Otto Rudolf


Rudolf Otto a publié en 1917 son livre désormais classique : Le Sacré. Mis sous presse dix-huit fois en douze ans, traduit en plusieurs langues, ce livre a contribué à réveiller la pensée et le sentiment religieux des protestants menacés par la critique libérale qui brisait tout élan religieux au niveau le plus profond de l'homme. A la même époque en France, Bergson redonnait un « élan vital » à la réflexion religieuse étouffée par le scientisme du début du siècle. Les premiers pas de la sociologie des religions s'étaient faits dans ce dernier sillage. Blondel, de son côté, fera effort pour « passer d'une philosophie de l'immanence à une affirmation de la transcendance ». Les sciences naturelles avec leur univers clos avaient pénétré dans le champ de toutes les autres sciences. Dans un tel contexte, l'élan religieux vers un « au-delà » devenait chose du passé, encore observable chez les primitifs et les civilisés attardés.

L'oeuvre d'Otto en sera marquée malgré les bonnes intentions de l'auteur. Mais sa recherche sur la transcendance du « tout autre » donnera une impulsion à la réflexion religieuse 1. C'est donc avec une âme religieuse que ces auteurs ont entrepris leurs travaux. Par ailleurs, on verra comment un Durkheim videra le phénomène religieux de sa substance même.

Pour Otto, le sacré est une expérience irréductible à tout autre, un sentiment originaire et spécifique qui cherche communication avec le « tout autre », le « numineux » comme pôle ultra phénoménal. Comme chez Lévy-Bruhl 2 dans ses premières oeuvres, enferme-t-il le sacré dans un univers prélogique ?

S'agit-il d'une catégorie composée exclusivement d'éléments non rationnels ? Il faut nuancer. Les sentiments du sujet religieux ne sont pas conçus comme de purs états subjectifs. « Nous entendons par sentiment non pas un état subjectif, mais un acte de la raison elle-même, un mode de connaître qui se distingue dumode de connaître par l'entendement, c'est-à-dire de la connaissance réfléchie et dialectique sous la forme du concept et de la définition » 3. Plus que le sujet religieux, Otto envisage d'abord l'objet religieux. Et c'est par celui-ci qu'il introduit le rationnel, non pas comme un corps étranger mais parce que l'homme cherche le Numineux autant par la connaissance rationnelle que par son affectivité 4.

Cette pensée s'inscrit dans une réaction contre Kant qui réduisait le sacré au moral, seul pur intelligible. A l'extrême opposé s'affirme un Schleiermacher, refusant de faire du sacré un pur donné métaphysique (connaissance) ou une réalité exclusivement morale (volonté). identifiant plutôt le sacré au sentiment (dont on cherche vainement l'objet spécifiquement religieux chez cet auteur) 5. On mesure tout le mérite d'Otto et de Scheler qui nous ont fait sortir des ornières de la philosophie des lumières (Aufklärung), du psychologisme ou du sociologisme religieux. Otto et Scheler plus que tout autre de leurs  contemporains ont établi que l'acte religieux ne se comprend qu'à partir de son objet qui d'abord lui donne sa spécificité, sa vérité Aux chapitres IV et VII, Otto étudie les deux pôles du sacré : répulsion et attraction, deux attitudes en face du numineux mystérieux. Cette distinction devenue classique ne nous semble pas satisfaisante, surtout pour trouver la spécificité de l'attitude religieuse dans le sacré.

Si nous allons jusqu'aux racines latines, est « sacré » l'homme ou la chose qui ne peut être touché sans souiller ou sans être souillé, et le « profanum » ressortit aux personnes et aux choses dont le commerceest libre. Le respect est considéré comme une condition essentielle de l'existence et de la fonction du sacré. Un caractère d'inviolabilité est attribué au tribun sacro-saint. C'est comme une présence mystérieuse et transcendante qui « hante l'objet sacré ». Les ethnologues se servent du concept « mana » (originaire de Mélanésie) pour signifier cette puissance agissante. Celle-ci relève d'une conception physique chez les primitifs, alors que chez les civilisés le sacré tend à devenir abstrait, subjectif, éthique et même juridique 6.

Durkheim durcit à tort la distinction mentionnée plus haut : « La chose sacrée, c'est, par excellence,celle que le profane ne peut pas toucher impunément, les deux genres ne peuvent se rapprocher et garder en même temps leur nature propre [...] ce sont les deux catégories de choses les plus profondément différenciées, les plus radicalement opposées l'une à l'autre » 7. Le sacré lui-même véhicule des puissances bienfaisantes et des puissances mauvaises, le pur et l'impur. Les deux sont tout  autant interdits et séparés du reste. Le sacré religieux ne trouve donc pas sa spécificité dans une opposition au profane ni dans la dichotomie pur-impur. Il faut chercher comment il se manifeste au niveau des attitudes religieuses exprimées par les rites, à quoi ou à qui il s'adresse. Jusqu'ici nous avons vu différentes attitudes de l'homme devant un donné mystérieux appelé « numineux ».

