Skinner Burrhus Frederic

1904-1990
Un point de vue admiratif

"Skinner est le plus important psychologue américain du XXe siècle - et sans doute même le plus grand psychologue dans le monde depuis, ou avec Freud. Véritable tour de force, son premier livre, The Behavior of Organisms [Le comportement des organismes] (1938), légitima un nouveau courant du behaviorisme. Après sa publication, Skinner continuera, cinq décennies durant, de développer, affiner, corriger et affiner encore ses positions. Aucun problème ne semblait trop vaste ou trop étroit pour ses capacités d'observation et d'analyse.

Découverte d'une vocation

À en croire Skinner lui-même, il serait nécessaire d'analyser son histoire personnelle pour saisir ce qui l'a poussé à «devenir psychologue». Sa décision d'étudier la psychologie est le résultat d'un concours singulier et original de circonstances.

Burrhus Frederic Skinner naquit dans la petite ville de Susquehanna, en Pennsylvanie. Ayant obtenu le diplôme qui sanctionne le premier cycle de l'enseignement supérieur au Hamilton College, avec la littérature comme matière principale, il tenta dès l'année suivante de faire ses premières armes d'écrivain. Ce fut une période marquée par le découragement et l'échec: il découvrit qu'il n'avait rien d'intéressant à dire. Comme il le rapporta dans son autobiographie, Particulars of My Life [Détails de ma vie]: «J'étais apparemment un piètre écrivain, mais n'était-ce pas plutôt la littérature qui était pour moi une piètre méthode?» (Skinner, 1976, p. 291). «Je me débattais dans une mer déchaînée, en grand danger de couler, mais les secours étaient en route. Le Dial [un magazine dont il était un lecteur assidu] publia quelques articles de Bertrand Russell qui m'amenèrent à son livre Philosophy, paru en 1927, dans lequel il s'étendait longuement sur le behaviorisme de John B. Watson et ses incidences sur le plan épistémologique (ibid., p. 298)».

Bientôt, Skinner se plongeait dans les écrits de Watson et de Jacques Loeb, et rédigeait la critique d'un livre de Berman, The Religion Called Behaviorism [Cette religion appelée behaviorisme]. Le Saturday Review of Literature refusa l'article «... mais pour la première fois, en l'écrivant, je me définissais plus ou moins comme un behavioriste» (ibid., p. 299).

Après plusieurs conversations avec des condisciples de Hamilton, il demanda à être admis à l'Université de Harvard pour y préparer un doctorat et y fut accepté à l'automne 1928. Ce changement de cap brutal qui lui fit abandonner la littérature au profit du behaviorisme, alors qu'il n'avait jamais suivi de cours de psychologie, a des allures de conversion. Skinner, est-on tenté de dire, ne disposait que de bien peu d'éléments pour opérer ce tournant intellectuel qui allait décider de toute sa carrière, pendant plus de 50 ans. Quelque chose dans les ouvrages de Russell et de Watson avait éveillé un écho dans l'esprit de ce jeune homme au sortir de l'adolescence. Une vision du monde se dessinait avant même que la théorie de fond - l'univers des opérants, des réponses, des renforcements et des stimuli discriminatoires - ne soit découverte ou élaborée. Il semble que la démarche de Skinner fut
plus une affaire de choix personnel que d'expérience et de jugement professionnels.

Le climat social, caractérisé par la victoire remportée sur la grande crise des années 30 et celle qui mit fin à une guerre juste dans les années 40, s'assombrit sensiblement dans la période de l'après-guerre. Skinner écrira plus tard: «Le behaviorisme m'attira parce que je croyais, comme Watson, qu'une meilleure connaissance du comportement humain nous aiderait à surmonter nos difficultés». L'univers qui avait été le sien dans sa petite ville d'Amérique avant que n'éclate la Première Guerre mondiale lui avait inculqué, comme à bien d'autres, une certaine foi dans le «progrès». Ce terrain fertile allait nourrir son approche théorique: l'approche behavioriste.

