Longue vie à Angelina, mort aux brevets sur ses gènes!

Jacques Dufresne

L'affaire Angelina Jolie remet à l'ordre du jour le débat sur le brevetage du vivant, des gènes en particulier. À l'Agora, nous étions de ceux qui s'opposaient énergiquement audit brevetage, lequel équivaut à donner à une entreprise privée la propriété d'une partie du corps de chaque être humain. Hélas! dans les débats de ce genre, le temps joue toujours en faveur des prédateurs. Le citoyen ordinaire doit mener successivement tant de nouveaux combats de ce genre qu'il finit par oublier les précédents, tandis que les entreprises continuent imperturbablement de faire avancer leurs pions. L'affaire Jolie nous donne l'occasion de revenir, avec plus de détermination encore, à notre refus initial. Mort aux brevets sur les gènes d'Angelina, sur les vôtres, sur les miens!

 

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Le monde entier connaît maintenant cette histoire. Alertée par ses médecins, lesquels estimaient à 87% son risque d’avoir un jour un cancer du sein, la comédienne Angelina Jolie a choisi la prévention extrême : la double mastectomie. Après cette opération, son risque, lui a-t-on dit, ne serait que de 5%. C’est elle-même qui a rendu la chose publique dans un op-ed paru dans le New York Times du 14 mai dernier. Op.ed est un américanisme désignant une lettre de lecteur à laquelle on accorde un statut spécial en la publiant dans la page opposée à la page éditoriale.

 Cet événement a suscité dans le monde entier tant de commentaires sur tant d’aspects de la condition humaine et du sort des femmes, que nous ne pouvions éviter d’en chercher le sens à notre tour et d’en mesurer la portée. Angelina Jolie s’est adressée au grand public. Il faut lire le présent article en gardant à l’esprit le fait qu'il est l’œuvre d’un représentant de ce grand public qui, voulant comprendre ce qu'il lisait et entendait, a fait l’effort de triompher de l’intimidation paralysante avec laquelle on accueille généralement les propos des experts et des grands médias.

Nous nous intéresserons  d’abord à la question médicale proprement dite : la double mastectomie préventive est-elle en pareil cas le meilleur choix? Nous aborderons ensuite la question éthique, devenue une question économique, sociale et politique : le brevetage du vivant, celui des gènes en particulier.

Ces deux aspects sont liés l’un à l’autre. Si le risque est si élevé dans le cas de A.J. (87%), c'est parce qu'elle est porteuse d'un gène BRCA1 défectueux (faulty). Il se trouve que c’est la compagnie Myriad Genetics de Salt Lake City qui détient le brevet du gène BRCA1 et possède les droits sur le test qui permet de le repérer. Or cette compagnie est actuellement l’objet d’une poursuite devant la Cour suprême des États-Unis, laquelle doit rendre son jugement dans un mois. Dans les jours qui ont suivi la publication de la lettre d’A.J., dans le New York Times, les actions de Myriad Genetics ont grimpé de 4% et, si l’on en juge par ce qui s’est passé au même moment à Toronto, de nombreux hôpitaux de par le monde ont été assaillis de demandes de tests BRCA1. Ils le seront davantage au Québec, quand tous ici auront pris connaissance de la note suivante dans un article du MACLEAN’S : « Fait intéressant, les mutations du gène BRCA semblent avoir une plus grande prévalence parmi les Canadiennes françaises — comme la mère d’Angelina Jolie— et les Juives ashkénazes. » [i][1]

N’en concluons pas qu'Angelina a joué le jeu de Myriad Genetics et de l’ensemble du secteur des biotechnologies. Elle a aussi déploré dans sa lettre le coût élevé des tests, soit 3 000 $. Par là, elle se rapprochait des associations de chercheurs, de médecins et de citoyens engagés dans la poursuite contre Myriad Genetics.

 L’angoissante fausse exactitude

« Vous ne connaissez ni le jour ni l’heure »…de votre mort, dit la Bible. L’auteur si bien inspiré aurait pu ajouter : et vous n’en connaîtrez pas la cause! L’humanité ancienne était favorisée sur ce point par rapport à nous parce que la connaissance exacte des causes de notre mort et de ses coordonnées provoque plus d’angoisse en nous que son caractère inéluctable. « Ni la mort, ni le soleil ne se peuvent regarder en face. » (Héraclite) Nous conservons je ne sais quel espoir d’échapper à la mort tant qu'elle ne s’inscrit pas avec sa cause en un point déterminé de notre temps et de notre espace.

