L'Encyclopédie sur la mort


Œdipe et la victime émissaire

René Girard

Pour introduire le passage qui suit, l'auteur distingue deux modèles tragiques d'Oedipe: «Nous n'avons vu jusqu'ici en Oedipe que la souillure infâme, le réceptacle de la honte universelle. L'Oedipe d'avant la violence collective, le héros d'Oedipe roi est essentiellement cela. Il y a un autre Oedipe, celui qui émerge du processus violent considéré dans son ensemble. C'est cet Oedipe définitif qu'il nous est donné d'entrevoir dans la seconde tragédie oedipienne de Sophocle Oedipe à Colone.» (op. cit., p. 129-130)
Que s'est-il passé? Le premier Oedipe est associé aux aspects maléfiques de la crise. Il n'y a en lui aucune vertu positive. Si son expulsion est «bonne», c'est de façon purement négative, à la façon dont est bonne pour un organisme malade l'amputation d'un membre gangrené. Dans L'Oedipe à Colone, par contre, la vision s'est élargie. Après avoir apporté la discorde dans la cité, la victime émissaire, en s'éloignant, a restauré l'ordre et la paix. Alors que toutes les violences antérieures n'ont jamais fait que redoubler la violence, la violence contre cette victime-là a fait miraculeusement cesser toute violence. La pensée religieuse est forcément amenée à s'interroger sur la cause de cette différence extraordinaire. Cette interrogation n'est pas désintéressée. Elle touche de près au bien-être et même à l'existence de la communauté. Comme la pensée symbolique et, en vérité la pensée humaine dans son ensemble, n'est jamais parvenue à repérer le mécanisme de l'unanimité violente, elle se tourne forcément vers la victime et se demande si celle-ci n'est pas responsable des conséquences merveilleuses qu'entraîne sa destruction ou son exil. L'attention se dirige non seulement sur les traits distinctifs de la violence décisive, sur le type de meurtre, par exemple, qui a déclenché l'unanimité, mais aussi sur la personne même de la victime. Attribuer la conclusion bénéfique à cette victime paraît d'autant plus logique que la violence exercée contre elle avait bien pour objectif de ramener l'ordre et la paix.

[...]

Des deux tragédies oedipiennes de Sophocle se dégage un schéma de transgression et de salut avec lequel tous les spécialistes sont familiers: on le retrouve dans un nombre infini de récits mythologiques et folkloriques, de contes de fées, de légendes et même d'oeuvres littéraires. Fauteur de violence et de désordre tant qu'il séjourne parmi les hommes, le héros apparaît comme une espèce de rédempteur aussitôt qu'il est éliminé, et c'est toujours par la violence.

Il arrive aussi que le héros, tout en restant dans bien des cas un transgresseur, apparaisse essentiellement comme un destructeur de monstres. C'est le cas d'Oedipe lui-même dans l'épisode du sphinx. Le monstre joue un peu le même rôle que la peste de Thèbes; il terrorise la communauté; il réclame d'elle un tribut périodique de victimes.

Nous devons tout de suite nous demander si l'explication proposée pour l'épisode principal du mythe d'Oedipe n'est pas également applicable à tous ces textes, autrement dit si l'on n'a pas affaire, chaque fois, aux traces différenciées d'une seule et même opération, celle de la victime émissaire. Dans tous ces mythes, en effet, le héros aimante vers sa personne une violence qui affecte la communauté entière, une violence maléfique et contagieuse que sa mort ou son triomphe transforment en ordre et en sécurité.
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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