L'Encyclopédie sur la mort


Mort réduite à rien ou à peu de chose


Une des manœuvres pour déjouer la mort est de chasser celle-ci de notre esprit et de l'évacuer de notre conscience. «C'est n'est que la vie qui compte !» .On a «toute la vie devant soi». La mort, il s'agit de ne pas y penser et la vie, il s'agit de la vivre pleinement ! On oppose ainsi deux réalités conjointes et inséparables, bien qu'opposées l'une à l'autre. En surestimant le prix de la vie, on dévalorise le pouvoir de la mort, la nécessité ou la fatalité du mourir.

Dans le journal La Presse (9 mai 1989, p. A· 14), la Maison Urgel Bourgie, à Montréal, fit paraître la publicité suivante: «Trop en forme pour penser à la mort, à la vôtre ou à celle des autres? Vous avez bien raison, puisque c'est une chose à laquelle vous devrez inévitablement faire face un jour. La meilleure façon pour vous de ne plus avoir à y penser c'est en prenant des dispositions dès aujourd'hui avec les gens qui sont là pour y penser pour vous ... Parce qu'après tout, vous avez toute la vie devant vous.» Cet échantillon de style publicitaire figure sous la photo d'un cultivateur robuste, visiblement en grande forme physique et serrant dans ses bras une grosse balle de foin. De notre mort, des mains expertes s'occuperont volontiers. On est prié d'abdiquer devant la mort. Ainsi, la gestion technique de la mort supprime le besoin d'une gestion symbolique. De ce fait, la préparation à la mort a tendance à se réduire à des arrangements d'ordre administratif. Cependant, la rationalité de l'échange commercial n'évacue pas nécessairement toute symbolique dans la mesure où les entreprises funéraires introduisent leurs clients à un univers de signifiés, empruntés à des rites anciens, exotiques ou contemporains.

Un moyen de déjouer son adversaire, c'est de le réduire à rien ou à peu de chose. «La mort, il y a rien là». s'exclamait quelqu'un devant le corps de son ami qui venait de mourir. La mort n'est rien, tout le monde passe par là! Elle n'est même pas nommée: il suffit de dire «là», sachant qu'il ne s'agit que d'un «mauvais quart d'heure» dont on ne peut contourner l'échéance, mais qui ne fera pas mal longtemps. De tout temps, on a eu recours à des images de repos: «Qu'il repose en paix!»; ou de sommeil: «Ta fille n'est pas morte, elle dort»; de voyage ou de départ: «Il est parti pour un long voyage.»

Ce sont des expressions que les gens utilisent pour consoler les survivants. Or, ce langage peut être réducteur de la mort. Ce qui trouble les hommes, écrit Épictète*, ce ne sont pas les choses, mais les jugements qu'ils portent sur ces choses. Ainsi, la mort n'est rien de redoutable. Mais ce jugement que nous portons sur la mort en la déclarant redoutable: voilà ce qui est redoutable (29).» Devant une déclaration de ce genre, il n'est donc pas étonnant que Nietzsche* considéra le stoïcisme comme une morale décadente. Tout en admettant que le jugement humain est une affaire d'appréciation ou d'évaluation, celui-ci estimait précisément «comme un signe de santé et de puissance que de reconnaître aux choses leur caractère redoutable et équivoque et de ne pas avoir soin d'en être délivré (30)». Il préfère envisager l'aspect effrayant des choses dans toute sa densité sans rien enlever de la frayeur qu'elles causent, tandis qu'Epictète essaie de contourner ce caractère terrifiant des choses en traitant celles-ci d'anodines.

Epictète n'a sans doute pas tort de vouloir dédramatiser la mort . Celle-ci fait partie de la vie, cachée sous son contraire. Il est vrai que la vie est éphémère. Les humains passent, la mort elle-même passe comme une fraction infime du temps. Un bref instant et puis, c'est fini! L'ancien esclave syrien se dit indifférent non seulement à l'égard de la mort, mais aussi à l'égard de la façon de mourir, que ce soit par maladie ou par accident:

«Je sais que tout ce qui est né doit mourir, c'est la loi générale; il faut donc que je meure. Je ne suis pas l'éternité; je suis un homme, une partie du tout, comme une heure est une partie du jour. Une heure vient et elle passe; je viens et je passe aussi: la manière de passer est indifférente; que ce soit par la fièvre ou par l'eau, tout est égaI (30).»

Cependant, vivre sa vie comme si la mort n'existait pas peut devenir une attitude selon laquelle on se croit immortel, inattaquable, invulnérable, invincible. Le réveil peut être brutal. Il appartient à la jeunesse d'être téméraire, de s'exposer aux risques qui peuvent entraîner la mort, la leur ou celle des autres. Une attitude réaliste et lucide devant la vie, c'est de savoir qu'elle est mortelle. Qui dit vie, dit mort. Les deux sont des inséparables contraires, comme Héraclite* nous l'enseigne.

