Schopenhauer voit dans la compassion le fondement ou la source de l'éthique, le mobile par excellence de l'action morale. À ses yeux, la compassion est exactement le contraire de la cruauté. Dans la culture de la mort dans laquelle baigne, pour une part non négligeable, ce début du » XXI° siècle (guerre, terreur, torture, viol, meurtre, etc.), les principes éthiques de la raison semblent impuissantes à donner à l'humanité des modèles du bien vivre ensemble, de convivialité et de cohabitation pacifique. Ne faudrait-il pas instituer un retour collectif à un des trésors du patrimoine commun de toutes les cultures, peu importe le nom qu'on lui a donné dans le passé ou qu'on lui donne aujourd'hui: philanthropie, caritas, agapè? Schopenhauer réussit, dans quelques pages sublimes, à identifier et à saisir la nature de la compassion comme participation (Teilnahme), «pure», c'est-à-dire libre de tout intérêt personnel, aux souffrances d'autrui.
La vérité que je viens d'énoncer, à savoir que la compassion, étant l'unique mobile non-égoïste, est aussi le seul authentiquement moral, est paradoxale d'une façon étrange et presque incompréhensible. Je vais donc tenter de la rendre plus familière aux vues du lecteur en montrant qu'elle est confirmée par l'expérience et par l'expression d'un sentiment humain universel.
1) À cette fin je vais d'abord prendre pour exemple un cas fictif qui pourra valoir comme experimentum crucis [expérience cruciale] dans cette étude. Pour ne pas choisir la voie de la facilité, je citerai un cas non de la philanthropie, mais de la violation du droit, et même la plus grave qui soit.
- Supposons deux jeunes gens, Caïus et Titus, tous deux passionnément amoureux, mais chacun d'une fille différente: à chacun fait obstacle un rival préféré pour des raisons extérieures. Tous deux sont résolus à écarter leur rival, et tous deux sont complètement assurés de n'être ni découverts, ni même soupçonnés. Mais au moment où chacun doit réellement préparer le meurtre, tous deux abandonnent le projet après une lutte intérieure. Ils doivent maintenant justifier devant nous les raisons de cet abandon, en toute clarté et en toute sincérité.
- Le lecteur est maintenant libre de choisir la justification donnée par Caïus. Il pourra dire qu'il a été retenu par des motifs religieux, comme la volonté de Dieu, le châtiment futur, le Jugement dernier, etc. Ou bien il dira: «J'ai pensé que dans ce cas, la maxime guidant ma démarche n'aurait pas été propre à fournir une règle universellement valide pour tous les êtres raisonnables possibles, puisque j'aurais alors traité mon rival uniquement comme un moyen et non pas simultanément comme une fin.» [Kant*]
- Ou alors il dira, avec Fichte: «Toute vie humaine est un moyen pour réaliser la loi morale: je ne puis donc, sans être indifférent à la réalisation de la loi morale, anéantir un être destiné à y contribuer» (Sittenlehre, p. 373). - (Soit dit en passant: il pourrait opposer à ce scrupule l'espoir de produire bientôt un nouvel instrument de la loi morale lorsqu'il sera en possession de sa bien-aimée.)
- Ou il dira avec Wollaston: «J'ai pensé que cette action serait l'expression d'une proposition fausse.»
- Ou il dira avec Hutcheson: «Le sens moral dont les impressions, comme celles de tout autre sens, ne peuvent recevoir d'explication plus ample m'a déterminé à ne pas agir.»
- Ou il dira avec Adam Smith: «J'ai pu prévoir que mon action ne suscitera aucunement la sympathie des spectateurs.»
- Ou avec Christian Wolff: «J'ai reconnu que par là j'aurais travaillé contre mon propre perfectionnement et n'aurais pas non plus encouragé celui d'autrui.»
- Ou alors il dira avec Spinoza*: Homini nihil utilius homine: ergo hominem interimere nolui [Rien n'est plus utile à l'homme que l'homme: je n'ai donc pas voulu tuer l'homme].
- Bref, il dira ce que le lecteur voudra - Titus , dont je me réserve la justification, dira quant à lui: «C'est seulement qunad il a fallu préparer le crime, au moment où j'ai dû penser non plus à ma passion, mais à ce rival, que j'ai commencé à me rendre compte très clairement de ce qui en fait allait lui arriver. C'est alors que j'ai été saisi de compassion et de pitié, j'ai plaint son sort, je n'ai pas eu le courage de passer à l'acte: j'ai abandonné mon projet.»
