La mort est impensable et inconcevable, indicible et inénarrable, car elle ne dure qu'un moment. Ce bref instant entre « il se meurt » et « il est mort », celui qui deviendra subitement défunt expire. En raison de la fugacité de cet instant hors de tout contrôle, Michel Picard met en évidence l'incompatibilité entre décès et récit. La littérature peut décrire l'« avant » et l'« après » la mort. Pour raconter ce « pendant la mort », la littérature a recours à des moyens fort astucieux pour prolonger cet « intemporel moment mortel ».
Art temporel, art de langage, la littérature toutefois n'est guère mieux lotie. C'est qu'il n'y a rien entre « Madame se meurt » et « Madame est morte ». La chanson sur la Palice est irréfutable: « un quart d'heure avant sa mort, il était encore en vie... »; et même une minute, une seconde ou la plus petite fraction de durée imaginable. Puis, c'est déjà fini (et l'on ne meurt qu'une fois). A-temporelle, la mort, subjective, médicale, se situe sur le plus aigu du fil de rasoir, de la pointe d'aiguille - et davantage. Ariès* prétend qu'elle n'a « pas plus de durée que le point géométrique de densité ou d'épaisseur » et Jankélévitch* que « l'instant mortel est hors catégories ». Le symbole de la bougie qui s'éteint est à cet égard plus pertinent que toutes les mystifications de l'endormissement. Pourtant il ne s'agit ni de minimum quantitatif, ni de changement qualitatif, ni d'altération temporelle et cet instant récuse toute espèce de topographie. Les latinismes transitus et articulus (l'« article de la mort ») s'approchent au plus près de cette ponctualité extrême, de ce que Jankélévitch appelle plusieurs fois « l'instant inénarrable ». (Michel Picard, La littérature et la mort, PUF, « écriture », 1995, p. 46)