Une vision du monde

Tout au long de sa vie, Skinner ne cessa de lancer des idées originales dans les domaines les plus divers. Ces idées étaient inspirées de Pavlov, Thorndike et Watson, mais Skinner les porta à un degré de différenciation, de généralité ou d'intégration inconnu avant lui. Ses réflexions semblaient toujours comporter un aspect pratique, concret et technique. Il s'occupa d'éducation, au sens large du terme, à travers toutes sortes d'activités, qu'il s'agisse de la conception d'un berceau, de machines à enseigner ou de l'enseignement programmé. Bien d'autres idées ont été le fruit de son esprit inventif et de ses talents de chercheur.

Son premier ouvrage, The Behavior of Organisms [Le comportement des organismes] (1938) témoigne de la vivacité de son intelligence et de l'étendue de sa vision - en même temps que d'une sorte de simplicité. Le premier chapitre définit le champ de réflexion: une psychologie de l'ensemble des organismes, depuis les protozoaires jusqu'à l'être humain.

D'un seul coup, Skinner mettait à mal l'idée selon laquelle l'être humain constituait un cas particulier représentant un intérêt particulier pour la psychologie. Ses rats blancs allaient représenter et symboliser toutes les espèces. L'objet d'étude était désormais un organisme intact considéré dans son environnement, et non un ensemble segmenté de dimensions, ni un système neurologique déductif, et pas davantage un « esprit » ou autre état de conscience - l'ego, le ça ou le surmoi. C'était le comportement - c'est-à-dire la manière dont l'organisme se conduit de façon visible - qui en définissait le contenu. À l'intérieur d'un tel cadre, il s'agissait, du moins dans ce premier livre, de dresser la typologie de tous les comportements volontaires. Si Skinner pouvait les prévoir et les contrôler, l'univers était entre ses mains. La «boîte de Skinner», petit dispositif comparable à un boîtier que manipulait l'expérimentateur, représentait la totalité des environnements, l'éventail des stimuli auquel pouvait être soumis un organisme. Grâce à la méthode expérimentale, la boîte et le rat blanc - contrôlés par le chercheur en psychologie - permettaient de constituer une base de données, et donc de dégager des conclusions théoriques.

Skinner a exposé sa vision de l'histoire de la science, du point de vue particulier de l'être humain, en différents points de ses écrits. L'un des passages les plus saisissants se trouve dans le premier chapitre de Science and Human Behavior [La science et le comportement humain] (1953), texte de son cours de premier cycle à Harvard, «Natural Sciences 114» [Sciences naturelles]: «Les croyances primitives concernant l'homme et sa place dans la nature sont en général flatteuses. C'est à la science qu'est échue la tâche ingrate de leur substituer une vision plus réaliste. La théorie copernicienne du système solaire a chassé l'homme de sa position prééminente au centre de l'univers. Nous acceptons aujourd'hui cette théorie sans nous en émouvoir, mais elle a rencontré à l'origine une formidable résistance. Darwin a remis en question une ségrégation bien établie en vertu de laquelle l'homme s'affirmait résolument distinct des animaux, et l'âpre controverse qui s'ensuivit n'est pas encore éteinte. Pourtant, même s'il situait l'homme à sa vraie place biologique, Darwin ne lui refusa jamais une éventuelle position de maître. Des facultés particulières ou une disposition spéciale à l'action spontanée, créatrice, pouvaient s'être développées à la faveur de l'évolution. Maintenant que ces traits distinctifs sont à leur tour mis en doute, une nouvelle menace se profile (Skinner, 1953, p. 7)». Point n'est besoin d'un gros effort d'imagination pour deviner que Skinner inscrivait ses propres efforts et sa théorie du behaviorisme dans cette progression.

Dans Science and Human Behavior [Science et comportement humain], il étend par extrapolation les données issues de l'observation d'animaux à tous les aspects du comportement humain. Les 450 pages et 29 chapitres du cours se répartissent en six grandes sections:

1. La possibilité d'une science du comportement humain.
2. L'analyse du comportement.
3. L'individu dans sa totalité (avec des chapitres sur le contrôle de soi, la réflexion et le moi).
4. Le comportement de groupe.
5. Les institutions de contrôle (avec des chapitres sur l'État et la loi, la religion, la psychothérapie, le contrôle économique et l'éducation).
6. Le contrôle du comportement humain (avec des chapitres sur la culture et le contrôle, la conception d'une culture et le problème du contrôle).