Notre science médicale nous fait payer par de l’angoisse les services qu'elle nous rend par ses traitements. C’est sans doute parce qu’il voulait éviter ce malheur que Rainer Maria Rilke, l’auteur de l’inoubliable poème Donne à chacun sa propre mort, a demandé à son médecin de ne pas lui en révéler la cause. L’accès probable à un nombre croissant de nouveaux tests génétiques de même que le recours de plus en plus fréquent aux anciens tests, via des capteurs et des microordinateurs, ravivera à tout instant notre angoisse…en vue d’assurer notre sécurité. Et alors même que la mort est une limite de plus en plus insupportable à nos yeux  « de maîtres et souverains de la nature », nous lui fournissons de plus en plus d’occasions de s’immiscer dans notre conscience pour la terroriser.

Ce qui a pour effet de nous faire dépendre de la médecine au point de nous asservir à elle. On reconnaît dans ce cas la servitude au fait que l’angoisse qui la sous-tend met l’esprit critique des gens en déroute.

Or, c’est justement ce qui s’est passé suite à la lettre d’Angelina Jolie parue dans le New York Times. L’angoisse qu'éprouvait cette femme devait être d’autant plus forte qu'elle savait que sa mère était morte à 56 ans, ce qui ne lui laissait qu’un sursis de 23 ans compte tenu du fait que ses chances d’avoir un cancer étaient de 87% selon ses médecins. 

Il nous faut d’abord expliquer ce pourcentage de 87 %. De toute évidence, ce chiffre n’a pas été établi par un essai randomisé où plusieurs groupes de personnes ayant les mêmes caractéristiques sont comparés entre eux, selon le traitement qu'ils ont reçu. Le chiffre en question n’a pu être établi que par une autre méthode forcément moins rigoureuse, relevant de la simple observation. Chacun peut se faire une première idée de cette méthode en remplissant un formulaire de risques sur un site Internet. J’ai moi-même rempli un tel formulaire sur le site Siteman Cancer Center en utilisant les données d’une femme de 37 ans ayant au moins, outre l’âge, la taille et le poids, une chose en commun avec Angelica Jolie : le gène BRCA1 défectueux. Ce qui m’a paru le plus important dans le résultat, ce n’est pas qu'il établissait un risque au-dessus de la moyenne, c’est qu'il n’était pas chiffré. On se limite sur le site du Siteman Cancer Center à préciser un maximum et un minimum, assez distants l’un de l’autre, au-dessus ou en dessous de la moyenne. Et l’on indique clairement qu'il s’agit de seuils approximatifs, d’autant plus approximatifs qu'ils s’appliquent à une personne en particulier. L’imprécision en effet est limitée si 1000 personnes sont en cause : 870 environ auront la maladie; ce chiffre sera toutefois une moyenne entre, par exemple, une apparition de la maladie à l’âge de 50 ans pour certaines personnes et à 80 ans pour d’autres. Sachant que le pronostic établi dans le cas de Mme Jolie s’applique à la totalité de sa vie, il signifie qu'elle pouvait, à 37 ans, avoir, par exemple, 20 chances d’être frappée par le cancer avant l’âge de 50 ans, mais 30 chances aussi de n’être touchée qu’après 70 ans. Notons au passage que la fréquence du cancer du sein s’accroît avec l’âge.

D’où la sagesse des responsables du Siteman Cancer Center qui évitent des chiffres correspondant d’autant moins à la réalité qu'ils sont plus précis. Pourquoi les médecins de Mme Jolie lui ont-ils fait part d’un risque chiffré de 87 %? On est tenté de penser qu'ils voulaient faire du cas de la comédienne un exemple à imiter par toutes les femmes ayant les mêmes facteurs de risque. Le pronostic suivant aurait eu bien peu d’effets : risques au-dessus de la moyenne avec un minimum de 20% au-dessous du maximum et (comme il s’agit du cas d’une personne en particulier) avec la possibilité non négligeable d’un risque au-dessous de la moyenne. Par comparaison, 87 % c’est la terreur!