- Maintenant, je demande à tout lecteur honnête et impartial: de ces deux hommes , lequel est le plus vertueux? auquel des deux préférera-t-on confier son destin? lequel des deux a été retenu par le motif le plus pur? où se trouve alors le fondement de la morale?
2) Rien ne révolte aussi profondément notre sentiment moral que la cruauté. Nous pouvons pardonner n'importe quel autre crime, mais pas la cruauté. La raison en est que la cruauté est l'exact contraire de la compassion. Lorsque nous prenons connaissance d'un acte très cruel [...], nous sommes saisis d'horreur, et nous nous écrions: comment peut-on faire pareille chose? Quel est le sens de cette question? [Ici l'auteur reprend les mêmes arguments qu'en 1)] Le sens de cette question est très certainement celui-ci: comment peut-on manquer à ce point de compassion? - C'est par conséquent l'absence de compassion qui marque un acte du sceau de la perversité morale et de l'abomination la plus profonde. La compassion est donc le mobile moral par excellence.
3) Le fondement de la morale, le mobile de la moralité, tel que je l'ai établi, est d'ailleurs le seul dont on puisse dire qu'il possède une efficacité réelle et même étendue. Personne n'osera en dire autant des autres principes de la morale donnés par les philosophes, puisque ces principes consistent en des propositions abstraites, en partie même sophistiques, sans autre fondement qu'une combinaison artificielle de concepts, si bien que leur application à la conduite réelle aurait souvent un côté ridicule. [...] Or il est très difficile de démontrer l'efficacité certaine non seulement des principes PHILOSOPHIQUES de la morale, destinés à la pure théorie, mais aussi des principes RELIGIEUX de la morale, établis dans un but entièrement pratique. C'est ce que nous montre le fait qu'en dépit de la grande diversité des religions sur terre, le degré de moralité, ou plutôt d'immoralité, ne correspond absolument pas à cette diversité, et pour l'essentiel demeure à peu près identique partout. [...]
Qu'on considère au contraire le mobile moral que j'ai établi. Qui oserait nier, ne serait-ce qu'un instant, qu'à toutes les époques, chez tous les peuples, dans toutes les situations de la vie, même dans un état anarchique, au coeur de l'horreur des révolutions et des guerres à petite et à grande échelle, chaque jour, chaque heure, ce mobile manifeste une efficacité certaine et vraiment étonnante au plus haut point, qu'il s'oppose quotidiennement à maints actes injustes et appelle à l'existence de nombreux bienfaits, sans aucun espoir de récompense et souvent de façon tout à fait imprévue, et que là où il s'est montré efficace, et lui seul, nous attribuons tous sans réserve, avec émotion et respect, une valeur morale authentique à l'acte.
4) La compassion illimitée pour tous les êtres vivants est en effet la garantie la plus solide et la plus sûre pour une conduite moralement bonne et n'a besoin d'aucune casuistique Il est certain que celui qui en est rempli ne causera de tort à personne: il sera au contraire indulgent à l'égard de chacun, pardonnera à chacun et aidera chacun autant qu'il le pourra, et tous ses actes seront marqués du sceau de la justice et de la philanthropie. Mais il suffit de dire: cet homme est vertueux, mais il ignore la compassion, ou: c'est un homme injuste ou méchant, mais il est accessible à la compassion, et la contradiction est criante. - Les goûts diffèrent certes, mais je connais aucune autre prière qui soit aussi belle que celle qui clôt des spectacles de l'Inde antique (comme jadis les pièces anglaises qui se terminaient par une prière destinée au roi). La voici: «Que la douleur soit épargnée à tous les êtres vivants.»
5) Certains signes particuliers permettent également de constater que le mobile véritable moral est la compassion. Il est par exemple aussi injuste de soustraire cent thalers, par quelque chicane légale et sans danger, à un riche qu'à un pauvre: mais dans ce dernier cas, les reproches de la conscience morale et le blâme des témoins non impliqués se manifesteront avec une vigueur beaucoup plus prononcée. C'est pourquoi déjà Aristote* disait: il est plus grave de faire du tort à un malheureux qu'à quelqu'un d'heureux. [...] En vertu de ce qui a été analysé ici, on voit que le reproche le plus grave qu'on adresse partout à des concusionnaires [concussion: «perception illicite par un agent public de sommes qu'il sait ne pas être dues» selon Le Nouvel Petit Robert, 2007] cupides et à des crapules qui tournent les lois, c'est celui de s'approprier le bien des veuves et des orphelins: car c'est précisément ces derniers, plus désarmés encore que les autres, qui auraient dû provoquer la compassion. C'est donc l'absence totale de celle-ci qui conduit l'homme à la scélératesse.
