À qui appartient la décision finale?

Jacques Dufresne

Il y a quelques années c'était un privilège que de pouvoir mourir à l'heure fixée par la nature. Le mot code apparaissait sur la plupart des dossiers des malades en phase terminale : en cas d'arrêt cardiaque on devait tenter la réanimation.
Depuis les choses ont changé si radicalement qu'on commence à reprocher aux médecins d'abuser du pouvoir qui leur permet de décréter qu'aucun moyen extraordinaire ne sera utilisé dans un tel ou tel cas.

La liste des problèmes résultant de cette situation ne cesse de s'accroître, cependant que les solutions possibles suivent la courbe descendante des fonds que l'État peut consacrer au secteur de la santé. Dans un article paru dans la dernière livraison du magazine l'Actualité, Dominique Demers présente un excellent aperçu de ces problèmes.

Le fait central, qui ressort d'un sondage mené l'an dernier par le Groupe de recherche en bioéthique de l'Université de Montréal, c'est que « c'est le médecin qui décide; un seul patient sur quatre seulement est consulté ».

Si démesuré que paraisse ce pouvoir du médecin, il faut toutefois songer sérieusement aux solutions de remplacement avant d'en réclamer l'abolition.

On peut limiter le pouvoir du médecin de deux façons : soit en obligeant ce dernier à consulter le malade ou ses proches, soit en multipliant les lois et règlements pour réduire la marge d'arbitraire.

Supposons qu'on oblige le médecin à consulter le malade ou ses proches. Tous les problèmes ne seront pas réglés pour autant. Si les médecins peuvent être barbares, ils peuvent aussi être un rempart contre la barbarie. Dans certains cas, encore exceptionnels heureusement, les proches, les lointains plutôt, peuvent aller jusqu'à réclamer l'euthanasie pour pouvoir partir en voyage. Cela s'est vu récemment. D'autre part, le malade ou ses mandataires peuvent difficilement avoir une vue d'ensemble des contraintes dont il faut tenir compte pour prendre une décision juste. Ces contraintes sont devenues telles que l'État lui-même, par la loi 27, oblige les médecins à tenir compte des problèmes de gestion dans les décisions qu'ils doivent prendre en tant que cliniciens.

Comment les médecins pourraient-ils assumer de telles responsabilités tout en étant tenus de suivre l'avis des proches? En outre, le coût de ces consultations aurait pour effet de réduire les ressources disponibles pour les traitements et donc d'accroître les contraintes de la gestion.

Supposons maintenant qu'on multiplie les lois et règlements pour réduire la marge d'arbitraire. Les médecins pourraient ainsi être tenus d'accorder la préséance aux jeunes, aux soutiens de famille; mais pourquoi pas aussi aux hommes politiques, aux chefs d'entreprises et aux leaders syndicaux? Il n'y a pas de limites en effet aux lois et règlements, nous ne le savons que trop. Mais à l'horizon, et cet horizon est proche, c'est l'enfer bureaucratique. Dans l'hypothèse, par exemple, où la préséance serait accordée aux jeunes par la loi, que pourrait-on faire
dans une situation où un vieillard ayant d'excellentes chances de s'en tirer se trouverait en compétition avec un jeune dont l'espérance d'une vie autonome serait pratiquement nulle?

Les lois sont générales. La situation des malades est particulière. En voulant rendre ces deux choses compatibles, on ne peut que créer du désordre et de la confusion. Il vaut donc mieux ne pas codifier le code.

Placé devant une difficulté semblable, Platon avait donné une réponse qui a conservé toute sa pertinence : « Ce qui est le meilleur, c'est non pas que la force appartienne aux lois, mais qu'elle appartienne à celui qui, avec le concours de la pensée sage, est un homme royal... car jamais une loi ne serait capable d'embrasser avec exactitude ce qui, pour tous à la fois, est le meilleur et le plus juste et de prescrire à tous ce qui vaut le mieux. »

Il conviendrait donc de s'en remettre au jugement du médecin, mais à condition que le dit jugement s'appuie sur une pensée sage. Le bioéthicien David Roy adopte une position semblable quand il dit d'une part « qu'il faudrait décider cas par cas », et d'autre part que « le plus urgent c'est de former les médecins ».

Il y a peut-être une autre solution : s'en remettre à une équipe composée du médecin, des infirmières, d'une travailleuse sociale. Mais peut-on seulement imaginer qu'une décision de cette importance soit prise par vote? Quel serait le quorum? Est-ce l'équipe dans son ensemble qui serait responsable de la décision? Y compris ceux qui auraient voté contre?

Décidément, il vaut mieux s'en remettre à un individu responsable, le médecin pour l'instant, avec l'espoir qu'il sera assez sage pour consulter le malade et son entourage.

Pour ceux qui ne croient pas en la sagesse des médecins ou qui doutent qu'elle puisse s'exercer dans les conditions actuelles, il y a fort heureusement une autre possibilité: refuser carrément d'être traité à l?hôpital, en se réservant la possibilité de recourir à des médecines parallèles.

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