L'Encyclopédie sur la mort


Gwynplaine

Victor Hugo

«Dans le roman hugolien, une seule mort est plus triomphante encore que celle de Gwynplaine; c'est quand, à la fin de Quatrevingt-treize, l'âme de Gauvin guillotiné s'envole, en emportant dans sa lumière l'âme sombre et sauvée de Cimourdain qui vient de se suicider.» (P. Albouy, Mythographies, José Corti, 1976, p. 219) « Leur mort volontaire apparaît comme comme une figure de style, doublement justifiée: sur le plan religieux, si l'on admet la métaphysique hugolienne, ils n'attentent pas au pouvoir souverain de la Divinité, puisqu'ils savent qu'un autre monde s'offre à eux; sur le plan narratif, ils s'effacent, mais en ayant marqué le monde d'une promesse pour les misérables, d'une menace pour les puissants: bientôt la liberté et la justice régneront ici-bas.» ( M. Eigeldinger et G. Schaeffer, «Introduction», Victor Hugo, L'homme qui rit, I, GF Flammarion, 1992, p. 19) Le véritable suicide de Gwynplaine serait celui de la tentative de suicide, « tentation sinistre» de se livrer «au grand lit tranquille» de la mer et dont le loup Homo le détourne pour le conduire auprès de Dea. Par contre, la noyade de Gwynplaine, conclusion du livre, est une réponse à l'appel de Dea l'invitant à l'accompagner dans son passage vers la «vraie» vie.

Gwynplaine, égaré et tragique, posa fermement sa main sur le parapet comme sur une solution, et regarda le
fleuve.

C'était la troisième nuit qu'il ne dormait pas. Il avait la fièvre. Ses idées, qu'il croyait claires, étaient troubles. Il sentait un impérieux besoin de sommeil. Il demeura ainsi quelques instants penché sur cette eau; l'ombre lui offrait le grand lit tranquille, l'infini des ténèbres. Tentation sinistre.

Il ôta son habit, le plia et le posa sur le parapet. Puis il déboutonna son gilet. Comme il allait l'ôter, sa main heurta dans la poche quelque chose. C'était le red-book que lui avait remis le librarian de la chambre des lords. Il retira ce carnet de cette poche, l'examina dans la lueur diffuse de la nuit, y vit un crayon, prit ce crayon, et écrivit sur la première page blanche qui s'ouvrit, ces deux lignes:

«Je m'en vais. Que mon frère David me remplace et soit heureux.»

Et il signa: FERMAIN CLANCHARLIE , pair d'Angleterre.

Puis il ôta le gilet et le posa sur l'habit. Il ôta son chapeau, et le posa sur le gilet. Il mit dans le chapeau le red-book ouvert à la page où il avait écrit. Il aperçut à terre une pierre, la prit et la mit dans le chapeau.

Cela fait, il regarda l'ombre infinie au-dessus de son front.

Puis, sa tête s'abaissa lentement comme tirée par le fil invisible des gouffres.

Il y avait un trou dans les pierres du soubassement du parapet, il y mit un pied, de telle sorte que son genou dépassait le haut du parapet, et qu'il n'avait presque plus rien à faire pour l'enjamber.

Il croisa ses mains derrière son dos et se pencha.

- Soit, dit-il.

Et il fixa ses yeux sur l'eau profonde.

En ce moment, il sentit une langue qui lui léchait les mains.
Il tressaillit et se retourna.
C'était Homo qui était derrière lui.

***************

Ses paroles haletaient, et s'éteignaient l'une après l'autre, comme si l'on eût soufflé dessus. On ne l'entendait presque plus.
- Gwynplaine, reprit-elle, n'est-ce pas? tu penseras à moi. J'en aurai besoin, quand je serai morte.
Et elle ajouta:
- Oh! retenez-moi!
Puis, après un silence, elle dit:
- Viens me rejoindre le plus tôt que tu pourras. Je vais être bien malheureuse sans toi, même avec Dieu. Ne me laisse pas trop longtemps seule, mon doux Gwynplaine! C'est ici qu'était le paradis. Là-haut, ce n'est que le ciel. Ah! j'étouffe! Mon bien-aimé, mon bien-aimé, mon bien-aimé!
- Grâce! cria Gwynplaine.
- Adieu! dit-elle.
- Grâce! répéta Gwynplaine.

Et il colla sa bouche aux belles mains glacées de Dea. Elle fut un moment comme si elle ne respirait plus. Puis elle se haussa sur ses coudes, un profond éclair traversa ses yeux, et elle eut un ineffable sourire. Sa voix éclata, vivante.
- Lumière! cria-t-elle. Je vois.
Et elle expira.
Elle retomba étendue et immobile sur le matelas.

- Morte! dit Ursus.
Et le pauvre vieux bonhomme, comme s'écroulant sous le désespoir, prosterna sa tête chauve et enfouit son visage sanglotant dans les plis de la robe aux pieds de Dea. Il demeura là, évanoui.

Alors Gwynplaine fut effrayant.
Il se dressa debout, leva le front, et considéra au-dessus de sa tête l'immense nuit.
Puis, vu de personne, regardé pourtant peut-être dans ces ténèbres par quelqu'un d'invisible, il étendit les bras vers la profondeur d'en haut, et dit:
- Je viens.

Et il se mit à marcher, dans la direction du bord, sur le pont du navire, comme si une vision l'attirait.
A quelques pas c'était l'abîme.

Il marchait lentement, il ne regardait pas à ses pieds. Il avait le sourire que Dea venait d'avoir.
Il allait droit devant lui. Il semblait voir quelque chose. Il avait dans la prunelle une lueur qui était comme la réverbération d'une âme aperçue au loin.
Il cria: - Oui!
A chaque pas il se rapprochait du bord.
Il marchait tout d'une pièce, les bras levés, la tête renversée en arrière, l'œil fixe, avec un mouvement de fantôme.
Il avançait sans hâte et sans hésitation, avec une précision fatale, comme s'il n'eût pas eu tout près le gouffre béant et la tombe ouverte.
Il murmurait: - Sois tranquille. Je te suis. Je distingue très bien le signe que tu me fais.
Il ne quittait pas des yeux un point du ciel, au plus haut de l'ombre, il souriait.
Le ciel était absolument noir, il n'y avait plus d'étoiles, mais évidemment il en voyait une.
Il traversa le tillac.
Après quelques pas rigides et sinistres, il parvint à l'extrême bord.
- J'arrive, dit-il, Dea, me voilà.
Et il continua de marcher. Il n'y avait pas de parapet.
Le vide était devant lui. Il y mit le pied.
Il tomba.
La nuit était épaisse et sourde, l'eau était profonde.
Il s'engloutit. Ce fut une disparition calme et sombre. Personne ne vit ni n'entendit rien. Le navire continua de
voguer et le fleuve de couler.
Peu après le navire entra dans l'océan.
Quand Ursus revint à lui, il ne vit plus Gwynplaine, et il aperçut près du bord Homo qui hurlait dans l'ombre en
regardant la mer.



Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

Documents associés

  • Ce que c'est que la mort
  • Ne dites pas : mourir ; dites : naître. Croyez. On voit ce que je vois et ce que vous voyez ; On...
  • Gwynplaine
  • Gwynplaine, égaré et tragique, posa fermement sa main sur le parapet comme sur une solution, et...
  • Nix et Nox
  • Ce qui caractérise la tempête de neige, c'est qu'elle est noire. L'aspect habituel de la nature...
  • La mort d'un chien
  • La mort d’un chien Victor Hugo Un groupe tout à l'heure était là...