L'Encyclopédie sur la mort

Nous célébrons cette année (2010) le centenaire de la criminologie en Amérique du Nord. En effet, la criminologie, du moins au Canada et aux États-Unis, est une discipline universitaire créée à l'Université de Chicago il y a un siècle (1910). Par la suite, l'Université de la Californie à Berkeley-San Francisco (1920), l'Université de la Pennsylvanie (1950), où j'ai fait moi même mes études supérieures, et l'Université de New York à Albany (1960) ont été les pionnières américaines. L'expansion des années 70 à l'an 2010 a été phénoménale. Présentement, 25 universités américaines offrent le doctorat en criminologie, 110 une maîtrise et plus de 225 un baccalauréat ("bachelor"), l'équivalent d'une licence française. Au Canada, 4 universités offrent le doctorat, 9 la maîtrise et 12 le baccalauréat. Or, voici que la criminologie au Québec et au Canada célèbre cette année le cinquantième anniversaire de sa fondation. En effet, l'École de criminologie de l'Université de Montréal a été créée en 1960 par le Professeur Denis Szabo, d'origine hongroise, diplômé de l'Université de Louvain en Belgique. L'Université de Montréal, l'université francophone la plus importante en Amérique (60,000 étudiants), est depuis ce temps l'une des quatre principales universités canadiennes (avec l'Université de Toronto, celle de Simon Fraser à Vancouver et celle d'Ottawa) qui offrent un programme complet (doctorat, maîtrise et baccalauréat) de criminologie.

Contrairement à la France et à plusieurs autres pays, la définition de la criminologie au Canada et aux États-Unis est relativement stable depuis un siècle. Un consensus nord-américain existe à ce sujet. Il pourrait être défini comme ceci: La criminologie est "une discipline qui étudie le phénomène criminel". Cette étude interdisciplinaire est accomplie sous l'éclairage principal du droit pénal, de la sociologie et de la psychologie, et, à l"occasion, de d'autres approches complémentaires, telles la science politique, l'anthropologie, le service social, la biologie et la médecine (psychiatrie), en particulier. De plus, depuis le milieu du XXe siècle, la criminologie en Amérique est devenue une véritable "profession". Un diplôme en criminologie débouche sur le marché du travail. Les secteurs dans lesquels travaillent les criminologues sont étonnamment diversifiés et nombreux: probation et travail d'intérêt général, sursis et mise à l'épreuve, surveillance électronique, prison, maison de transition et libération conditionnelle, centres de protection de l'enfance et de la jeunesse, centres d"accueil et de réadaptation pour les jeunes délinquants ("prison pour les mineurs"), centres d'aide pour les toxicomanes, centres d'aide pour les femmes et les enfants violentés ainsi que pour l'ensemble des victimes d'actes criminels, services de police, prévention du crime, ministère de l'Intérieur (appelé Sécurité publique en Amérique), de la Justice, de la Santé et des Services sociaux... Dans tous ces milieux, les criminologues déploient une activité aux facettes multiples: l'intervention clinique, la gestion de programmes, l'animation, la consultation, la recherche, l'enseignement ... La liste des cours offerts dans les Écoles de criminologie est d'ailleurs indicative de ces intérêts. En prenant, à titre d'exemple, la liste de l'Université de Montréal, voici les principaux chapitres de la criminologie tels qu'enseignés en 2010:

--- Le code pénal et le code de procédure pénale;
--- Les méthodes de recherche en sciences sociales et en criminologie;
--- Les tendances de la criminalité dans le temps et l'espace;
--- Les configurations ("patterns") des différents crimes et délits;
--- Les explications (étiologie) de la criminalité: biologiques, psychologiques-psychiatriques, socio-économiques;
--- La prévention de la criminalité;
--- La police publique et la sécurité privée;
--- Les tribunaux et le «sentencing»;
--- Les mesures pénales communautaires (non carcérales): de la probation à la libération conditionnelle;
--- La prison;
--- Les femmes, le crime et la justice pénale;
--- Les mineurs, le crime et la justice pénale;
--- La victimologie;
--- La sociologie, la science politique et le système pénal;
--- La psychologie, la psychiatrie et le traitement du délinquant («criminologie clinique»);
--- L'administration de la justice pénale et les politiques pénales.

Mentionnons que ces enseignements sont accompagnés de stages pratiques dans tous les milieux de la criminologie appliquée, que ce soit la police, le tribunal, la prison, les centres d'aide pour les ex-délinquants ou les victimes... Par exemple, à Montréal, sur quatre ou cinq ans d'études en criminologie, l'étudiant doit descendre "sur le terrain pratique" l'équivalent de près d'un an: il peut par exemple faire un stage pratique d'un mois dans un service de police, puis de trois mois en prison, puis quelques mois dans un centre d'aide pour femmes et enfants violentés.