6) La compassion est au fondement de la justice: mais on voit avec une évidence plus grande encore qu'elle fonde aussi la philanthropie (Menschenliebe). Nul n'obtiendra d'autrui des preuves de philanthropie authentique tant que celui-ci mènera une vie bienheureuse à tout point de vue. [...] Bien souvent, lors que déchoit celui qui est heureux, ses ennemis, qui auparavant l'enviaient, se transforment en amis pleins d'égards qui maintenant l'assistent et le consolent. Qui n'a jamais vécu la même chose, au moins à un degré plus faible, qui n'a jamais constaté à sa surprise qu'après avoir été touché par un quelconque malheur, voire de malveillance à son égard, lui ont ensuite témoigné une franche sympathie? Car le malheur est la condition de la compassion, et la compassion la source de la philanthropie. [...]
7) Ensuite, le mobile moral que j'ai établi s'avère authentique parce qu'il protège aussi les animaux*, dont les autres systèmes européens de morale ne s'occupent qu'avec une négligence hautement irresponsables. Cette présomption que les animaux sont dépourvus de droits, cette illusion que notre conduite à leur égard n'a aucune signification morale ou, comme il est dit dans la langue de cette morale, qu'il n'y a pas de devoirs envers les animaux: voilà autant de marques de la grossièreté révoltante et barbare de l'Occident.
(Suivent ici huit pages d'argumentation contre la cruauté à l'égard des animaux et en faveur de la compassion à leur égard dont des extraits paraîtront dans un document associé à l'article «Animaux» de la présente Encyclopédie)
8) Faisons abstraction de tout examen métaphysique - quand bien même il serait possible - portant sur la raison ultime (Letzter Grund) de la compassion, de laquelle seule peuvent procéder les actions non égoïstes et considérons cette compassion du point de vue empirique, comme une simple disposition naturelle (Naturanstalt); chacun comprendra que pour apaiser le plus possible les souffrances innombrables et protéiformes auxquelles notre vie est exposée, et dont nul ne reste complètement exempt, et pour faire en même temps contrepoids à l'égoïsme dévorant qui remplit tous les êtres et se change bien souvent en méchanceté, la nature n'a rien pu faire de plus efficace que de déposer dans le coeur humain le germe de cette disposition merveilleuse, grâce à laquelle l'un éprouve et partage les souffrances de l'autre, et d'où émane cette voix forte et clairement perceptible qui, selon l'occasion, crie à celui-ci: protège!, à celui-là: aide! Il est certain que l'entraide procédant de cette compassion aura davantage contribué au bien-être de tous que le sévère commandement d'un devoir universel et abstrait résultant de certaines considérations rationnelles et de combinaisons conceptuelles. [...]
9) En revanche, ma fondation a pour elle l'autorité du plus grand moraliste de toute l'époque moderne, à savoir, sans aucun doute, J. J. Rousseau*, ce profond expert du coeur humain, qui puisait sa sagesse non dans les livres mais dans la vie, et qui destinait sa doctrine non à la chaire mais à l'humanité, lui, cet ennemi des préjugés, cet élève de la nature, qui seul avait reçu d'elle le don de pouvoir moraliser sans ennuyer, parce qu'il touchait la vérité pour émouvoir le coeur.
(Suit ici une argumentation fondée sur des textes de J.-J. Rousseau que nous associerons à l'article «Jean-Jacques Rousseau» de la présente Encyclopédie)
[...], je renvoie encore au fait que les Chinois admettent cinq vertus cardinaux (tchang), parmi lesquelles la compassion (sin) vient au premier rang. [...] De même nous voyons chez les hindous, sur les tables commémoratives élevées en souvenir des princes morts, la compassion occupe la première place parmi les vertus dont on leur fait éloge. [...] «Les Athéniens ont sur l'Agora un autel de la commisération, à laquelle les seuls Athéniens rendent un culte en Grèce, comme à la divinité qui est la plus utile pour la vie des hommes et dans les vicissitudes de l'existence.» Cet autel est également évoqué par Lucien dans le Timon 99. Dans une sentence de Phocion, qui nous a été conservée par Stobée, la pitié représente ce qu'il y a de plus sacré en l'homme: «il ne faut arracher, ni au temple l'autel, ni au coeur humain la commisération.» Dans la Sapientia Indorum qui est la traduction grecque du Panchatantra, il est écrit (section 3, 220): «on dit que la miséricorde est la première des vertus.» Lessing dit dans une lettre de 1756: «L'homme le plus compatissant est le meilleur, il a la plus grande disposition pour toutes vertus sociales, pour toute espèce de grandeur d'âme.»
