La terminologie utilisée par Rousseau ne concorde pas au langage contemporain. Ainsi aujourd'hui, le mot «compassion» est redevenu à la mode, tandis que le terme «pitié», dérivé du latin «pietas» (sentiment du devoir envers les dieux, les ancêtres, la patrie), a vieilli et associe un certain mépris au bon sentiment qu'il exprimait autrefois. Ainsi en est-il de la «commisération» qui révèle une certaine condescendance et qui ajoute une note de misérabilisme. Cependant, au-delà des mots, Rousseau joue les cordes de la sensibilité et invite les humains, dans un monde de rationalité technique et instrumentale, à s'éveiller à la bienveillance, à s'émouvoir du malheur d'autrui, à compatir avec la souffrance d'autrui, à poser des gestes concrets afin de réduire la douleur d'autrui. La compassion est une forme privilégiée de la convivialité, du vouloir vivre ensemble, corps et âme, avec autrui dans la peine et de créer ensemble des espaces de bonheur et de liberté. Aux femmes et aux hommes capables de souffrir, la compassion peut ouvrir une porte de salut. Les jeunes sont particulièrement aptes à saisir ce message.
C'est la faiblesse de l'homme qui le rend sociable; ce sont nos misères communes qui portent nos cœurs à l'humanité: nous ne lui devrions rien si nous n'étions pas hommes. Tout attachement est un signe d'insuffisance: si chacun de nous n'avait nul besoin des autres, il ne songerait guère à s'unir à eux. [...]
Il suit de là que nous nous attachons à nos semblables moins par le sentiment de leurs plaisirs que par celui de leurs peines; car nous y voyons bien mieux l'identité de notre nature et les garants de leur attachement pour nous. Si nos besoins communs nous unissent par intérêt, nos misères communes nous unissent par affection. L'aspect d'un homme heureux inspire aux autres moins d'amour que d'envie; on l'accuserait volontiers d'usurper un droit qu'il n'a pas en se faisant un bonheur exclusif; et l'amour-propre souffre encore en nous faisant sentir que cet homme n'a nul besoin de nous. Mais qui est-ce qui ne plaint pas le malheureux qu'il voit souffrir? Qui est-ce qui ne voudrait pas le délivrer de ses maux s'il n'en coûtait qu'un souhait pour cela? L'imagination nous met à la place du misérable plutôt qu'à celle de l'homme heureux; on sent que l'un de ces états nous touche de plus près que l'autre. La pitié est douce, parce qu'en se mettant à la place de celui qui souffre, on sent pourtant le plaisir de ne pas souffrir comme lui. L'envie est amère, en ce que l'aspect d'un homme heureux, loin de mettre l'envieux à sa place, lui donne le regret de n'y pas être. Il semble que l'un nous exempte des maux qu'il souffre, et que l'autre nous ôte les biens dont il jouit.
Voulez-vous donc exciter et nourrir dans le cœur d'un jeune homme les premiers mouvements de la sensibilité naissante, et tourner son caractère vers la bienfaisance et vers la bonté; n'allez point faire germer en lui l'orgueil, la vanité, l'envie, par la trompeuse image du bonheur des hommes; n'exposez point d'abord à ses yeux la pompe des cours, le faste des palais, l'attrait des spectacles; ne le promenez point dans les cercles, dans les brillantes assemblées, ne lui montrez l'extérieur de la grande société qu'après l'avoir mis en état de l'apprécier en elle-même. Lui montrer le monde avant qu'il connaisse les hommes, ce n'est pas le former, c'est le corrompre; ce n'est pas l'instruire: c'est le tromper.
Les hommes ne sont naturellement ni rois, ni grands, li courtisans, ni riches; tous sont nés nus et pauvres, tous sujets aux misères de la vie, aux chagrins, aux maux, aux besoins, aux douleurs de toute espèce; enfin, tous sont condamnés à la mort. Voilà ce qui est vraiment de l'homme; voilà de quoi nul mortel n'est exempt. Commencez donc par étudier de la nature humaine ce qui en est le plus inséparable, ce qui constitue le mieux l'humanité.
A seize ans l'adolescent sait ce que c'est que souffrir; car il a souffert lui-même; mais à peine sait-il que d'autres êtres souffrent aussi; le voir sans le sentir n'est pas le savoir, et, comme je l'ai dit cent fois, l'enfant n'imaginant point ce que sentent les autres ne connaît de maux que les siens : mais quand le premier développement des sens allume en lui le feu de l'imagination, il commence à se sentir dans ses semblables, à s'émouvoir de leurs plaintes et à souffrir de leurs douleurs. C'est alors que le triste tableau de l'humanité souffrante doit porter à son cœur le premier attendrissement qu'il ait jamais éprouvé.
