«Ramener l'oeuvre romanesque de Hugo à la structure antithétique de l'ombre et de la lumière apparaît de plus en plus comme une opération réductrice, car ombre et lumière ne s'opposent pas dans une sorte de manichéisme irréductible, elles sont aussi complémentaires, elles entretiennent des relations d'échange, elles passent incessamment de l'une à l'autre et peuvent être le lieu de la métamorphose ou de la transfiguration. Les contraires s'amalgament, s'interpénètrent et l'unité procède du drame conflictuel de la dualité. La clarté et l'obscurité n'existent pas indépendamment, elles s'impliquent réciproquement comme Dieu et Satan, le Bien et le Mal postulent une croyance établie sur la simultanéité.» (op, cit., p. 26) Ajoutons, selon une terminologie et une pensée proche d'Héraclite*: le jour et la nuit, la vie et la mort.
C'est Ursus qui l'exprime:
La foi au diable est l'envers de la foi en Dieu. L'une prouve l'autre. Qui ne croit pas un peu au diable ne croit pas beaucoup en Dieu. Qui croit au soleil doit croire à l'ombre. Le diable est la nuit de Dieu. Qu'est-ce que la nuit? La preuve du jour (II. III. VI).
De même. comme ['affirme Josiane, «l'Olympe a deux versants: l'un, dans la clarté donne Apollon: l'autre, dans la nuit. donne Polyphème» (Il, VII, IV). La destinée humaine se compose d'un «vertige double», celui de l'ascension et celui de la chute, elle offre deux aspects indissociables: un visage tourné vers la transparence et une face plongée dans l'obscurité. Tel est aussi le sentiment que suggère la représentation de Chaos vaincu, où la lumière s'associe à l'ombre, de même que l'âme s'intègre dans la matière. «Toute cette nuit et tout ce jour mêlés se résolvaient dans l'esprit du spectateur en un clair-obscur où apparaissaient des perspectives infinies» (Il, Il, IX). Il n'en est pas autrement des principaux acteurs du roman, partagés dans leur être entre le soleil et la nuit. Gwynplaine se trouve au «point d'intersection [ ... ] du rayon noir et du rayon blanc», il est à la fois «l'habitant de la lumière» et «l'habitant des ténèbres», à la Chambre des lords, sa tête mêle «hideusement l'ombre et la lumière». Dea aveugle a les yeux «pleins de ténèbres et de rayons». Quant à la duchesse Josiane, elle possède un oeil bleu et un œil noir, de telle sorte que «le jour et la nuit étaient mêlés dans son regard»; elle est définie par l'accouplement de termes antithétiques: il émane d'elle des «scintillations nocturnes», elle est «spectre, mais solaire», «la ténébreuse éclatante», elle unit en son corps la clarté et l'ombre, comme «un astre» qui serait pétri «dans de la boue». Le microcosme est, à l'image du macrocosme, écartelé entre le soleil et la nuit, il est fait de ces deux substances métaphysiques et morales, il oscille entre elles et évolue de l'une à l'autre, comme dans le creuset des transformations. L'interrogation du narrateur est au centre de la cosmologie et de l'anthropologie hugoliennes.
Est-ce que l'homme a, comme le globe, deux pôles? Sommes-nous, sur notre axe inflexible, la sphère tournante, astre de loin, boue de près, où alternent le jour et la nuit? Le cœur a-t-il deux côtés l'un qui aime dans la lumière, l'autre qui aime dans les ténèbres? Ici la femme rayon; là la femme cloaque (II, VII, IV).
Bien que les deux pôles de la nuit et du soleil soient unis dans le clair-obscur par la circulation et l'ambiguïté, il n'en demeure pas moins que certaines valeurs sont attachées à l'un ou à l'autre. La nuit est simultanément une présence et une absence, la présence d'un langage, de l'inconnu et du mystère, puis l'absence du vide, de la rupture, l'angoisse suscitée par la disparition du soleil. Elle représente le chaos, l'univers des abîmes, des profondeurs, que ce soit celles de la mer ou du ciel, liées à la peur de la mort, la vaste sphère du rêve où émergent les puissances de l'inconscient. Elle symbolise la fatalité, le poids invincible de la destinée et «les fermentations obscures voulues par le Créateur» (II, Il, VII), Dans le parcours de la presqu'île de Portland, la nuit est associée au paysage hivernal et onirique, à la «vaste opacité livide», où se mêlent la neige et le froid, la solitude et la mort dans un désert en proie à l'épouvante, au fantastique. Elle est l'image de la captivité, que ce soit celle du désespoir, de la tentation de s'absorber par le suicide dans «l'infini des ténèbres» ou que ce soit celle du déchaînement de l'éros charnel. La nuit peut aussi figurer l'injustice du système féodal, l'oppression politico-sociale ou le déroulement de l'histoire. «L'histoire, c'est la nuit» (II, VII, Ill). La nuit, connotée négativement la plupart du temps, coïncide avec les forces hostiles à l'homme, avec les forces de l'insondable et de l'irrationnel, qui sont au service de la fatalité.
