Bêtise de l’homme neuro-amélioré

Pierre-Jean Dessertine

Stimulations du cerveau 

 

Que l’homme veuille améliorer ses performances spirituelles (au sens large = non corporelles) est bien légitime. C’est d’ailleurs une très vieille histoire. Dans la spiritualité orientale, on a toujours cultivé des techniques très poussées d’amélioration de la maîtrise des représentations. Et nos ancêtres, dans cette fonction essentielle du cerveau qu’est la mémoire, avaient, grâce à la mnémotechnique, réalisé des prodiges : des penseurs de la Renaissance, comme Bruno, étaient capables de réciter par cœur des ouvrages entiers.

Aujourd’hui, la mémoire n’est plus un problème puisque grâce à nos appendices techniques (smartphone, clé USB, etc.) nous avons toujours à portée de main tout le savoir du monde. L’idée d’amélioration de nos compétences spirituelles a d’autres ambitions et passe par d’autres voies. Ces ambitions sont essentiellement la performance sociale ; et ses moyens sont l’intervention technique sur le cerveau.

Il s’agit de provoquer des modifications du cerveau pour que son possesseur, l’étudiant, le chercheur, l’écrivain, le conférencier, soit intellectuellement plus performant, l’artiste ait un mental à la hauteur de l’ambition de son spectacle, de même le sportif lors de son épreuve ou le technicien hautement qualifié lors de sa mission cruciale, etc. Actuellement, les techniques sont soit :

- la prise de molécules qui modifient les fonctionnement des neurones du cerveau (sont dans cette catégorie les inhibiteurs émotionnels tel diazépam dans le Valium),

- la résonance magnétique (traitement sans introduction de substances dans l’organisme) qui induit des modifications du régime électrique des neurones, modulant ainsi l’activité de certaines zones du cerveau,

- enfin la stimulation cérébrale par intervention chirurgicale directe sur le cerveau (implantation d’électrodes dans la boîte crânienne).

Face à ces possibilités offertes par le progrès techno-scientifique, il faut se poser la question qui est impliquée par tout choix humain : pourquoi ?

Et la réponse est simple : pour poursuivre des valeurs qui sont constamment mises en avant dans la société telle que nous la vivons, c’est-à-dire mondialisée, fondée sur le règne de la valeur d’échange (l’argent) par la circulation de marchandises appuyée sur le progrès technique. C’est une société au dynamisme inédit dont le ressort se trouve dans la compétition. La « réussite », valeur devant donner le sens de sa vie à chacun, implique donc d’être performant afin de vaincre dans cette compétition. C’est donc bien « Le culte de la performance », pour reprendre le titre du livre de Ehrenberg (1991) qui préside au choix de la neuro-amélioration.

C’est pourquoi la neuro-amélioration est une forme très particulière d’amélioration de l’esprit. Elle consiste toujours en une modification matérielle du cerveau. Elle vise toujours un résultat à court terme – elle néglige le long terme : quels sont les effets secondaires et qu’advient-il du rapport aux agents de la modification (on sait qu’il y a souvent de graves problèmes d’addiction), de l’évolution de l’image de soi, etc. ? Elle cible toujours une fonctionnalité précise de l’esprit : la sensibilité émotionnelle, la capacité d’attention, le niveau d’activité, des capacités intellectuelles particulières (mémoire, calcul, imagination), etc. Et son efficacité pose problème car elle est très souvent insuffisamment objectivable.

La neuro-amélioration ne concerne donc jamais les valeurs en fonction desquelles on doit vivre pour donner à sa vie sa plus grande valeur – ce qu’on appelle « le sens de la vie ». Ces valeurs, déjà déterminées socialement, sont présentées comme évidentes. Et d’ailleurs on peut mettre tout de suite au défi les neurologues de déterminer l’aire du cerveau à activer pour être performant en ce domaine, le choix concernant le sens de la vie étant déjà présupposé dans la notion de performance.