Si ce moment n'est pas facile à remarquer dans vos enfants, à qui vous en prenez-vous ? Vous les instruisez de si bonne heure à jouer le sentiment, vous leur en apprenez si tôt le langage, que parlant toujours sur le même ton, ils tournent vos leçons contre vous-même, et ne vous laissent nul moyen de distinguer quand, cessant de mentir, ils commencent à sentir ce qu'ils disent. Mais voyez mon Emile; à l'âge où je l'ai conduit il n'a ni senti ni menti. Avant de savoir ce que c'est qu'aimer, il n'a dit à personne: Je vous aime bien; on ne lui a point prescrit la contenance qu'il devait prendre en entrant dans la chambre de son père, de sa mère, ou de son gouverneur malade; on ne lui a point montré l'art d'affecter la tristesse qu'il n'avait pas. Il n'a feint de pleurer sur la mort de personne; car il ne sait ce que c'est que mourir. La même insensibilité qu'il a dans le cœur est aussi dans ses manières. Indifférent à tout, hors à lui-même, comme tous les autres enfants, il ne prend intérêt à personne; tout ce qui le distingue est qu'il ne veut point paraître en prendre, et qu'il n'est pas faux comme eux.
Emile, ayant peu réfléchi sur les êtres sensibles, saura tard ce que c'est que souffrir et mourir. Les plaintes et les cris commenceront d'agiter ses entrailles; l'aspect du sang qui coule lui fera détourner les yeux; les convulsions d'un animal expirant lui donneront je ne sais quelle angoisse avant qu'il sache
d'où lui viennent ces nouveaux mouvements. S'il était resté stupide et barbare, il ne les aurait pas; s'il était plus instruit, il en connaîtrait la source: il a déjà trop comparé d'idées pour ne rien sentir, et pas assez pour concevoir ce qu'il sent.
Ainsi naît la pitié, premier sentiment relatif qui touche le cœur humain selon l'ordre de la nature. Pour devenir sensible et pitoyable, il faut que l'enfant sache qu'il y a des êtres semblables à lui qui souffrent ce qu'il a souffert, qui sentent les douleurs qu'il a senties, et d'autres dont il doit avoir l'idée comme pouvant les sentir aussi. En effet, comment nous laissons-nous émouvoir à la pitié, si ce n'est en nous transportant hors de nous et nous identifiant avec l'animal souffrant, en quittant, pour ainsi dire, notre être pour prendre le sien? Nous ne souffrons qu'autant que nous jugeons qu'il souffre; ce n'est pas dans nous, c'est dans lui que nous souffrons. Ainsi nul ne devient sensible que quand son imagination s'anime et commence à le transporter hors de lui.
Pour exciter et nourrir cette sensibilité naissante, pour la guider ou la suivre dans sa pente naturelle, qu'avons-nous donc à faire, si ce n'est d'offrir au jeune homme des objets sur lesquels puisse agir la force expansive de son coeur, qui le dilatent, qui l'étendent sur les autres êtres, qui le fassent partout retrouver hors de lui; d'écarter avec soin ceux qui le resserrent, le concentrent, et rendent le ressort du moi humain; c'est-à-dire, en d'autres termes, d'exciter en lui la bonté, l'humanité, la commisération, la bienfaisance, toutes les passions attirantes et douces qui plaisent naturellement aux hommes, et d'empêcher de naître l'envie, la convoitise, la haine, toutes les passions repoussantes et cruelles, qui rendent, pour ainsi dire, la sensibilité non seulement nulle, mais négative, et font le tourment de celui qui les éprouve?
Il suit de là que nous nous attachons à nos semblables moins par le sentiment de leurs plaisirs que par celui de leurs peines; car nous y voyons bien mieux l'identité de notre nature et les garants de leur attachement pour nous. Si nos besoins communs nous unissent par intérêt, nos misères communes nous unissent par affection. L'aspect d'un homme heureux inspire aux autres moins d'amour que d'envie; on l'accuserait volontiers d'usurper un droit qu'il n'a pas en se faisant un bonheur exclusif; et l'amour-propre souffre encore en nous faisant sentir que cet homme n'a nul besoin de nous. Mais qui est-ce qui ne plaint pas le malheureux qu'il voit souffrir? Qui est-ce qui ne voudrait pas le délivrer de ses maux s'il n'en coûtait qu'un souhait pour cela? L'imagination nous met à la place du misérable plutôt qu'à celle de l'homme heureux; on sent que l'un de ces états nous touche de plus près que l'autre. La pitié est douce, parce qu'en se mettant à la place de celui qui souffre, on sent pourtant le plaisir de ne pas souffrir comme lui. L'envie est amère, en ce que l'aspect d'un homme heureux, loin de mettre l'envieux à sa place, lui donne le regret de n'y pas être. Il semble que l'un nous exempte des maux qu'il souffre, et que l'autre nous ôte les biens dont il jouit.
Voulez-vous donc exciter et nourrir dans le cœur d'un jeune homme les premiers mouvements de la sensibilité naissante, et tourner son caractère vers la bienfaisance et vers la bonté; n'allez point faire germer en lui l'orgueil, la vanité, l'envie, par la trompeuse image du bonheur des hommes; n'exposez point d'abord à ses yeux la pompe des cours, le faste des palais, l'attrait des spectacles; ne le promenez point dans les cercles, dans les brillantes assemblées, ne lui montrez l'extérieur de la grande société qu'après l'avoir mis en état de l'apprécier en elle-même. Lui montrer le monde avant qu'il connaisse les hommes, ce n'est pas le former, c'est le corrompre; ce n'est pas l'instruire: c'est le tromper.