Aucun problème n'était trop vaste ni trop restreint pour sa réflexion. Sa vision était une vision globale du monde, qu'aucun psychologue ne pouvait ignorer - ni aucun intellectuel s'intéressant à d'autres disciplines ou domaines plus larges.

Peu après la fin de la Deuxième Guerre mondiale, Skinner se pencha, dans Walden Two [Walden deux] (1948), sur le problème de l'utopie, de la société idéale. C'était le type d'ouvrage qui, de prime abord, attira peu de lecteurs puis qui, par la suite, souleva une intense polémique, fut porté par la vague des conflits sociaux des années 60, et qui, vers le milieu des années 80, avait franchi le cap des 2 millions d'exemplaires. Pour un jeune homme qui durant un an (1929), après des études de premier cycle à l'université, avait tenté de faire œuvre d'écrivain et découvert qu'il n'avait rien à dire, ce succès était prodigieux. Désormais, il avait beaucoup de choses à dire - et de nombreux lecteurs étaient désireux d'écouter son message.Dans ce roman utopique, un militaire démobilisé rend visite à son vieux maître, le professeur Burris, et lui rappelle une idée lancée jadis durant son cours à l'université: «Ce que nous ne comprenons pas, Monsieur, c'est pourquoi il nous faut reprendre les choses là où nous les avons laissées. Pourquoi ne pas saisir cette occasion pour prendre un nouveau départ? Pour repartir de zéro? Pourquoi ne pas réunir une poignée de gens et créer quelque part un système social qui fonctionnera vraiment? À bien des égards, la manière dont nous vivons aujourd'hui est complètement absurde - vous le disiez souvent [...] Pourquoi ne pouvons-nous rien faire pour y remédier ? Pourquoi ne nous entêtons-nous pas à faire quelque chose pour y remédier?" (Skinner, 1948, p. 3)».

Dans le roman, un autre ancien étudiant, Frazier, non seulement crée une communauté, mais lui consacre un ouvrage. Alter ego de Skinner et tout à fait à même de dire ce que ce dernier n'était pas prêt à l'époque à affirmer en son nom propre, il possède encore d'autres «vertus» propres à son créateur. Plus loin dans le livre, après une longue exploration des possibilités qu'offrirait une technologie du comportement appliquée à la planification d'une communauté – de l'éducation des enfants à leur scolarité, de la vie familiale à l'organisation collective - Skinner prête à Frazier des remarques extrêmement intéressantes sur l'évolution de ses propres idées:

«- Walden Two ne demandait pas du génie! Je n'ai qu'un seul trait remarquable, Burris: je suis obstiné. Je n'ai poursuivi dans ma vie qu'une idée - une véritable idée fixe.
- Quelle idée?
- Pour parler aussi franc que possible - celle d'imposer mes façons de voir. "Contrôler" est le mot juste, je crois. Contrôler le comportement humain, Burris. Au temps de mes premières expériences, c'était un désir frénétique, égoïste de dominer. Je me souviens de la rage que je ressentais quand mes prédictions ne se réalisaient pas. J'avais envie de crier à mes sujets d'expérience: "Comportez-vous correctement, bon sang! Comportez-vous comme vous le devriez !" Je finis par comprendre que les sujets avaient toujours raison. Ils se comportaient toujours comme ils auraient dû se comporter. C'était moi qui avais tort. Mes prédictions étaient fausses» (Skinner, 1948, p. 240).

On peut se demander quel était l'avis des «sujets» sur le comportement intellectuel et émotionnel de Frazier. Se comportait-il lui aussi comme il l'aurait dû, prisonnier qu'il était de son propre système déterministe? Walden Two demeure l'un des témoignages les plus prenants jamais offerts par un psychologue.