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1) À cette fin je vais d'abord prendre pour exemple un cas fictif qui pourra valoir comme experimentum crucis [expérience cruciale] dans cette étude. Pour ne pas choisir la voie de la facilité, je citerai un cas non de la philanthropie, mais de la violation du droit, et même la plus grave qui soit.
- Supposons deux jeunes gens, Caïus et Titus, tous deux passionnément amoureux, mais chacun d'une fille différente: à chacun fait obstacle un rival préféré pour des raisons extérieures. Tous deux sont résolus à écarter leur rival, et tous deux sont complètement assurés de n'être ni découverts, ni même soupçonnés. Mais au moment où chacun doit réellement préparer le meurtre, tous deux abandonnent le projet après une lutte intérieure. Ils doivent maintenant justifier devant nous les raisons de cet abandon, en toute clarté et en toute sincérité.
- Le lecteur est maintenant libre de choisir la justification donnée par Caïus. Il pourra dire qu'il a été retenu par des motifs religieux, comme la volonté de Dieu, le châtiment futur, le Jugement dernier, etc. Ou bien il dira: «J'ai pensé que dans ce cas, la maxime guidant ma démarche n'aurait pas été propre à fournir une règle universellement valide pour tous les êtres raisonnables possibles, puisque j'aurais alors traité mon rival uniquement comme un moyen et non pas simultanément comme une fin.» [Kant*]
- Ou alors il dira, avec Fichte: «Toute vie humaine est un moyen pour réaliser la loi morale: je ne puis donc, sans être indifférent à la réalisation de la loi morale, anéantir un être destiné à y contribuer» (Sittenlehre, p. 373). - (Soit dit en passant: il pourrait opposer à ce scrupule l'espoir de produire bientôt un nouvel instrument de la loi morale lorsqu'il sera en possession de sa bien-aimée.)
- Ou il dira avec Wollaston: «J'ai pensé que cette action serait l'expression d'une proposition fausse.»
- Ou il dira avec Hutcheson: «Le sens moral dont les impressions, comme celles de tout autre sens, ne peuvent recevoir d'explication plus ample m'a déterminé à ne pas agir.»
- Ou il dira avec Adam Smith: «J'ai pu prévoir que mon action ne suscitera aucunement la sympathie des spectateurs.»
- Ou avec Christian Wolff: «J'ai reconnu que par là j'aurais travaillé contre mon propre perfectionnement et n'aurais pas non plus encouragé celui d'autrui.»
- Ou alors il dira avec Spinoza*: Homini nihil utilius homine: ergo hominem interimere nolui [Rien n'est plus utile à l'homme que l'homme: je n'ai donc pas voulu tuer l'homme].
- Bref, il dira ce que le lecteur voudra - Titus , dont je me réserve la justification, dira quant à lui: «C'est seulement qunad il a fallu préparer le crime, au moment où j'ai dû penser non plus à ma passion, mais à ce rival, que j'ai commencé à me rendre compte très clairement de ce qui en fait allait lui arriver. C'est alors que j'ai été saisi de compassion et de pitié, j'ai plaint son sort, je n'ai pas eu le courage de passer à l'acte: j'ai abandonné mon projet.»
- Maintenant, je demande à tout lecteur honnête et impartial: de ces deux hommes , lequel est le plus vertueux? auquel des deux préférera-t-on confier son destin? lequel des deux a été retenu par le motif le plus pur? où se trouve alors le fondement de la morale?