Les hommes ne sont naturellement ni rois, ni grands, li courtisans, ni riches; tous sont nés nus et pauvres, tous sujets aux misères de la vie, aux chagrins, aux maux, aux besoins, aux douleurs de toute espèce; enfin, tous sont condamnés à la mort. Voilà ce qui est vraiment de l'homme; voilà de quoi nul mortel n'est exempt. Commencez donc par étudier de la nature humaine ce qui en est le plus inséparable, ce qui constitue le mieux l'humanité.
A seize ans l'adolescent sait ce que c'est que souffrir; car il a souffert lui-même; mais à peine sait-il que d'autres êtres souffrent aussi; le voir sans le sentir n'est pas le savoir, et, comme je l'ai dit cent fois, l'enfant n'imaginant point ce que sentent les autres ne connaît de maux que les siens : mais quand le premier développement des sens allume en lui le feu de l'imagination, il commence à se sentir dans ses semblables, à s'émouvoir de leurs plaintes et à souffrir de leurs douleurs. C'est alors que le triste tableau de l'humanité souffrante doit porter à son cœur le premier attendrissement qu'il ait jamais éprouvé.
Si ce moment n'est pas facile à remarquer dans vos enfants, à qui vous en prenez-vous ? Vous les instruisez de si bonne heure à jouer le sentiment, vous leur en apprenez si tôt le langage, que parlant toujours sur le même ton, ils tournent vos leçons contre vous-même, et ne vous laissent nul moyen de distinguer quand, cessant de mentir, ils commencent à sentir ce qu'ils disent. Mais voyez mon Emile; à l'âge où je l'ai conduit il n'a ni senti ni menti. Avant de savoir ce que c'est qu'aimer, il n'a dit à personne: Je vous aime bien; on ne lui a point prescrit la contenance qu'il devait prendre en entrant dans la chambre de son père, de sa mère, ou de son gouverneur malade; on ne lui a point montré l'art d'affecter la tristesse qu'il n'avait pas. Il n'a feint de pleurer sur la mort de personne; car il ne sait ce que c'est que mourir. La même insensibilité qu'il a dans le cœur est aussi dans ses manières. Indifférent à tout, hors à lui-même, comme tous les autres enfants, il ne prend intérêt à personne; tout ce qui le distingue est qu'il ne veut point paraître en prendre, et qu'il n'est pas faux comme eux.
Emile, ayant peu réfléchi sur les êtres sensibles, saura tard ce que c'est que souffrir et mourir. Les plaintes et les cris commenceront d'agiter ses entrailles; l'aspect du sang qui coule lui fera détourner les yeux; les convulsions d'un animal expirant lui donneront je ne sais quelle angoisse avant qu'il sache
d'où lui viennent ces nouveaux mouvements. S'il était resté stupide et barbare, il ne les aurait pas; s'il était plus instruit, il en connaîtrait la source: il a déjà trop comparé d'idées pour ne rien sentir, et pas assez pour concevoir ce qu'il sent.
Ainsi naît la pitié, premier sentiment relatif qui touche le cœur humain selon l'ordre de la nature. Pour devenir sensible et pitoyable, il faut que l'enfant sache qu'il y a des êtres semblables à lui qui souffrent ce qu'il a souffert, qui sentent les douleurs qu'il a senties, et d'autres dont il doit avoir l'idée comme pouvant les sentir aussi. En effet, comment nous laissons-nous émouvoir à la pitié, si ce n'est en nous transportant hors de nous et nous identifiant avec l'animal souffrant, en quittant, pour ainsi dire, notre être pour prendre le sien? Nous ne souffrons qu'autant que nous jugeons qu'il souffre; ce n'est pas dans nous, c'est dans lui que nous souffrons. Ainsi nul ne devient sensible que quand son imagination s'anime et commence à le transporter hors de lui.
Pour exciter et nourrir cette sensibilité naissante, pour la guider ou la suivre dans sa pente naturelle, qu'avons-nous donc à faire, si ce n'est d'offrir au jeune homme des objets sur lesquels puisse agir la force expansive de son coeur, qui le dilatent, qui l'étendent sur les autres êtres, qui le fassent partout retrouver hors de lui; d'écarter avec soin ceux qui le resserrent, le concentrent, et rendent le ressort du moi humain; c'est-à-dire, en d'autres termes, d'exciter en lui la bonté, l'humanité, la commisération, la bienfaisance, toutes les passions attirantes et douces qui plaisent naturellement aux hommes, et d'empêcher de naître l'envie, la convoitise, la haine, toutes les passions repoussantes et cruelles, qui rendent, pour ainsi dire, la sensibilité non seulement nulle, mais négative, et font le tourment de celui qui les éprouve?