Les applications dans la vie réelle

Skinner n'était pas seulement un expérimentateur doublé d'un utopiste. Bon nombre de ses idées débouchèrent sur des applications pratiques, dont il rendit compte dans des discours et des articles. Les éditions successives de Cumulative Record [États cumulatifs] (1959, 1961, 1972) en regroupent un certain nombre. Ces applications ont en commun leur appartenance à un courant intellectuel original. Dans ses écrits autobiographiques, Skinner se dépeint à plusieurs reprises comme un scientifique à l'image de Bacon: «J'ai étudié la nature, et non les livres», ou encore: «Je tire mes livres de la vie, non d'autres livres» (Skinner, 1967, p. 409). Après la naissance de son deuxième enfant, vers le milieu des années 40, Skinner s'attela à une tâche qu'on pourrait qualifier d'ingénierie du comportement: celle d'améliorer l'environnement de l'enfant et la santé mentale de la mère en inventant un «berceau à air filtré», présenté dans le magazine féminin Ladies Home Journal sous le titre «Bébé dans une boîte». Voici comment, dans la meilleure veine «skinnérienne», il expose sa démarche: «Nous commençâmes par analyser point par point la routine accablante de la jeune mère. Nous ne nous posions qu'une seule question: telle pratique est-elle importante pour la santé physique ou psychologique du bébé? Quand elle ne l'était pas, nous décidions de la supprimer. Puis, nous nous lançâmes dans notre "bricolage"» (Skinner, 1972/1945, p. 567).

Skinner résolut les problèmes de confort thermique et de liberté de mouvement du bébé en dotant son berceau de systèmes de régulation de la température. Nu, à l'exception d'une couche, l'enfant jouait sans être entravé, irrité ou blessé par des vêtements, d'où un minimum de pleurs et de tracas. Le filtrage de l'air pénétrant dans le compartiment éliminait bien des petits ennuis de santé. Le drap recouvrant le «matelas» n'était au départ qu'une sorte d'essuie-mains en rouleau que l'on pouvait renouveler en tirant dessus. Les échanges quotidiens entre la mère et l'enfant se déroulaient dans l'environnement pratiquement insonorisé du berceau. «Le compartiment n'isole pas le bébé. La large baie vitrée ne constitue pas davantage une barrière sociale que les barreaux d'un berceau» (Skinner, 1961/1945, p. 425). Outre que l'on s'interroge sur le bien-être et le bonheur du bébé et de sa mère dans un tel environnement et sur la nécessité de tester le berceau sur d'autres enfants et d'autres mères, on ne peut s'empêcher de songer aux autres aspects du comportement enfantin et à la manière dont on pourrait aider les parents à y faire face.

Skinner tire une importante leçon théorique de son expérience: «Un seul cas suffit cependant à donner tort à ceux qui se contentent d'affirmer que la chose est irréalisable» (ibid., p. 426). D'une certaine façon, Skinner remettait fortement en question les méthodes traditionnelles de la recherche expérimentale.

Dans une communication très amusante à l'American Psychological Association, Skinner présenta en 1959, sous le titre Pigeons in a pelican [Des pigeons dans un pélican], une étude visant à utiliser des pigeons comme «commandes organiques» de missiles guidés et ce dans un contexte similaire à l'invasion de l'Europe par les armées hitlériennes durant la Deuxième Guerre mondiale. Dans son laboratoire de l'Université du Minnesota et à la General Mills Corporation, qui avait mis à sa disposition de l'espace, du matériel et des ingénieurs, Skinner entreprit de dresser des pigeons à cette fin. L'appareillage technique fut mis au point avec l'aide d'ingénieurs. Judicieusement conditionnés, les pigeons apprirent à repérer les silhouettes de navires et à réagir à ces images par des coups de bec dont la répétition déclenchait l'envoi de signaux à de petits moteurs commandant le système de vol des missiles. Les pigeons donnèrent de brillants résultats. Skinner eut moins de succès avec les physiciens, les mathématiciens et les généraux qui jugèrent l'idée farfelue, alors même qu'ils avaient pu constater que tout se déroulait comme il l'avait annoncé. Walden Two fut écrit l'année qui suivit l'avortement de ce projet.

