé tant il se sentait le coeur retourné), il se leva, et au lieu de monter à son grenier comme tous les soirs, il ouvrit la porte de la cour et sortit dans la campagne. Lorsqu'il fut parti, Céleste, un peu inquiète, demanda :
- Qué qui fait ?
Victor, indifférent, répondit :
- T'en éluge point. I rentrera ben quand i's'ra las.
Alors elle fit le ménage, lava les assiettes, essuya la table, tandis que l'homme se déshabillait avec tranquillité. Puis il se glissa dans la couche obscure et profonde où elle avait dormi avec Césaire.
La porte de la cour se rouvrit. Le père Amable reparut. Dès qu'il fut entré, il regarda de tous les côtés avec des allures de vieux chien qui flaire. Il cherchait Victor Lecoq. Comme il ne le voyait point, il prit la chandelle sur la table et s'approcha de la niche sombre où son fils était mort. Dans le fond il aperçut l'homme allongé sous les draps et qui sommeillait déjà. Alors le sourd se retourna doucement, reposa la chandelle, et ressortit encore une fois dans la cour.
Céleste avait fini de travailler, elle avait couché son fils, mis tout en place, et elle attendait, pour s'étendre à son tour aux côtés de Victor, que son beau-père fût revenu. Elle demeurait assise sur une chaise, les mains inertes, le regard vague.
Comme il ne rentrait point, elle murmura avec ennui, avec humeur :
- I nous f'ra brûler pour quatre sous de chandelle, ce vieux fainéant.
Victor répondit au fond de son lit :
- V'là plus d'une heure qu'il est dehors, faudrait voir s'il n'dort point sur l'banc d'vant la porte.
Elle annonça :
- J'y vas, se leva, prit la lumière et sortit en faisant un abat-jour de sa main pour distinguer dans la nuit.
Elle ne vit rien devant la porte, rien sur le banc, rien sur le fumier, où le père avait coutume de s'asseoir au chaud quelquefois.
Mais, comme elle allait rentrer, elle leva par hasard les yeux vers le grand pommier qui abritait l'entrée de la ferme, et elle aperçut tout à coup deux pieds, deux pieds d'homme qui pendaient à la hauteur de son visage.
Elle poussa des cris terribles :
- Victor ! Victor ! Victor !
Il accourut en chemise. Elle ne pouvait plus parler, et, tournant la tête pour ne pas voir, elle indiquait l'arbre de son bras tendu.
Ne comprenant point, il prit la chandelle afin de distinguer, et il aperçut, au milieu des feuillages éclairés en dessous, le père Amable, pendu très haut par le cou au moyen d'un licol d'écurie.
Une échelle restait appuyée contre le tronc du pommier.
Victor courut chercher une serpe, grimpa dans l'arbre et coupa la corde. Mais le vieux était déjà froid, et il tirait la langue horriblement, avec une affreuse grimace.
Texte publié dans Gil Blas du 30 avril au 4 mai 1886, puis dans le recueil La petite Roque.
Numérisation et mise en forme HTML (11 février 1998) :
Thierry Selva [http://hypo.ge-dip.etat-ge.ch/athena/selva/maupassant/maupassant.html)