Ce que l’on sait, en revanche, c’est que ces attributions d’aires du cerveau à des fonctions spirituelles particulières, loin d’être figées, évoluent, déjà par programmation génétique lors de la phase embryonnaire et de la prime enfance, mais aussi plus tard selon les choix de vie de l’individu. C’est ce qu’on appelle la plasticité neuronale. L’enrichissement de l’expérience, l’apprentissage, démultiplient les connexions neuronales ; se spécialiser dans une activité – être pianiste par exemple – reconfigure partiellement le cerveau (Cf. Sciences & vie n° 1155 : À chaque métier son cerveau) ; l’apparition de l’écriture a reconfiguré profondément le cerveau humain ; il en sera sans doute de même avec la généralisation de l’interaction avec des terminaux numériques.

Cela signifie que, si des fonctionnalités mentales particulières dépendent de l’état de certaines aires déterminées du cerveau, l’état du cerveau lui-même, sa configuration générale, dépend de choix spirituels humains. La liberté humaine n’est donc pas un épiphénomène du cerveau, c’est bien plutôt ce qu’est le cerveau singulier de l’individu qui dépend de sa liberté. Ce qui n’est pas étonnant ! L’approche de la neuro-amélioration, comme toute l’approche techno-scientifique contemporaine est matérialiste : c’est un certain niveau de mise en réseau de cellules neuronales qui déterminerait la vie spirituelle, comme ce sont certaines configurations d’atomes en interaction qui produiraient la vie. Or ce matérialisme n’est finalement pas défendable comme nous l’avons montré dans Séductions et impuissances du matérialisme.

Autrement dit, la neuro-amélioration fonctionne en aveugle par rapport à la liberté proprement humaine, celle de nos choix de vie éclairés par notre conception du Bien : chaque acte technique de neuro-amélioration nie notre liberté d’être humain par le fait même qu’elle fige notre configuration cérébrale en prétendant la modifier par un agent extrinsèque.

Cette référence à la liberté vaut aussi pour fonder la distinction entre l’état de santé et celui de maladie. Le philosophe Canguilhem disait très simplement : «Je me porte bien, dans la mesure où je me sens capable de porter la responsabilité de mes actes, de porter des choses à l’existence et de créer entre les choses des rapports qui ne leur viendraient pas sans moi, mais qui ne seraient pas ce qu’ils sont sans elles.» (Écrits sur la médecine ; Seuil, 2002). Être en bonne santé, c’est être en état d’exercer cette liberté proprement humaine qui nous fait aller de l’avant vers ce que nous jugeons être le Bien, ce qui passe par la création d’œuvres et l’établissement de nouveaux rapports avec le monde et tout spécialement les autres humains.

Par opposition, dans l’état de maladie, cette liberté est contrainte à se recroqueviller dans la mesure où, les problèmes de fonctionnement de l’organisme précarisant la vie, ce sont les besoins vitaux qui prennent le pas sur les désirs humains. C’est pourquoi, il y a une légitimité des interventions techniques sur le cerveau du malade pour améliorer sa condition – pensons par exemple aux crises d’angoisse ou aux dépressions – à la mesure de l’impossibilité qu’a le patient d’exercer sa liberté. On est là dans le soin médical et non dans la neuro-amélioration.

La revue Nature a publié (décembre 2008) un manifeste coécrit par une équipe de chercheurs américains (États-Unis) : “Pour un usage responsable des drogues d’amélioration cognitive chez les sujets sains” en lequel on peut lire :
“L’usage de drogues peut apparaître comme un type d’amélioration spéciale, parce que provoquant des altérations dans le fonctionnement du cerveau, mais on a pu montrer que c’était aussi le cas de toute intervention susceptible d’améliorer la cognition. De récentes recherches ont démontré l’existence de modifications neurales bénéfiques obtenues grâce à l’exercice, la nutrition, le sommeil, ainsi que par la lecture ou l’éducation. Bref, les drogues d’amélioration cognitives sont moralement équivalentes à d’autres méthodes plus familières d’amélioration.” Cité par Rémi Sussan : Le cerveau, objet technologique (6/8)

La conclusion de l’argument est étonnante : parce que les résultats sont équivalents, les méthodes « sont moralement équivalentes ». On est ici dans une morale purement pragmatique : c’est le résultat qui compte ; est bien le comportement qui réussit, est mal celui qui échoue. Un but – comme l’amélioration de la capacité de connaître (« cognition ») – étant accepté, il n’y a pas à s’interroger sur les moyens pour l’atteindre du moment que le résultat est là.