Entre-temps, Skinner était retourné à l'Université d'Harvard où il avait commencé son cours sur le comportement humain. Les étudiants avaient fort pertinemment baptisé le cours «Les pigeons», car il y était essentiellement question d'expériences sur les pigeons ou de résultats d'études sur ces volatiles. Comme le dit lui-même Skinner: «Je parlais des humains en m'appuyant sur des principes établis avec des pigeons» (1983, p. 26). Il élabora une théorie qui sautait hardiment des données expérimentales à des anecdotes et des problèmes intéressant l'être humain, ce dont il s'expliqua en ces termes: «Mon étude du comportement humain reposait en grande partie sur l'interprétation plutôt que sur le relevé de données expérimentales. L'interprétation est une méthode scientifique répandue, mais les épistémologistes n'y avaient jusque-là guère prêté attention» (ibid., p. 27). Et d'ajouter: «Je choisissais des exemples de processus comportementaux dans l'histoire et la littérature» (ibid.). Skinner se référait notamment à des cas de superstition, de conditionnements et de réactions d'aversion. Il échafaudait une vision de l'être humain en illustrant ses concepts behavioristes par des exemples littéraires très imagés. L'univers humain pouvait être compris dans ses concepts plus « fondamentaux » ou peut-être réduit à eux. Et c'est le propre de toute science. (…)

Autres ouvrages importants

Durant plus de deux décennies, Skinner travailla à l'ouvrage intitulé Verbal Behavior [Comportement verbal] (1957). Il s'agit essentiellement d'une analyse approfondie de la «réflexion humaine» et du comportement social. Cet ouvrage qui étendait l'approche behavioriste aux aspects les plus critiques de l'activité humaine, suscita une très vive controverse. Beyond Freedom and Dignity [Au-delà de la liberté et de la dignité] (1971) poursuit et consolide les thèses ébauchées dans Walden Two et Science and Human Behavior concernant la nature humaine, la technologie du comportement et la planification des cultures. L'ouvrage s'interroge essentiellement sur les compromis possibles entre les valeurs que sont la liberté et la dignité et la survie culturelle. Face à l'explosion démographique, au risque d'un holocauste nucléaire, à la famine et à la pollution qui menacent l'ensemble de la planète, Skinner opte pour la technologie du comportement. La solution réside selon lui dans de «profondes modifications du comportement humain» induites par «une technologie du comportement».

Cet ouvrage est le développement fascinant de précédents arguments non moins fascinants. Dans About behaviorism (1974) [traduit en français en 1979 sous le titre «Pour une science du comportement: le behaviorisme»], Skinner reprend en grande partie le texte de son cours en l'adaptant à un public intellectuel mais profane. Le livre commence par passer en revue une vingtaine de généralisations fort répandues que Skinner tient pour fausses (p. 11-13). Voici la première: «Le behaviorisme ignore la conscience, les sentiments et les états d'âme». La dixième: «Il travaille sur l'animal, particulièrement le rat blanc, mais non sur des hommes, et sa présentation du comportement humain est par conséquent limitée à ce que l'être humain partage avec l'animal». Et la dernière: «Il est indifférent à la chaleur et à la richesse de la vie humaine, et se révèle incompatible avec la création et le plaisir artistique, musical et littéraire et avec l'amour d'autrui». Skinner prend position contre ces «idées fausses».

Les critiques

Tout bien pesé, le bilan de l'oeuvre de Skinner est impressionnant. Il faut évoquer des figures historiques telles que Wilhelm Wundt, William James ou Sigmund Freud pour trouver des psychologues qui ont exercé une aussi grande influence, non seulement dans leur discipline, mais encore dans l'ensemble de la communauté intellectuelle.

Toutefois, les critiques que suscite cette oeuvre attestent de la qualité et de l'importance d'une pensée. Différents aspects de la pensée de Skinner ont fait l'objet de plusieurs attaques en règle. Le magazine britannique Punch publia une satire d'une page sur les machines à enseigner et l'enseignement programmé (voir plus loin). Dans The Measure of Man [La mesure de l'homme] (1953), Joseph Wood Krutch, le distingué critique littéraire de l'Université Columbia, qualifia Walden Two d'«ignoble utopie». Lors d'un colloque de philosophie des sciences organisé par l'Université du Minnesota, Michael Scriven (1956) lut des extraits de son ouvrage A study of radical behaviourism [Étude du behaviorisme radical].