Le sémantisme solaire est, dans L'Homme qui rit, de même que dans Les Travailleurs de la mer, moins récurrent que le nocturne, La lumière a la propriété de dissiper le chaos, de l'organiser avec le concours du verbe; elle purifie, elle «lave les dieux» et opère le réveil de la conscience au moment de la naissance de l'aurore, en apportant la parole du Bien et de l'intégrité, ainsi que le langage de la justice,
L'aurore est une voix.
A quoi servirait le soleil si ce n'est à réveiller la sombre endormie, la conscience?
La lumière et la vertu sont de même espèce (II, VII, 1).
Le soleil est l'image de la délivrance et de l'affranchissement; par un phénomène d'ambiguïté, il est lié à l'amour et à la mort, comme la nuit. Il accomplit l'acte de la transfiguration tant au niveau cosmique qu'érotique, acte cyclique de la répétition et du renouvellement.
La réapparition de l'astre est une habitude de l'univers.
La création n'est pas autre chose qu'une amoureuse, et le soleil est un amant.
La lumière est une cariatide éblouissante qui porte le monde (II, III, IX).
La mort, en tant qu'ouverture sur l'infini, dépasse l'univers ombreux, produit «le déchirement des ténèbres» et débouche sur la plénitude de la lumière éternelle. «Après la mort, l'œil se rouvrira, et ce qui a été un éclair deviendra un soleil» (l, II, XVIII), Gwynplaine est, avant sa mort, «le damné de la nuit», parce qu'il porte sur son visage le masque sombre de son destin, tandis que les personnages féminins sont marqués du signe de la solarité: ]e corps de Josiane émet un rayonnement, une clarté maléfique et «une dilatation lumineuse», Dea, «la proscrite de la lumière", possède le soleil dans son âme et son cœur, elle est l'«aveugle lumineuse», représentant la rédemption aurorale de l'amour.
L'Homme qui rit, dans sa structure totale, évoque le cheminement de l'ombre vers la lumière, la métamorphose des ténèbres en clarté. C'est dans cette optique que Chaos vaincu exprime la signification globale du roman, l'évanouissement de la nuit par le surgissement de l'aube et la «victoire de l'esprit sur la matière». L'homme, prisonnier du chaos nocturne, lutte contre les puissances instinctives de la nature et les forces bestiales du corps. Dans ce combat inégal, il est délivré par le chant de la lumière, célébrant le triomphe de l'aube, qui est en même temps celui de l'âme, il est affranchi de sa «noire carapace» qui le retenait sur la terre et devient apte à conquérir dans le futur l'espace céleste. Le chant libérateur vient de Dea, revêtue d'«une majesté d'astre»; il oppose à l'opacité du corps la transparence de l'esprit, promet la métamorphose spirituelle, la résurrection dans la lumière, qui sous-tend la cohérence du roman et préfigure le dénouement. Cette lumière n'est pourtant pas celle du soleil, mais celle de l'étoile, qui figure en permanence dans le roman la présence réelle et symbolique de Dea, la vocation stellaire qu'elle a mission d'accomplir dans l'ici-has, puis dans l'au-delà. Gwynplaine et Dea composent déjà sur la terre un couple sidéral, amalgamant l'omhre et la lumière, formant un univers où les perceptions visuelles, olfactives et auditives s'unissent à la faveur du langage des synesthésies. «Ils se serraient l'un contre l'autre dans une sorte de clair-obscur sidéral plein de parfums, de lueurs, de musiques, d'architectures lumineuses, de songes» (II, Il, V). L'ombre aspire à se résorber dans la lumière, mais le mariage stellaire ne s'achève que dans le ciel et dans la délivrance des âmes, car «la chair est cendre, l'âme est flamme» (II, IX, Il). L'union parfaite se réalise par-delà la mort, dans l'espace spirituel et la clarté astrale. Gwynplaine, au moment de sa mort volontaire, discerne dans le ciel «absolument noir» une seule étoile, l'image de son salut, de la fusion indissoluble de son âme avec celle de Dea dans la durée immuable de l'éternité.