Sans traiter de tous les secteurs de travail du criminologue, mais compte tenu que les lecteurs de notre Revue (RPDP) s'intéressent particulièrement au volet pénitentiaire, ajoutons que près de 50 pour cent des criminologues nord-américains travaillent dans le champ des prisons et des mesures communautaires. Que font-ils ?

A) La détention.
Dans les milieux de détention, les criminologues ont la responsabilité d'évaluer les délinquants au début de leur séjour. Ils font un bilan de leur histoire sociale et familiale, ils analysent leurs conduites criminelles (les motifs, les circonstances, la gravité des délits et la nature des récidives). L'évaluation permettra d'orienter les détenus vers tel ou tel établissement carcéral et vers des programmes appropriés à leurs besoins, sans pour autant menacer la sécurité du public:formation académique, travail, thérapie... Certaines prisons, par exemple, sont spécialisées en programmes pour les délinquants sexuels ou pour les toxicomanes. Le travail du criminologue en milieu carcéral comporte le soutien aux détenus pour les aider à purger une sentence dans la perspective d'un retour éventuel dans la société. Les criminologues auront également à évaluer la capacité d'un détenu à bien fonctionner lors d'une libération conditionnelle.

B) La libération conditionnelle et les maisons de transition.
Les criminologues agissent aussi auprès de ceux qui bénéficient de programmes de mise en liberté sous condition après avoir purgé une partie de leur sentence. Ils sont également présents dans les maisons de transition qui accueillent les ex-détenus dans le cadre d'absence temporaire, de programmes de semi-liberté ou de libération conditionnelle totale. Leur rôle est d'assister et de surveiller l'ex-détenu dans ses efforts de réinsertion sociale. Les criminologues doivent aussi veiller à ce que les personnes sous leur surveillance se conforment aux lois et qu'elles s'acquittent de leurs engagements. Lorsque la personne en liberté surveillée risque de récidiver, ne respecte pas ses engagements, ou commet de nouveaux délits, le criminologue doit agir dans l'intérêt de la société. Il peut alors être appelé à recommander des mesures pouvant aller jusqu'à la réincarcération.

C) Les mesures pénales communautaires (non-carcérales).
Les criminologues travaillent également auprès de contrevenants adultes condamnés à des sentences dites «communautaires», i.e. autres que la détention, notamment dans le cadre de mesures probatoires, de travaux d'intérêt général, de sursis avec mise à l'épreuve, de la surveillance électronique, de la libération conditionnelle ... Ces peines sont purgées dans la communauté, mais elles n'en sont pas moins assorties de conditions à respecter. On peut donc y retrouver, par exemple, l'obligation d'aviser son agent lors d'un déménagement, de se rapporter régulièrement au service de police, ou encore de suivre un traitement pour sa toxicomanie ou ses problèmes de nature sexuelle. Dans le cas des travaux d'intérêt général, le contrevenant aura à effectuer du travail bénévole dans divers organismes et le criminologue doit s'assurer qu'il le fasse sérieusement (par exemple, dans un centre pour handicapés physiques ou dans un service de loisirs pour les jeunes).

D) La gestion.
Ayant acquis de l'expérience, de nombreux criminologues en viennent à occuper des postes de gestion et de responsabilité. Ils deviennent directeur de prison, directeur d'un service de probation ou de libération conditionnelle, d'une maison de transition, du programme de surveillance électronique. Outre les tâches administratives habituelles d'un gestionnaire, comme le budget, le recrutement du personnel, le contrôle de la qualité des services professionnels à la clientèle, le criminologue-gestionnaire doit garder à l'esprit les préoccupations qui lui sont propres: protection de la société, justice, réinsertion sociale, humanisation des services ...

C'est donc dans un tel contexte que la criminologie québécoise et canadienne évolue au moment où nous célébrons ce 50e anniversaire de l'École de criminologie de l'Université de Montréal. Le défi est grand pour une université francophone noyée dans une mer anglophone: 315 millions d'Américains, 35 millions de Canadiens, dont 28 millions de Canadiens anglais et 7 millions de Québécois francophones (que l'on appelle encore quelquefois Canadiens français).

Tout compte fait, lorsque nous regardons l'histoire de la criminologie à Montréal depuis 1960, sans flatterie inutile mais sans fausse modestie non plus, nous pouvons affirmer que le bilan est très positif au chapitre de l'évolution des opinions, des attitudes et des mentalités de la population par rapport au phénomène criminel. La présence des criminologues a permis d'élargir "le corridor de la tolérance" et de contribuer au développement d'une "profession de criminologue" dûment reconnue par les autorités publiques. Une profession qui a trouvé, à mon avis, un "juste équilibre" entre la protection de la société et la réinsertion sociale du délinquant. Une profession respectée par les ministres de la Justice et de l'Intérieur, les autres professionnels de la justice ... et les journalistes. En effet, les criminologues nord-américains sont souvent interviewés par des journalistes de renom qui ont confiance aux opinions professionnelles de ces derniers. L'opinion publique en a été marquée, que ce soit depuis 1910 à Chicago ou depuis 1960 à Montréal, et évidemment ailleurs sur tout le continent.