Noam Chomsky (1959), de l'Institut de technologie du Massachusetts, publia dans Language une longue critique linguistique de Verbal Behavior. Carl Rogers, le père du soutien non directif et de la thérapie centrée sur le client, polémiqua avec Skinner sur les problèmes de la liberté et du contrôle du comportement et des actes humains. Quels que soient les critères intellectuels que l'on applique, c'est un impressionnant aréopage qui prit Skinner suffisamment au sérieux pour débattre avec lui. Ces commentaires révèlent, en outre, une autre facette de son influence sur la vie intellectuelle de notre siècle.

Le court article satirique paru dans Punch (Heathorn, 1962) ne visait pas spécialement Skinner, mais plutôt ceux pour qui les machines à enseigner sont la solution à tous les problèmes éducatifs et pédagogiques. Il décrivait un nouveau dispositif quasiment magique baptisé Built-in Orderly Organized Knowledge [Savoir intégré rationnellement organisé], couramment désigné par son acronyme B.O.O.K. [livre]. Ce dispositif ne comportait ni fils, ni circuits électriques, ni pièces mécaniques risquant de tomber en panne. Parfaitement adapté aux mains d'un enfant ou d'un adulte, il pouvait être «commodément utilisé assis dans un fauteuil au coin du feu». Il présentait des caractéristiques remarquables: un certain nombre de feuilles de papier, identifiées par des nombres formant une série séquentielle de façon à ce qu'elles soient utilisées dans le bon ordre, un système de verrouillage appelé «reliure» évitant qu'elles se mélangent, et même, entre autres accessoires, un BOOKmark [signet] permettant à l'utilisateur de reprendre le programme au point où il l'avait interrompu à la fin de la séance précédente. Ce canular souligne les mérites de l'invention de Gutenberg et brocarde l'esprit d'innovation et les arguments logiques avancés pour justifier les nouveautés. Il est suffisamment habile pour amener le lecteur d'aujourd'hui à se demander si l'ordinateur est à même de supplanter le B.O.O.K.. Contentons-nous ici de remarquer que la technologie issue de B.F. Skinner eut assez de retentissement pour s'attirer les piques du célèbre magazine satirique britannique.

Conclusions

Il y a quelque chose d'absurde à tenter de décrire une existence aussi féconde et brillante que les 80 années que vécut B.F. Skinner, ou à plus forte raison d'en faire le bilan. Ce bref article semble toutefois autoriser plusieurs remarques d'ordre général. Tout autant - et généralement mieux - que n'importe quel psychologue du XXe siècle, Skinner engloba dans sa démarche intellectuelle le comportement des organismes vivants considérés dans leur totalité. Si ses recherches expérimentales portèrent bien souvent sur «des rats blancs et des pigeons», elles n'avaient valeur pour lui qu'en tant qu'exemples du comportement de l'ensemble du monde vivant, êtres humains compris. Cette universalité fut à la fois l'objectif et le couronnement de ses travaux. Ses conceptions furent vivement contestées, tant par ses pairs que par le cercle plus large des intellectuels et des citoyens bien
informés.

Cette vision du monde révèle aussi un mode de pensée, une sorte de méthode générale de résolution des problèmes. Skinner était à la fois réaliste et déterministe dans la mesure où il supposait l'existence d'un monde extérieur régi par des lois attendant d'être découvertes. Une fois ces lois mises en évidence, on pouvait les exploiter dans l'intention bénéfique d'améliorer l'existence humaine. Selon l'un de ses axiomes de base, c'est l'environnement d'un individu - les stimuli externes - qui contrôle en définitive son comportement. Cependant, le point le plus sujet à controverse, tant au regard de la cohérence interne de sa propre vision que dans le débat avec d'autres psychologues et chercheurs, fut sans doute le rôle du «moi» dans son argumentation. Tantôt, il bannissait toute notion de structure de la personnalité ou de système d'habitudes pour ne retenir que l'environnement - décomposé en une série de stimuli - et le comportement analysé comme une série de réponses. Tantôt, comme dans ses premières analyses de Science and Human Behavior [Sciences et comportement humain] (1953) ou ses dernières réflexions sur «l'autogestion du comportement» dans Upon further Reflexion [À bien y réfléchir] (1987), il attachait une grande importance à la capacité d'un individu à se contrôler.