Le 5% s’explique plus facilement; 0% aurait même été un chiffre plus juste. S’il n’y a plus de seins, comment pourrait-il y avoir cancer du sein? Il pourrait y avoir toutefois des effets indésirables, dont il n’a nullement été question dans la lettre au New York Times. Il n’y pas que le cancer du sein comme cause d’angoisse dans la vie d’une femme. Le fait pour Mme Jolie d’avoir cherché la sécurité dans une solution extrême n’aura-t-il pas pour effet d’abaisser sa tolérance à l’angoisse provoquée par le risque d’autres maladies? Ce sont des considérations de ce genre qui ont fait naître dans l’imagination de nombreux observateurs le scénario de la mutilation par étapes. Puisque du seul fait que nous vivons, nous portons à des degrés divers tous les risques de mort, ne serons-nous pas incités par la nouvelle logique préventive à un remplacement systématique de nos organes par des prothèses? C’est du moins ce à quoi nous invite le post humanisme…

En l’absence de la terreur provoquée par le 87 %, moins de gens auraient admiré l’héroïsme de Mme Jolie et plus de gens auraient penché en faveur de la solution à la fois la moins coûteuse et la plus sage pour ce qui est de l’art de vivre avec l’angoisse : des tests réguliers, indiqués dans ces cas à hauts risques, accompagnés d’un traitement au tamoxifène et, advenant une apparition de la maladie, une chirurgie ayant toutes les chances d’être efficace. Ces recours, soulignons-le, sont le protocole suivi à l’heure actuelle par une majorité d’oncologues. 

Comme j’ai pu le vérifier ensuite dans un article du New Scientist, le risque ne porte pas sur la mort, mais sur le cancer invasif, la forme de cancer la plus fréquente, nullement mortelle toutefois si on la dépiste au début. Quant au 87 %, il s’agit d’un chiffre dépassé, qui a été établi au cours de la décennie 1990, peu après la découverte du gène. (Par qui a-t-il été établi, par la compagnie Myriad Genetics ou par des experts indépendants?) Selon les études récentes portant sur un très grand nombre de personnes, le risque est de 65 % et c’est celui du groupe entier et non celui d’une personne en particulier. L’oncogénéticienne interviewée par le New Scientist précise qu'elle ne donne jamais de pourcentage de risques personnels. Soit dit en passant, on comprend pourquoi des esprits libres comme Joseph Dumit dans Drugs for life et de David Healy dans Pharmageddon s’indignent de ce qu’on réduise la santé à des facteurs de risque chiffrés sans raisons de l’être.

Les intérêts de la compagnie Myriad Genetics et le brevetage du vivant

Il reste à faire la lumière sur un fait : le monopole que détient la compagnie Myriad Genetics sur les tests relatifs aux gènes BRCA1 et BRCA2. Les revenus liés à ces tests représentent 74% du chiffre d’affaires de la compagnie et ils ont augmenté de 9 % au dernier trimestre. Après la fabuleuse publicité que viennent de leur faire les médecins de Mme Jolie, quel sera le taux de croissance de la demande de tests : 500%, 1000 %? Il en résultera une croissance de la demande partout dans le monde, dans les pays les plus pauvres comme dans les pays les plus riches. Compte tenu de l’importance de la pauvreté comme facteur de risques pour toutes les maladies, il y a là de quoi réfléchir un peu avant d’agir. 

Quelle est la responsabilité de Mme Jolie dans tout cela? On peut difficilement lui reprocher d’avoir donné sur ses risques un chiffre à la fois trop précis et personnalisé. Ce sont ses médecins qui l’on renseignée sur ce point. Le docteur H. Gilbert Welch, un expert dans ce domaine reconnu pour sa rigueur, lui reproche aimablement autre chose : de ne pas avoir inséré la note suivante en gros caractères noirs et gras au sommet de sa lettre : « Cette histoire est dénuée de pertinence pour 99% des femmes. » Pourquoi 99%? Parce que 99% des femmes n’ont pas le gène défectueux BRCA1 ou BRCA2. C’est la raison pour laquelle le test n’est indiqué que pour les femmes qui ont des cas de cancer du sein dans leur famille.

En ce moment, selon l’AFP, 20% des 24 000 gènes humains identifiés font l’objet d’un brevet. L’enjeu est colossal. Et Myriad Genetics n’est pas un acteur quelconque dans ce domaine, mais un leader. La question du brevetage des gènes remonte à la décennie 1990 pendant laquelle Myriad Genetics a été créée avec le soutien de l’université Utah de Salt Lake City. En 1999, la compagnie a présenté ses principes et ses projets à un groupe d’oncogénéticiens européens en des termes qui situent bien le débat actuel.