2) Rien ne révolte aussi profondément notre sentiment moral que la cruauté. Nous pouvons pardonner n'importe quel autre crime, mais pas la cruauté. La raison en est que la cruauté est l'exact contraire de la compassion. Lorsque nous prenons connaissance d'un acte très cruel [...], nous sommes saisis d'horreur, et nous nous écrions: comment peut-on faire pareille chose? Quel est le sens de cette question? [Ici l'auteur reprend les mêmes arguments qu'en 1)] Le sens de cette question est très certainement celui-ci: comment peut-on manquer à ce point de compassion? - C'est par conséquent l'absence de compassion qui marque un acte du sceau de la perversité morale et de l'abomination la plus profonde. La compassion est donc le mobile moral par excellence.
3) Le fondement de la morale, le mobile de la moralité, tel que je l'ai établi, est d'ailleurs le seul dont on puisse dire qu'il possède une efficacité réelle et même étendue. Personne n'osera en dire autant des autres principes de la morale donnés par les philosophes, puisque ces principes consistent en des propositions abstraites, en partie même sophistiques, sans autre fondement qu'une combinaison artificielle de concepts, si bien que leur application à la conduite réelle aurait souvent un côté ridicule. [...] Or il est très difficile de démontrer l'efficacité certaine non seulement des principes PHILOSOPHIQUES de la morale, destinés à la pure théorie, mais aussi des principes RELIGIEUX de la morale, établis dans un but entièrement pratique. C'est ce que nous montre le fait qu'en dépit de la grande diversité des religions sur terre, le degré de moralité, ou plutôt d'immoralité, ne correspond absolument pas à cette diversité, et pour l'essentiel demeure à peu près identique partout. [...]
Qu'on considère au contraire le mobile moral que j'ai établi. Qui oserait nier, ne serait-ce qu'un instant, qu'à toutes les époques, chez tous les peuples, dans toutes les situations de la vie, même dans un état anarchique, au coeur de l'horreur des révolutions et des guerres à petite et à grande échelle, chaque jour, chaque heure, ce mobile manifeste une efficacité certaine et vraiment étonnante au plus haut point, qu'il s'oppose quotidiennement à maints actes injustes et appelle à l'existence de nombreux bienfaits, sans aucun espoir de récompense et souvent de façon tout à fait imprévue, et que là où il s'est montré efficace, et lui seul, nous attribuons tous sans réserve, avec émotion et respect, une valeur morale authentique à l'acte.
4) La compassion illimitée pour tous les êtres vivants est en effet la garantie la plus solide et la plus sûre pour une conduite moralement bonne et n'a besoin d'aucune casuistique Il est certain que celui qui en est rempli ne causera de tort à personne: il sera au contraire indulgent à l'égard de chacun, pardonnera à chacun et aidera chacun autant qu'il le pourra, et tous ses actes seront marqués du sceau de la justice et de la philanthropie. Mais il suffit de dire: cet homme est vertueux, mais il ignore la compassion, ou: c'est un homme injuste ou méchant, mais il est accessible à la compassion, et la contradiction est criante. - Les goûts diffèrent certes, mais je connais aucune autre prière qui soit aussi belle que celle qui clôt des spectacles de l'Inde antique (comme jadis les pièces anglaises qui se terminaient par une prière destinée au roi). La voici: «Que la douleur soit épargnée à tous les êtres vivants.»
5) Certains signes particuliers permettent également de constater que le mobile véritable moral est la compassion. Il est par exemple aussi injuste de soustraire cent thalers, par quelque chicane légale et sans danger, à un riche qu'à un pauvre: mais dans ce dernier cas, les reproches de la conscience morale et le blâme des témoins non impliqués se manifesteront avec une vigueur beaucoup plus prononcée. C'est pourquoi déjà Aristote* disait: il est plus grave de faire du tort à un malheureux qu'à quelqu'un d'heureux. [...] En vertu de ce qui a été analysé ici, on voit que le reproche le plus grave qu'on adresse partout à des concusionnaires [concussion: «perception illicite par un agent public de sommes qu'il sait ne pas être dues» selon Le Nouvel Petit Robert, 2007] cupides et à des crapules qui tournent les lois, c'est celui de s'approprier le bien des veuves et des orphelins: car c'est précisément ces derniers, plus désarmés encore que les autres, qui auraient dû provoquer la compassion. C'est donc l'absence totale de celle-ci qui conduit l'homme à la scélératesse.