Rien n'illustre mieux la créativité de Skinner et le sens de l'humour dont il faisait souvent preuve que l'analyse dont «Bébé dans une boîte» est l'aboutissement, les prouesses techniques réalisées en liaison avec «Pigeons dans un pélican», source de tant de frustrations, son étude de la méthode scientifique, les préoccupations que lui inspirait la manière dont les mathématiques étaient enseignées à sa fille et aux camarades de classe de cette dernière et les solutions qu'il proposa; son souci, durant les dernières années de sa vie, de rester maître de lui et de poursuivre ses activités intellectuelles bien qu'ayant pris sa retraite. On l'imagine se disant: qu'est-ce qui se passe ici? Qu'essayons-nous de faire? Et y a-t-il une façon plus sensée, plus humaine, d'y parvenir? Tout cela était imprégné de ses thèses sur la psychologie du comportement.

Sous une forme sans doute plus élégante, Dews (1970) rend ainsi hommage à Skinner dans la Préface du Festschrift qui lui est consacré: «La plupart de ceux qui ont profondément contribué au développement de la science ont fait appel à quatre sortes de talents. Tout d'abord, la capacité à reconnaître et à cerner les grands problèmes susceptibles d'être résolus par la science à les définir avec clarté, c'est-à-dire de discerner très précisément des objectifs à long terme et de formuler une stratégie. Deuxièmement, l'habileté tactique à concevoir et à mener des expériences suffisamment circonscrites pour satisfaire aux exigences de la rigueur tout en faisant progresser la science dans le sens d'une stratégie globale. Troisièmement, l'ingéniosité novatrice et les compétences techniques nécessaires à la réalisation d'expériences cohérentes. Quatrièmement, la capacité de voir en quoi les résultats de ces expériences permettent une meilleure compréhension et de les exploiter en vue de nouvelles expériences... Skinner possédait ces quatre talents à un point peu commun» (1970, p. ix).Malgré l'absence d'intérêt de Skinner pour l'approche que l'on a décrite comme étant celle du «praticien réfléchi», et bien qu'il eût peut-être (ainsi que ses disciples) désavoué pareille étiquette, il en est un exemple éclatant."

Louis M. Smith, "B. F. Skinner (1904-1990)", Perspectives: revue trimestrielle d'éducation comparée (Paris, UNESCO: Bureau international d'éducation), vol. XXIV, n° 3/4, 1994 (91/92), p. 539-552.
©UNESCO : Bureau international d'éducation, 2000. Ce document peut être reproduit librement, à condition d'en mentionner la source (indication apparaissant sur le document original)


Un point de vue critique

"Le salut par la technologie?

Jusqu'ici l'homme a transformé son environnement naturel, échappant ainsi aux rigueurs du monde physique. De graves problèmes sont apparus à la suite de cette transformation. Skinner croit qu'on ne peut régler ces problèmes qu'en s'engageant plus avant dans la voie qui a été ouverte par la science et la technique; il faut maintenant modifier l'environnement humain. De façon étonnante, il ne lui vient pas à l'idée que les mêmes causes peuvent produire les mêmes effets: notre mal risque fort d'être aggravé si la technique s'attaque maintenant à l'homme. Les problèmes qui nous préoccupent viennent en grande partie de ce qu'on a commencé à agir sur la nature sans se préoccuper de comprendre l'ensemble de l'équilibre naturel: on a agi au gré des découvertes ou des besoins en négligeant les répercussions de ces actions, avec les résultats catastrophiques que l'on sait. Avant de s'en prendre à l'homme, il semble qu'on devrait réfléchir plus longuement sur les problèmes posés par l'utilisation de la technique et s'efforcer de comprendre ce qu'est l'homme. Si une extrapolation généreuse à partir du pigeon en cage nous montre que l'on peut manipuler l'homme (qui ne le savait déjà?), cela ne nous offre pas de garanties suffisantes pour nous embarquer dans une nouvelle aventure."


Antoni Dandonneau, "Science de l'homme ou science du pigeon en cage?", Critère, no 9, juin 1973. Pour lire la suite, cliquez ici.



Articles récents