« A Salt Lake City, nous apprend la revue La Recherche, en parallèle aux discussions sur l'état d'avancement des recherches sur les gènes BRCA 1 dont les mutations sont à l'origine d'un fort risque de cancer du sein, les responsables de la firme présentèrent à leurs visiteurs une nouvelle plate-forme de séquençage automatisée en leur expliquant que celle-ci permettrait de faire les tests de prédisposition plus vite, moins cher et plus sûrement qu'avec les procédures artisanales des laboratoires académiques. »

L’argumentaire de Myriad Genetics prenait ainsi forme : si on ne peut pas breveter une chose comme un gène, qui n’est pas une invention mais une réalité naturelle, on devrait pouvoir breveter une méthode de séquençage de tel ou tel gène, ce qui équivaut à obtenir des droits sur les profits à tirer du gène en cause.

« De plus, poursuit La Recherche, comme la firme dispose aux États-Unis du droit d'usage exclusif des séquences des gènes BRCA1 et BRCA2, ses dirigeants entendaient faire valoir leur propriété intellectuelle et contrôler les pratiques de dépistage. Les Européens se virent donc proposer un arrangement selon lequel ils enverraient à Myriad l'ADN de leurs consultants tout en conservant, moyennant une redevance raisonnable, la possibilité de réaliser des dépistages de routine au sein de familles dans lesquelles une mutation a déjà été identifiée. De façon brutale, les oncogénéticiens français se trouvaient ainsi confrontés à un problème essentiel de la nouvelle économie des biotechnologies : celui des liens entre la multiplication des brevets sur des séquences de gènes, la construction du marché des tests et la médecine prédictive. »

L’anthropologue Gilles Bibeau est revenu sur cette question en la précisant dans un ouvrage magistral intitulé Le Québec transgénique, science, marché, humanité, paru en 2004[ii][2] :

« En 1990, l'équipe de M. C. King de l'Université de la Californie à Berkeley, annonçait, sur la base d'études de pedigrees de familles dans lesquelles de nombreuses femmes avaient le cancer du sein, que l'un des gènes de ce type de cancer, le BRCA1, devait se trouver sur le chromosome 17.

Les généticiens de l'Université de l'Utah, qui disposent d'un accès privilégié aux données généalogiques des mormons américains et au registre des cancers de l'État de l'Utah, se sont associés à une firme de biotechnologie, Myriad Genetics. En croisant les données généalogiques des mormons et les données du registre des cancers de l'Utah, Myriad Genetics a pu constituer deux cohortes, une composée de femmes souffrant ou ayant souffert du cancer du sein ou des ovaires et une autre formée de familles à risque, qui ont permis, sur la base d'une étude comparée des génomes, d'identifier les gènes prédisposant à certaines formes familiales de cancer. Grâce aux données généalogiques, médicales et génétiques qu'ils ont croisées, et à une technologie de pointe pour l'analyse de l'ADN, les chercheurs de Myriad Genetics ont pu, en 1994, voir dans le gène BRCA1 « un candidat sérieux au gène prédisposant au cancer du sein et au cancer des ovaires » (Miki et al, 1994). […]

Le débat sur le brevetage du vivant, des gènes en particulier, avait déjà commencé à ce moment. À l'Agora nous étions de ceux qui s'opposaient énergiquement audit brevetage, lequel équivaut à donner à une entreprise privée la propriété d'une partie du corps de chaque être humain. Hélas! dans les débats de ce genre, le temps joue toujours en faveur des prédateurs.Le citoyen ordinaire doit mener successivement tant de nouveaux combats de ce genre qu'il finit par oublier les précédents, tandis que les entreprises continuent imperturbablement de faire avancer leurs pions. L'affaire Jolie nous donne l'accasion de revenir, avec plus de détermination encore, à notre refus initial. Mort aux brevets sur les gènes d'Angelina, sur les vôtres, sur les miens!

 L'anthropologue Gilles Bibeau est de ceux qui n'avaient pas renoncé au combat. Il écrivait en 2004 : « Myriad Genetics avait déjà formulé, en 1994, une demande de brevet devant le Bureau américain des brevets et des marques. Le brevet qui lui a été accordé concerne tous les usages imaginables de la séquence du gène BRCA1 : les marqueurs chromosomiques, les trousses de dépistage et la séquence génétique elle-même. Myriad Genetics a ouvert un laboratoire d’analyses médicales et menacé de poursuivre en justice tout autre laboratoire, situé aux États-Unis ou ailleurs dans le monde, qui dépisterait les cancers du sein ou des ovaires à partir des deux gènes BRCA1 et BRCA2 pour lesquels la compagnie de l’Utah a obtenu des brevets.