Mais comment ces auteurs peuvent-ils méconnaître la différence qu’ils font, en leur vie même, entre ce qu’ils réussissent par la prise d’une drogue et ce qu’ils réussissent par des « méthodes plus familières » comme l’entraînement, l’effort de mémorisation, l’hygiène de vie, etc. ? Dans le premier cas, ils sont satisfaits du résultat, mais ils ont comme un sentiment de pauvreté de soi car il savent qu’ils n’ont fait, pour cela, que subir les effets d’un facteur extrinsèque. Alors que dans le second cas, outre la satisfaction du résultat, ils éprouvent un sentiment d’estime de soi car ils ont été eux-mêmes acteurs de ce succès.

L’opposition entre ces deux comportements peut être éclairée par la distinction que fait Spinoza entre l’action et la réaction : «Je dis que nous agissons lorsqu'il se produit en nous ou hors de nous quelque chose dont nous sommes la cause adéquate, c'est-à-dire (...) lorsque, en nous ou hors de nous, il suit de notre nature quelque chose qui peut être clairement et distinctement compris par cette seule nature. Mais je dis au contraire que nous sommes passifs lorsqu'il se produit en nous, ou lorsqu'il suit de notre nature, quelque chose dont nous ne sommes que la cause partielle.» (Éthique, Partie III, définition II). Dans une performance issue d’une modification dans son cerveau obtenue par intervention technique, l’individu n’est pas la cause adéquate du résultat positif, et la satisfaction qu’il en tire est mêlée de tristesse, car la tristesse est le sentiment lié a une diminution de ce que Spinoza appelle sa « puissance d’agir », et, effectivement, celle-ci est diminuée lorsque l’individu n’a été que l’objet de la mise en œuvre d’une technique. Au contraire, lors d’une performance obtenue toute entière par l’exercice de sa liberté, il se sait être la cause adéquate du résultat positif, et celui-ci est l’indice de l’augmentation de sa puissance d’agir, ce qui lui donne de la joie. Et nous avons tous expérimenté la joie. Nous savons que c’est un sentiment qui, contrairement au plaisir, n’a rien de circonstanciel. Le plaisir consacre toujours une bonne rencontre, mais qui passe. La joie, parce qu’elle consacre ce qu’on peut appeler une augmentation de sa qualité d’être – ce que recouvre la notion d’« estime de soi » – est durable.

Il n’y a donc pas du tout « équivalence morale » entre les deux méthodes de performance mentale, celle par les artifices techniques et celle par les « méthodes plus familières ». C’est bien pourquoi Spinoza fait de la distinction entre ces deux types de comportement – la comportement réactif et le comportement actif – le fondement d’une « éthique » (qui est le titre de son livre – Spinoza parle d’« éthique » plutôt que de « morale » pour se démarquer de la morale de son époque fondée sur le jugement de Dieu). Si le comportement réactif est bien notre comportement premier, car il est inévitablement celui de la prime enfance, tout le sens de la valorisation de notre existence est de sortir des comportements réactifs pour entrer toujours plus pleinement dans l’action. Là est le bien pour l’être humain.

Au contraire, l’homme qui est dans la réaction – l’homme neuro-amélioré, et plus généralement l’homme « augmenté » en se faisant l’objet de nouvelles techniques, mais aussi plus communément l’homme qui ingère de la caféine pour soutenir son investissement dans son travail – reste dans la même logique de comportement que le petit enfant et l’animal (l’animal se comporte ordinairement en réagissant à ses instincts, et au dressage s’il est domestiqué).

Il se comporte, au sens propre, bêtement.

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