À l'instar d'Épictète, Marc-Aurèle* perçoit la vie comme éphémère: «un instant». Son âme, un «tourbillon»! Il se sait vite oublié. Il accepte, cependant, la mort comme une action naturelle ou une oeuvre utile à la nature et il l'attend avec une âme sereine:

«Le temps de la vie de l'homme, un instant; sa substance, fluente; ses sensations, indistinctes; l'assemblage de tout son corps, une facile décomposition; son âme, un tourbillon; son destin, difficilement conjecturable; sa renommée, une vague opinion. Pour le dire en un mot, tout ce qui est de son corps est eau courante; tout ce qui est de son âme, songe et fumée. Sa vie est une guerre, un séjour sur une terre étrangère; sa renommée posthume, un oubli. Qu'est-ce donc qui peut nous guider? Une seule et unique chose: la philosophie. Et la philosophie consiste en ceci : à veiller à ce que le génie qui est en nous reste sans outrage et sans dommage, et soit au-dessus des plaisirs et des peines; à ce qu'il ne fasse rien au hasard, ni par mensonge ni par faux-semblant; à ce qu'il ne s'attache point à ce que les autres font ou ne font pas. Et, en outre, à accepter ce qui arrive et ce qui lui est dévolu, comme venant de là même d'où lui-même est venu. Et surtout, à attendre la mort avec une âme sereine sans y voir autre chose que la dissolution des éléments dont est composé chaque être vivant. Si donc pour ces éléments eux-mêmes, il n'y a rien de redoutable à ce que chacun se transforme continuellement en un autre, pourquoi craindrait-on la transformation de leur ensemble et sa dissolution? C'est selon la nature; et rien n'est mal de ce qui se fait selon la nature (31).»

L'empereur stoïcien réduit la vie et la mort, le corps et l'âme à peu de chose. Ce qui importe pour lui, c'est de «rien faire au hasard». Dans la vie, il veut agir après mûre délibération et avec autonomie*. Dès lors, il peut, avec sérénité attendre la mort, sachant que son âme et son corps, sa personne entière disparaîtront en se dissolvant dans la nature.

Épictète et Marc Aurèle font de leur existence une oeuvre de philosophie. Ils ne craignent pas la mort, car, à leurs yeux, autant la vie que la mort, autant le corps que l'âme sont si peu de chose dans ce grand univers que, vivants éphémères, ils cohabitent avec les êtres et les choses en harmonie et que, par la mort instantanée, ils réintègrent en ne faisant qu'un avec lui. L'esprit, qui se dégage de leurs discours, peut être bénéfique pour les personnes en deuil* ou face à leur propre mort, car il porte à la sérénité et à la quiétude. Par contre, la raison stoïcienne réduit ou évacue le caractère tragique de l'existence, vouée à une mort qui comporte son lot de séparations et de ruptures, d'absence et d'abandon, de tristesse et de pleurs.

Sénèque* est proche de la doctrine de la Stoa, lorsqu'il écrit que la mort n'apporte aucun malaise, car pour sentir du malaise, il faudrait vivre encore. Ni l'enfant au berceau ou même plus tard, ni l'homme privé d'intelligence ne craignent la mort. Il serait fort honteux que la raison ne nous donnât point cette sécurité où un esprit fragile peut nous conduire.

À Madame du Deffand, Voltaire* recommande de ne pas penser à la mort, car, «Je crois, affirme dit-il , que toute réflexion faite qu'il ne faut jamais penser à la ort, cette pensée n'est bonne qu'à emprisonner la vie. La grande affaire est de ne pas souffrir car pour la mort on ne sent pas plus cet instant que celui du sommeil.Les gens qui en parlent, qui l'annoncent en cérémonie sont les ennemis du genre humain, il faut défendre qu'ils n'approchent jamais de nous. La mort n'est rien du tout. L'idée seule en est triste. N'y songeons donc jamais et vivons au jour la journée. Levons-nous en disant: «Que ferai-je aujourd'hui pour me procurer de la santé et de l'amusement?» C'est à quoi tout se réduit à l'âge où nous sommes. (le 18 novembre 1761)

Voltaire a raison dans la mesure où il suggère de ne pas s'accrocher à un événement qui n'a pas encore lieu et ne pas suspendre sa pensée à une image, à une idée, à un désir ou à une peur dans l'attente de ce qui adviendra, mais n'est pas encore advenue. Il vaut mieux que notre esprit meurt à des angoisses stériles et ne s'enferme pas dans les images de la souffrance d'une mort future qui se présentera sans doute tout autrement que nous pouvons en anticiper. Mais cela ne doit pas nous mener à l'oubli de la mort, ni celle d'autrui ni la nôtre. Notre mémoire doit refuser d'oublier toutes les morts injustement infligées, ni les personnes qui en sont les victimes*.

Notes

(29) Épictète dans Pensées pour moi-même, de Marc Aurèle, suivies du Manuel d'Épictète, Paris, Garnier-Flammarion, , 1964, p. 209.
(30) Épictète, Entretiens, ch, II, p.8.
(31) Marc Aurèle, Pensées pour moi-même, op. cit., livre II, p. 49.

Date de création:-1-11-30 | Date de modification:2012-04-16

Notes

Source: Éric Volant, Jeux mortels et enjeux éthiques, Chicoutimi, Sapientia, 1992, p. 37-40 (modifié)

Reproduit avec l'autorisation des Éditions Sapientia.

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