6) La compassion est au fondement de la justice: mais on voit avec une évidence plus grande encore qu'elle fonde aussi la philanthropie (Menschenliebe). Nul n'obtiendra d'autrui des preuves de philanthropie authentique tant que celui-ci mènera une vie bienheureuse à tout point de vue. [...] Bien souvent, lors que déchoit celui qui est heureux, ses ennemis, qui auparavant l'enviaient, se transforment en amis pleins d'égards qui maintenant l'assistent et le consolent. Qui n'a jamais vécu la même chose, au moins à un degré plus faible, qui n'a jamais constaté à sa surprise qu'après avoir été touché par un quelconque malheur, voire de malveillance à son égard, lui ont ensuite témoigné une franche sympathie? Car le malheur est la condition de la compassion, et la compassion la source de la philanthropie. [...]
7) Ensuite, le mobile moral que j'ai établi s'avère authentique parce qu'il protège aussi les animaux*, dont les autres systèmes européens de morale ne s'occupent qu'avec une négligence hautement irresponsables. Cette présomption que les animaux sont dépourvus de droits, cette illusion que notre conduite à leur égard n'a aucune signification morale ou, comme il est dit dans la langue de cette morale, qu'il n'y a pas de devoirs envers les animaux: voilà autant de marques de la grossièreté révoltante et barbare de l'Occident.
(Suivent ici huit pages d'argumentation contre la cruauté à l'égard des animaux et en faveur de la compassion à leur égard dont des extraits paraîtront dans un document associé à l'article «Animaux» de la présente Encyclopédie)
8) Faisons abstraction de tout examen métaphysique - quand bien même il serait possible - portant sur la raison ultime (Letzter Grund) de la compassion, de laquelle seule peuvent procéder les actions non égoïstes et considérons cette compassion du point de vue empirique, comme une simple disposition naturelle (Naturanstalt); chacun comprendra que pour apaiser le plus possible les souffrances innombrables et protéiformes auxquelles notre vie est exposée, et dont nul ne reste complètement exempt, et pour faire en même temps contrepoids à l'égoïsme dévorant qui remplit tous les êtres et se change bien souvent en méchanceté, la nature n'a rien pu faire de plus efficace que de déposer dans le coeur humain le germe de cette disposition merveilleuse, grâce à laquelle l'un éprouve et partage les souffrances de l'autre, et d'où émane cette voix forte et clairement perceptible qui, selon l'occasion, crie à celui-ci: protège!, à celui-là: aide! Il est certain que l'entraide procédant de cette compassion aura davantage contribué au bien-être de tous que le sévère commandement d'un devoir universel et abstrait résultant de certaines considérations rationnelles et de combinaisons conceptuelles. [...]
9) En revanche, ma fondation a pour elle l'autorité du plus grand moraliste de toute l'époque moderne, à savoir, sans aucun doute, J. J. Rousseau*, ce profond expert du coeur humain, qui puisait sa sagesse non dans les livres mais dans la vie, et qui destinait sa doctrine non à la chaire mais à l'humanité, lui, cet ennemi des préjugés, cet élève de la nature, qui seul avait reçu d'elle le don de pouvoir moraliser sans ennuyer, parce qu'il touchait la vérité pour émouvoir le coeur.
(Suit ici une argumentation fondée sur des textes de J.-J. Rousseau que nous associerons à l'article «Jean-Jacques Rousseau» de la présente Encyclopédie)
[...], je renvoie encore au fait que les Chinois admettent cinq vertus cardinaux (tchang), parmi lesquelles la compassion (sin) vient au premier rang. [...] De même nous voyons chez les hindous, sur les tables commémoratives élevées en souvenir des princes morts, la compassion occupe la première place parmi les vertus dont on leur fait éloge. [...] «Les Athéniens ont sur l'Agora un autel de la commisération, à laquelle les seuls Athéniens rendent un culte en Grèce, comme à la divinité qui est la plus utile pour la vie des hommes et dans les vicissitudes de l'existence.» Cet autel est également évoqué par Lucien dans le Timon 99. Dans une sentence de Phocion, qui nous a été conservée par Stobée, la pitié représente ce qu'il y a de plus sacré en l'homme: «il ne faut arracher, ni au temple l'autel, ni au coeur humain la commisération.» Dans la Sapientia Indorum qui est la traduction grecque du Panchatantra, il est écrit (section 3, 220): «on dit que la miséricorde est la première des vertus.» Lessing dit dans une lettre de 1756: «L'homme le plus compatissant est le meilleur, il a la plus grande disposition pour toutes vertus sociales, pour toute espèce de grandeur d'âme.»
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