De la démence précoce à la schizophrénie

Henri F. Ellenberger

« Eugen Bleuler est universellement connu pour sa théorie et sa description de la « schizophrénie » (terme crée par lui pour remplacer l'expression « démence précoce » dont la signification originelle n'était plus comprise). Il est à peu près impossible de comprendre l'oeuvre de Bleuler sans tenir compte des luttes sociales et politiques dans le canton de Zurich au XIXe siècle. Eugen Bleuler était né en 1857, à Zollikon, alors village de paysans, incorporé aujourd'hui dans la banlieue de Zurich. Ses ancêtres avaient été paysans, mais son père était marchand en même temps qu'administrateur de l'école locale. Son père, son grand-père et tous les membres de sa famille gardaient encore un souvenir très vivant de l'époque où la population paysanne du canton était sous la domination des autorités de la ville de Zurich qui limitaient étroitement l'accession des paysans à certaines professions ou emplois, leur refusant tout accès à une éducation supérieure. La population paysanne prenait conscience de son existence comme classe sociale, tantôt sous une forme agressive ou révolutionnaire, tantôt d'une façon plus progressive. Ils organisèrent des cercles de lecture et d'autres activités culturelles. La famille de Bleuler avait pris part à ces luttes politiques qui aboutirent finalement, en 1831, à la reconnaissance de l'égalité des droits pour les paysans et à la création de l'Université de Zurich, en 1833, destinée à promouvoir le développement intellectuel de la jeune génération paysanne. On fit appel à bon nombre de professeurs étrangers pour occuper les postes que ne pouvaient assurer des citoyens suisses.
Les premiers professeurs qui enseignèrent la psychiatrie à Zurich furent des Allemands : Griesinger, Gudden et Hitzig. Ils furent aussi les premiers directeurs de l'hôpital psychiatrique du Burgholzli. Certains se plaignirent de ce que ces hommes passaient plus de temps avec leurs microscopes qu'avec leurs malades et de ce qu'ils ne parvenaient pas à se faire comprendre de leurs malades, parce qu'ils ne parlaient que le haut-allemand et ignoraient le dialecte local. Durant ses études secondaires Bleuler entendit souvent ces plaintes. Il décida de devenir un psychiatre capable de comprendre les malades mentaux et de se faire comprendre d'eux.

Dès qu'il eut obtenu son diplôme, Bleuler remplit les fonctions d'interne à l'hôpital psychiatrique de la Waldau, près de Berne, où il fit preuve d'un dévouement peu ordinaire à l'égard de ses malades. Il quitta ensuite la Suisse pour travailler avec Charcot et Magnan à Paris, alla à Londres et à Munich, puis rejoignit l'équipe du Burghölzli qui était alors sous la direction de Forel. En 1886 Bleuler fut nommé directeur de l'hôpital psychiatrique de Rheinau, immense asile abritant de vieux malades mentaux, et considéré comme l'une des institutions les plus arriérées de la Suisse. Bleuler travailla à réformer cet hôpital et s'occupa de ses malades avec un rare désintéressement. Célibataire, il vivait à l'intérieur même de l'hôpital et consacrait tout son temps à ses malades, depuis les premières heures du matin jusque tard dans la nuit, participant aux soins, organisant des séances de thérapie rééducative et réalisant un contact affectif étroit avec chacun de ses malades. Il parvint ainsi à comprendre remarquablement les malades mentaux, connaissant les détails les plus intimes de leur vie intérieure. De cette expérience il devait tirer la substance de son ouvrage sur la schizophrénie et de son manuel de psychiatrie.

En 1898, Bleuler fut désigné pour succéder à Forel à la tête du Burghölzli. Ses fonctions comprenaient également l'enseignement, ce qui lui permit de transmettre à ses étudiants les fruits de son expérience de Rheinau. Ces cours servirent de base pour son grand ouvrage sur la schizophrénie qu'il publia tardivement en 1911. Pendant ce temps il continuait ses recherches avec l'aide de son équipe dont fit partie, après 1900, C.G. Jung.

