L'Encyclopédie sur la mort


L'éternité, ici et maintenant

André Comte-Sponville

Quelques bribes de la méditation de l'auteur sur l'éternité du point de vue de la pensée laïque dans son livre L'esprit de l'athéisme. Introduction à une spiritualité sans Dieu, Paris, Albin Michel, « Livre de poche », 2006, p. 153-169 (Extraits).
Or, si nous avons une idée de l'infini, nous n'en avons aucune expérience. Nous avons une expérience de l'inconnu [...]. Mais nous faisons l'expérience aussi, et d'abord, et surtout, de l'immanence et de l'immensité - ce que j'appellerais volontiers, à la façon du poète Jules Laforgue, l'immanensité. Nous sommes dans le Tout, et celui-ci, fini ou pas, nous excède toutes parts : ses limites, s'il en a, sont pour nous définitivement hors d'atteinte. Il nous enveloppe. Il nous contient. Il nous dépasse. Une transcendance? Non pas, puisque nous sommes dedans. Mais une immanence inépuisable, indéfinie, aux limites à la fois incertaines et inaccessibles. Nous sommes en elle : l'immensité nous porte; nous habitons, comme dit une chanson de Marc Wezel, « le tout-lointain ».

[...]

Pascal*, avec son génie propre, avec sa sensibilité propre, a su l'exprimer comme il fallait :

« Quand je considère la petite durée de ma vie, absorbée dans l'éternité précédant et suivant, le petit espace que je remplis et même que je vois, abîmé dans l'infinie immensité des espaces que j'ignore et qui m'ignorent, je m'effraie et m'étonne de me voir ici plutôt que là; car il n'y a point de raison pourquoi ici plutôt que là, pourquoi à présent plutôt que lors. Qui m'y a mis? Par ordre et la conduite de qui ce lieu et ce temps ont-ils été destinés à moi? »

[...]

L'argument est traditionnel; mais c'est moins un argument, là encore, qu'une expérience: expérience de l'immensité de la nature, donc aussi de notre petitesse. Marc-Aurèle*, citant Platon*, s'en servant pour mettre la peur de la mort à distance :

« - Crois-tu qu'un homme doué de grandeur d'âme, à qui il est donné de contempler tous les temps et tous les êtres, puisse regarder la vie humaine comme quelque chose de grand?

- C'est impossible.

- Donc il ne verra dans la mort rien de terrible ».

Cela va bien au-delà d'une pensée consolatrice. Marc-Aurèle veut moins nous rassurer que nous aider à grandir, moins nous consoler que nous libérer. Le moi est une prison. Prendre conscience de sa petitesse (tel est le propre chez Marc-Aurèle, de la grandeur d'âme), c'est déjà en sortir. C'est en quoi l'expérience de la nature, dans son immensité, est une expérience spirituelle - parce qu'elle aide l'esprit à se libérer, au moins, en partie, de la petite prison de moi.

Effroi? C'est le mot de Pascal. C'est la sensibilité de Pascal, qui s'exprime aussi dans un autre fragment des Pensées, peut-être le plus fameux de tous, sans doute l'un des plus beaux, assurément l'un des plus courts : « Le silence éternel de ces espaces infinis m'effraie. »

[...]

Tout ego est effrayé, toujours. C'est ce qui donne raison à Pascal, tant que l'ego nous sépare du réel, et qui lui donne tort, lorsque l'ego se dissout - provisoirement - en cessant de se séparer. Nuit claire : « nuit sereine », comme dit Lucrèce*, nuit lumineuse et douce. Que pèsent nos soucis, face à la Voie lactée? Cela ne les annule pas (qui le pourrait?), mais les rend plus supportables, tant qu'ils ne sont point trop atroces, plus acceptables (oui : ouverts au regard et à l'action), plus ordinaires, plus légers... Le silence éternel de ces espaces infinis m'apaise.


[...]

[ Les expressions] « citées par Michel Hulin, qui sont de Richard Jefferies : « L'éternité est là, maintenant. Je suis dedans. Elle est autour de moi dans l'éclat du soleil. Je suis en elle comme le papillon qui flotte dans l'air saturé de lumière. Rien n'est à venir. Tout est déjà là. Maintenant l'éternité. Maintenant la vie immortelle. Ici, en cet instant, près de ce tumulus, maintenant je vis en elle... »

« Quand donc suis-je plus vrai que lorsque je suis le monde? » se demande Camus*, dans L'Envers et l'Endroit. Et il ajoute en guise de réponse : « Je suis comblé avant d'avoir désiré. L'éternité est là et moi je l'espérais. Ce n'est plus d'être heureux que je souhaite maintenant, mais seulement d'être conscient ». L'absurde? Ce n'est plus la question. C'est qu'il n'y a plus de question du tout. L'absurde n'est qu'un point de départ, qui débouche, chez Camus, sur une politique de la révolte et une éthique de l'amour, mais aussi, et peut-être surtout, sur une mystique du silence et de l'immanence.

[...]

« Nous sentons et expérimentons que nous sommes éternels », écrit Spinoza* dans l'Éthique - non que nous le serons, après la mort, mais que nous le sommes, ici et maintenant.

[...]

Je ne me suis jamais pris pour un mystique, encore moins pour un sage. J'ai passé plus de temps à penser l'éternité - par exemple à commenter le livre V de l'Éthique de Spinoza - qu'à la vivre. C'est ce qu'on appelle un philosophe. Il n'y a pas de sot métier. Mais enfin je savais à présent de quoi je parlais - dans mes cours, bientôt dans mes livres - de quoi parlaient Épicure*, Spinoza ou Wittgenstein (les « biens immortels » du premier, le « sub specte aeternitatis » du second, la « vie éternelle » du troisième). de quoi parlaient Lao-tseu ou Nagârjuna, Krishnamurti ou Prajnânpad (que je n'avais pas encore lus), de quoi parlent presque tous les sages, en tous pays, en toutes langues, et que ce n'est pas d'un discours, mais d'un silence.
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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