Une pensée du pionnier-fondateur de l'École de criminologie de l'Université de Montréal m'a toujours fasciné par son à-propos. Je voudrais la partager avec vous, en guise de conclusion, une pensée valable autant au Québec-Canada qu'en France, il me semble:

«Mêlés à la responsabilité quotidienne de l'administration de la justice, conscients de l'ambiguïté des résultats des recherches scientifiques, comme guides ou inspirateurs de l'action pratique, les criminologues sont passés de l'adolescence à l'âge adulte. Comme bien des adultes, certains se sont soumis à la loi du plus fort, d'autres ont résisté, d'autres encore se sont révoltés ou se sont brisés. Ils subissent, à l'instar de tous les hommes et femmes, les pressions contradictoires où ni la science, ni la profession, ni la morale, ni la politique ne peuvent se substituer au caractère d'une personne et à son courage civique. Et ils n'ont fait ni mieux ni pire que les autres. Mais, évidemment, ils ont perdu la virginité de l'innocence aux yeux des chasseurs de l'image, de la nouveauté, des saints Georges professionnels, toujours à la recherche d'un dragon à occire. De plus, devant les professionnels de la contestation, ils sont même devenus des boucs émissaires rêvés. Être coupable par association, procédé peu glorieux mais combien fréquent, trouve un terrain des plus fertile si l'on veut aligner ceux qui sont mêlés professionnellement aux gendarmes et aux voleurs, aux gardiens et à ceux qui sont gardés. Dans le monde dominé par de grandes oppositions manichéennes, les criminologues sont bien mal partis. Il ne faut point s'étonner de les voir traités par la droite comme des fourriers de toutes les subversions qui engloutiront la famille, le travail et la patrie, et par la gauche comme des laquais de toutes les oppressions, des agents de tous les contrôles et des éteignoirs de toutes les libertés. La réussite de la criminologie fut, paradoxalement, aussi sa Némésis ! Nous voulions qu'elle serve. Eh bien ! elle sert, mais pas toujours pour les objectifs et selon la manière que nous aurions souhaités. Comme toutes les institutions et les professions, la criminologie au sein de l'administration de la justice participe à la rigidité, à l'esprit de composition, de démission, de résignation qui peut même, parfois, devenir de la prostitution. Quel enseignement nos jeunes camarades doivent-ils tirer de ce qui précède ? Que ceux qui les ont précédés se sont trompés et ont trompé les autres ? Ce n'est sûrement pas cette conclusion que nous tirons de l'expérience que nous avons vécue profondément à Montréal, sans avoir jamais été mis en contradiction avec nous-mêmes. Nous avons tout simplement subi la loi de la maturation commune à tous les hommes et femmes et à toutes les institutions. Nous n'avons pas voulu garder à jamais nos culottes courtes comme ceux qui se sont spécialisés, à l'instar des adolescents, à toujours poser des questions, à toujours définir de nouvelles situations, sans jamais prendre la peine de chercher eux-mêmes des réponses. Nous les cherchions, ces réponses ! Certaines étaient favorables à nos hypothèses, d'autres ne l'étaient pas. La plupart étaient comme les réponses de l'oracle de Delphes: chacun y mettait ce qu'il voulait bien. Et nous, nous nous trouvons placés, comme criminologues, praticiens, enseignants ou chercheurs, devant nos responsabilités d'hommes et de femmes. Il n'y a pas de bonne ou de mauvaise criminologie, comme il n'y a pas de bonne ou de mauvaise médecine. Il y a de bons criminologues et des mauvais, comme il y a de bons médecins et les autres, des hommes et des femmes courageux ou des poltrons, des novateurs et des suiveurs, des intègres et des corrompus, et hélas ! des hommes et des femmes intelligents et ceux qui ne le sont pas... » (Szabo, 1978, page 289-290).

Le prochain siècle, déjà en marche, sera exigeant pour la criminologie, en Amérique du Nord comme en Europe. Comme l'affirmerait un homme de science célèbre, le Dr Hans Selye, médecin et chercheur à l'Université de Montréal jusqu'à son décès, ainsi que le créateur du concept scientifique de «stress», ce siècle est une source de «stress criminologique».Mais le même Selye dit aussi dans un de ses livres populaires, Stress sans détresse (1975), que «le travail est une obligation et un devoir et, si on le fait de bon coeur, un plaisir». Le stress ne tue pas s'il est assumé et canalisé. En fait, Selye a créé l'expression «eu-stress», qui signifie: un stress positif.

Je nous souhaite donc tous, criminologues, juristes et praticiens de l'administration pénitentiaire, Québécois et Français, un tel stress criminologique au cours des prochaines années.