Les idées de Bleuler sur la schizophrénie ayant souvent été mal comprises, il n'est peut-être pas superflu d'en rappeler ici les grands traits. Le point de départ de la théorie de Bleuer est son propre effort pour comprendre une catégorie de malades que personne n'avait réussi à comprendre jusque là, les schizophrènes. Au cours des douze années passées à Rheinau où il vivait en permanence avec un grand nombre de tels malades, il s'était non seulement entretenu avec eux dans leur propre dialecte, mais s'était appliqué à comprendre le sens caché de leurs paroles et de leurs hallucinations considérées comme absurdes. Bleuler parvint ainsi à établir un « contact affectif » (affectiver Rapport) avec chacun de ses malades. Cette approche clinique fut complétée ultérieurement, à l'hôpital psychiatrique du Burghölzli, par d'autres investigations, grâce au test des associations verbales, sous la conduite de Jung, puis, plus tard encore, par le recours aux théories psychanalytiques de Freud.

S'appuyant sur ses recherches cliniques, Bleuler développa une nouvelle théorie de la schizophrénie. Par opposition aux théories purement organicistes qui prévalaient encore à cette époque, Bleuler professait une théorie que nous appellerions aujourd'hui organo-dynamique. La schizophrénie procédait, pensait-il, d'une cause inconnue (peut-être de l'action qui jouait un rôle important). Dans le chaos des symptômes multiformes de la schizophrénie, il distinguait des symptômes primaires ou physiogènes, effets directs du processus organique inconnu, et des symptômes secondaires ou psychogènes dérivant des symptômes primaires. Cette distinction lui avait probablement été inspirée par les idées de Janet sur la psychasthénie. De même que Janet définissait, dans la psychasthénie, un trouble fondamental, à savoir le relâchement de la tension psychologique, de même Bleuler voyait dans les symptômes primaires de la schizophrénie un relâchement de la tension des associations, un peu à la manière de ce qui se passe dans les rêves nocturnes et dans les rêveries diurnes. Il pensait que les symptômes secondaires, dans toute leur diversité et leur richesse, dérivaient de ces symptômes fondamentaux, en particulier des Spaltungen ou dissociations entre les diverses fonctions psychiques, par exemple entre l'affectivité et l'intelligence et entre l'affectivité et la volonté. L'autisme, c'est-à-dire la perte de contact avec la réalité, était, selon la conception originelle de Bleuler, une conséquence de cette dissociation (plus tard seulement ses disciples y virent le symptôme fondamental de la schizophrénie). On pourrait établir une comparaison curieuse entre le concept de schizophrénie de Bleuler et la théorie philosophique de Schlegel selon laquelle la communication avec Dieu, la nature et l'univers est refusée à l'homme parce qu'à l'intérieur de lui-même l'homme se trouve dissocié entre la raison, la volonté et l'imagination, la tâche de la philosophie étant de rétablir l'harmonie au coeur de l'homme. Il est fort douteux, cependant, que ces idées de Schlegel aient exercé une influence sur la théorie de la schizophrénie de Bleuler, en dépit de cette analogie de pensée.

Du point de vue nosologique, le concept de schizophrénie de Bleuler est plus large que celui de démence précoce de Kraepelin, puisque Bleuler rattache à la schizophrénie divers états aigus où l'on voyait avant lui des entités nosologiques distinctes. Il y a là plus qu'une subtilité diagnostique. Bleuler affirmait que si les malades souffrant de ces états aigus bénéficiaient d'un traitement intensif approprié ils avaient de fortes chances de guérison, alors que si on les négligeait ou les traitait de façon inappropriée, la plupart évolueraient vers la schizophrénie chronique.

La façon dont Bleuler conçoit la schizophrénie n'est pas seulement une nouvelle théorie, mais, comme l'a bien montré Minkowski, elle comporte aussi des implications thérapeutiques. Bleuler a introduit l'idée optimiste que la schizophrénie pouvait s'arrêter ou rétrocéder à n'importe quel stade de son évolution. A une époque où l'on ne disposait pas encore de traitements physiologiques ou pharmacologiques il recourait à un certain nombre de procédés qui, au témoignage de tous ceux qui ont travaillé au Burghölzli à cette époque, avaient parfois des effets miraculeux. Il renvoyait, par exemple, précocement des patients en apparence gravement atteints ou les transférait subitement et de façon inattendue dans un autre service ou encore leur confiait une responsabilité. Il organisa aussi tout un système de thérapie rééducative, réglait les loisirs de ses malades et se préoccupait de faire de l'hôpital psychiatrique une authentique communauté humaine ».

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