L'Encyclopédie sur la mort


La mort de ma mère

Simone de Beauvoir

Dans Une mort très douce, Simone de Beauvoir a donné d'elle-même «sinon le meilleur au moins le plus secret» (Pierre-Henri Simon, Le Monde). Simone de Beauvoir, «dont nous connaissons la sincérité et le courage» , y «révèle une sensibilité et une tendresse bouleversante» (Émile Pradel, L'École libératrice). Les extraits, choisis ci-dessous, font partie du dernier chapitre, qui suit celui du récit des funérailles.
Pourquoi la mort de ma mère m'a-t-elle si vivement secouée? Depuis que j'avais quitté la maison, elle ne m'avait inspiré que peu d'élans. Quand elle avait perdu papa, l'intensité et la simplicité de son chagrin m'avaient remuée, et aussi sa sollicitude: «Pense à toi», me disait-elle, supposant que je retenais mes larmes pour ne pas aggraver sa peine. Un an plus tard, l'agonie de sa mère lui avait douloureusement rappelé celle de son mari: le jour de l'enterrement, elle fut retenue au lit par une dépression nerveuse. J'avais passé la nuit à son côté; oubliant mon dégoût pour ce lit nuptial où j'étais née, où mon père était mort, je l'avais regardée dormir; à cinquante-cinq ans, les yeux fermés, le visage apaisé, elle était encore belle; j'admirais que la violence de ses émotions l'eût emporté sur sa volonté.

D'ordinaire je pensais à elle avec indifférence. Pourtant, dans mon sommeil ~ alors que mon père apparaissait très rarement et d'une manière anodine - elle jouait souvent le rôle essentiel: elle se confondait avec Sartre, et nous étions heureuses ensemble. Et puis le rêve tournait au cauchemar: pourquoi habitais-je de nouveau avec elle? Comment étais-je retombée sous sa coupe? Notre relation ancienne survivait donc en moi sous sa double figure : une dépendance chérie et détestée. Elle a ressuscité dans toute sa force quand l'accident de maman, sa maladie, sa fin eurent cassé la routine qui réglait à présent nos rapports. Derrière ceux qui quittent ce monde, le temps s'anéantit; et plus j'avance en âge, plus mon passé se contracte. La «petite maman chérie» de mes dix ans ne se distingue plus de la femme hostile qui opprima mon adolescence; je les ai pleurées toutes les deux en pleurant ma vieille mère. La tristesse de notre échec, dont je croyais avoir pris mon partI, rn'est revenue au cœur. Je regarde nos deux photographies, qui datent de la même époque. J'ai dix-huit ans, elle approche de la quarantaine.

Je pourrais presque, aujourd'hui, être sa mère et la grand-mère de cette jeune fille aux yeux tristes. Elles me font pitié, moi parce que je suis si jeune et que je ne comprends pas, elle parce que son avenir est fermé et qu'elle n'a jamais rien compris. Mais je ne saurais pas leur donner de conseil. Il n'était pas en mon pouvoir d'effacer les malheurs d'enfance qui condamnaient maman à me rendre malheureuse et à en souffrir en retour. Car si elle a empoisonné plusieurs années de ma vie, sans l'avoir concerté je le lui ai bien rendu. Elle s'est tourmentée pour mon âme. En ce monde-ci, elle était contente de mes réussites, mais péniblement affectée par le scandale que je suscitais dans son milieu. Il ne lui était pas agréable d'entendre un cousin déclarer: «Simone est la honte de la famille».

[...]

Il arrive, très rarement, que l'amour, l'amitié, la camaraderie surmontent la solitude de la mort; malgré les apparences, môme lorsque je tenais la main de maman, je n'étais pas avec elle: je lui mentais. Parce qu'elle avait toujours été mystifiée, cette suprême mystification m'était odieuse. Je me rendais complice du destin qui lui faisait violence. Pourtant, dans chaque cellule de mon corps, je m'unissais à son refus, à sa révolte ; c'est pour cela aussi que sa défaite m'a terrassée. Bien que j'aie été absente quand elle a expiré - alors que par trois fois j'avais assisté aux derniers instants d'un agonisant - c'est à son chevet que j'ai vu la Mort des danses macabres, grimaçante et narquoise, la Mort des contes de veillée qui frappe à la porte, une faux à la main, la Mort qui vient d'ailleurs, étrangère, inhumaine: elle avait le visage même de maman découvrant sa mâchoire dans un grand sourire d’ignorance.

[…]

Il n'y a pas de mort naturelle: rien de ce qui arrive à l'homme n'est jamais naturel puisque sa présence met le monde en question. Tous les hommes sont mortels: mais pour chaque homme sa mort est un accident et, même s'il la connaît et y consent, une violence indue.
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

Documents associés

  • L'Arlésienne
  • Pour aller au village, en descendant de mon moulin, on passe devant un mas bâti près de la route au...
  • L'homme en deuil
  • C’est l’histoire d’un couple qui perd leur petite fille de deux ans. Afin...
  • La mort de ma mère
  • Pourquoi la mort de ma mère m'a-t-elle si vivement secouée? Depuis que j'avais quitté la maison,...