Myriad Genetics s'appuie sur les règles existantes en matière de protection de la propriété intellectuelle pour affirmer que seuls ses laboratoires sont autorisés à faire ce dépistage (au coût de 2 500 $ américain par test et à concéder éventuellement à d’autres laboratoires des licences portant sur des versions simplifiées des tests.) »[iii][3]

Aux États-Unis comme dans le reste du monde l’opinion est divisée sur cette question. « Des chercheurs, médecins et femmes souffrant ou ayant souffert de ces cancers estiment que le monopole de Myriad empêche la mise au point d'autres tests médicaux et entrave la recherche fondamentale. Ils ont déposé un recours devant la plus haute juridiction du pays, qui s'en est saisi en novembre et a écouté les arguments des deux parties le mois dernier.

Les avocats des plaignants ont accueilli avec joie la démarche d'Angelina Jolie, qui a pointé dans sa tribune le coût prohibitif pour certaines femmes d'un test de dépistage de ces gènes.

«  ‘’La lumière qu'elle jette sur les barrières aux tests, notamment leur coût, est l'une des questions au cœur de notre affaire,’’ a déclaré Sandra Park, avocate de l'Union américaine pour la défense des libertés (ACLU).» Source AFP

Les arguments de Myriad Genetics sont financiers. « Nous avons investi 500 millions pour mettre au point cette méthode de séquençage des gènes BRCA1 et BRCA2. » Jamais, ajoutent-ils, les laboratoires universitaires ne pourront et ne voudront faire des investissements semblables  pour mettre au point des tests efficaces.

La cour suprême doit se prononcer dans un mois. À supposer qu'elle donne raison en totalité ou en partie à Myriad Genetics, dans le reste du monde, on se sentira obligé d’aller dans le même sens, avec cette conséquence qu'aux États-Unis le coût des tests sera compensé par les profits d’une compagnie américaine tandis que, partout ailleurs, il s’ajoutera aux fardeaux des États et des particuliers. Autre exemple illustrant le fait que la souveraineté des peuples est incompatible avec le marché mondial et la conception courante du progrès.

Tout lecteur attentif aura remarqué que nous avons dans notre survol de la question accordé la plus grande importance aux facteurs génétiques, sans rappeler constamment que ces facteurs n’agissent qu'en interaction avec d’autres facteurs, comme le comportement des personnes et l’environnement. Nous sommes ainsi tombés dans un piège sur lequel Gilles Bibeau avait pourtant attiré notre attention : « Si l'utilité du dépistage systématique des femmes porteuses des gènes BRCA1 et BRCA 2 de prédisposition à un cancer du sein ou des ovaires devait être confirmée, dans une perspective de santé publique, la politique de monopole de laboratoires tels que celui de Myriad Genetics deviendrait vite intenable sur le plan logistique et injuste sur le plan des droits des personnes malades. »

« Il me paraît utile de montrer que l'on a toujours recours sensiblement aux mêmes protocoles de recherche, que l'on étudie l'asthme, l’obésité, l'Alzheimer, la maladie de Parkinson ou les maladies mentales. Ces protocoles tendent à accentuer le rôle des gènes dans l'étiologie de ces maladies, chaque fois au détriment de l'étude des comportements des personnes et des facteurs environnementaux. Les devis de recherche ne prennent pas toujours en considération le profil comportemental des personnes atteintes et mesurent trop peu souvent les conditions environnementales dans lesquelles ces personnes vivent. »[iv][4]

Morale de l’histoire de cet article

En raison des difficultés techniques que présentait pour moi la rédaction de cet article, j’ai conservé tout au long de l’exercice le sentiment que je chassais en terre interdite. Qui étais-je pour contester le chiffre de 87 %? Mme Jolie s’est adressée au grand public, dont je suis; n’étais-je pas ainsi autorisé à participer au débat ? Cela n'a pas éliminé mon sentiment d'inaptitude à la tâche. C'est ainsi que l'indignité ressentie inhibe l'indignation.

Je n’ai triomphé qu'à moitié de ce sentiment, mais j’ai acquis une forte conviction. J’ai souvent soutenu que la lecture et l’interprétation des statistiques doit être au cœur de la culture médicale du citoyen d’aujourd’hui. J’en suis toujours convaincu mais désormais je soutiendrai que le fardeau de la clarté appartient d’abord aux experts et aux journalistes. Le faux chiffre de 87 % a été gobé sur toute la planète et il sera impossible de rétablir la vérité auprès du grand public. Tous les journalistes, tous les médias, à commencer par le New York Times, pouvaient et devaient s’interroger sur l’origine du 87 % et sur la confusion qu'on semait en l’appliquant à un cas particulier. Ce qu'a fait le New Scientist, tous les médias devaient le faire. Ce que j’ai fait moi-même avec mes modestes moyens, tous les journalistes pouvaient et devaient le faire.

Je remercie les amis qui m’ont fourni de l’information chemin faisant : Dominique Collin, Dominic Doucet et le docteur Pierre Biron, l’auteur de l’Alter dictionnaire médico-pharmaceutique. Il vient de me signaler l’article du NCI (National Cancer Institute), le meilleur à ses yeux jusqu’à maintenant. Le résumé du docteur Biron nous permet d’apercevoir l’abîme qui sépare l’état réel des connaissances du message que l’on colporte dans les médias.

« L'article du NCI est le meilleur que j'aie lu à ce jour. Le 87% semble exagéré comme risque absolu chez Jolie. Pour connaître la 'vérité' il faudrait comparer l'incidence à vie dans une population de femmes n'ayant pas ces mauvais gènes avec la même incidence à vie dans une population qui porte lesdits gènes.

Mais les chiffres que nous avons (le 12% de risque absolu) concerne la population générale (qui n'a pas eu le test génétique, 'par bonheur') et le 60% concerne la population très restreinte des femmes qui ont eu le test parce qu'elles étaient cliniquement à haut risque (famille atteinte) et qui se sont avérées positives pour le test. Ces deux populations ne sont pas nécessairement comparables, le NCI explique pourquoi. Affirmer que le risque relatif est de 5% semble correct si l'on suppose que les femmes testées étaient semblables aux femmes non testées, supposition non prouvée.

Il faudrait connaître le risque de base de Jolie avant de subir le test, risque influencé par sa mère surtout mais aussi par son environnement et ses habitudes de vie, et le multiplier par 5.

Il y a heureusement des domaines où le savoir médical épidémiologique est plus avancé, comme pour la cigarette et le cancer du poumon.

Souhaitons que la cour suprême des ÉU n'approuve pas le brevetage du vivant. »

 

Les découvertes de la onzième heure sont souvent les meilleures. Voici quelques faits tirés d'un article substantiel d'un expert espagnol, le docteur Juan Gérvas :

 

 

« Le  risque de 87 % s’applique aux personnes de  75 ans et ne nous apprend rien sur le risque de mortalité.

(Además, el riesgo que se comenta (87% para cáncer de mama y 50% para cáncer de ovario) se refiere al "riesgo acumulado a los 75 años", no al riesgo en los próximos años. Y se refiere al riesgo de que se presente el cáncer, no al riesgo de muerte por el mismo.)

Un BRAC défectueux n’est pas une condamnation à mort, c’est un facteur de risque associé  à une plus grande incidence du cancer du sein ou des ovaires; ces cancers ont toutefois un meilleur pronostic que les cancers de la femme dont le BRCA n’a pas subi de mutations

Parmi les résultats des tests de BRAC 15 % sont des faux négatifs et 13% ne peuvent pas être interprétés clairement.

(La determinación de los genes BRCA no es infalible. Por ejemplo, son falsos negativos el 12-15%; y aproximadamente en el 13% de los test "positivos" se desconoce el significado de la mutación (beneficioso, perjudicial, neutro).)

 

 

 

 

 

 

 

 

 



 

 



[i][1]« Interestingly BRCA mutations seem to have a higher prevalence among French-Canadian women—like Angelina’s mother—and Ashkenazi Jewish womenN.B. Nous n’avons vu aucune allusion aux femmes canadiennes françaises dans les nombreux articles et sites que nous avons consultés, mais il y est partout question des femmes ashkénazes.

[ii][2] Boréal, Montréal, 2004.

[iii][3] Ibid., p.85-8

[iv][4] Ibid,.p.87

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