L'homme perçoit plus ou moins rationnellement qu'il existe au delà de lui-même un monde qui l'appelle ou le rejette, le terrorise ou le fascine, un monde spirituel au-dessus de son univers corporel. On a rattaché les études d'Otto aux catégories kantiennes qui évacuent tout le rationnel de ces attitudes. Les textes cités plus haut nous permettent de nuancer ce jugement. De plus, beaucoup trop d'interprètes d'Otto se sont polarisés sur l'ambivalence du sacré : le « fascinans » et le « tremendum », oubliant le « mysterium » qui singularise l'expérience religieuse et lui consacre son originalité irréductible. Repris par la réflexion, ce « tout autre » sera découvert sous ses différents aspects : toute-puissance, au-delà, présence aux hommes, ineffabilité. Otto y verra le cheminement du monothéisme. Même si l'expérience religieuse est caractéristique, elle ne s'isole pas de la condition humaine. Le sacré vient qualifier celle-ci totalement sans être engendré par un donné a-religieux. Il écarte ainsi à la fois une vision dichotomique du phénomène religieux et les théories a-religieuses de sa genèse. Mais Otto ne nous en dit pas long sur cette réalité sui generis qu'est le « numineux », le « mysterium ».

Le phénoménologue Van der Leeuw nous achemine plus sûrement vers le sacré authentiquement religieux. Celui-ci suscite des sentiments de haine et de crainte, ou de respect et d'amour, le sacré impose toujours à l'homme une obligation absolue. Le sens religieux de la chose est celui auquel ne peut succéder aucun autre sens plus large ou plus profond 8.

P. Tillich, cité par M. Yinger, abonde dans le même sens : « [...] is that which concerns us ultimately...by means of which a group of people struggles with these ultimate problems of human life » 9.Cette approche nous paraît trop intellectuelle et ne tient pas assez compte de ce qu'il peut y avoir de spontané et de quotidien dans l'attitude religieuse en quête de l'absolu.

« L'absolu qui polarise les attitudes religieuses répond évidemment au besoin de comprendre les significations ultimes. Les sociologues de la religion l'ont reconnu, mais ils n'ont peut-être pas toujours remarqué que l'absolu répond également au besoin de la vie quotidienne. C'est un point sur lequel Max Weber insistait et sur lequel Parsons est revenu. Le sacré n'est pas réservé à l'au-delà ; il inspire le comportement journalier du croyant. Ne reconnaître l'invasion du sacré qu'aux grands tournants de l'existence serait se méprendre sur les motivations permanentes des conduites religieuses. Faire abstraction de ce fait équivaudrait à s'arrêter aux cadres extérieurs des attitudes, à ne percevoir que l'envers des certitudes ou des convictions. Le sacré est ici un élément spécifique ; si on le néglige, on s'expose à confondre le sentiment religieux avec certaines formes de dogmatisme (politique, idéologique) qui sont d'un autre ordre. A. Brien a montré que le fait de reconnaître les degrés du sacré interdit d'en confondre toutes les formes intermédiaires. Cette remarque méthodologique nous apparaît capitale » 10.

Ayant à reprendre certains aspects de cette citation, nous ne retenons que la distinction entre l'absolu dusacré et les autres types d'absolu. R. Caillois mérite ce reproche lorsqu'il définit le sacré :« L'être, la chose, l'idée à quoi l'homme suspend toute sa conduite, ce qu'il n'accepte pas de mettre en discussion, de voir bafouer ou plaisanter, ce qu'il ne renierait ni ne trahirait à aucun prix. Pour le passionné, c'est la femme qu'il aime, pour l'artiste ou le savant l'oeuvre qu'ils poursuivent, pour l'avare l'or qu'il amasse, pour le révolutionnaire la révolution » 11.
Nous serions injustes envers l'auteur en ne retenant de son oeuvre que cette définition. Avant d'y revenir, au chapitre de la désacralisation, signalons certaines observations très judicieuses sur le devenirdu sacré dans la conscience moderne. Le sacré s'est d'abord émietté dans des secteurs spécialisés. On l'a progressivement évacué des groupes et des institutions comme on l'avait fait pour la société globaledevenue autonome en face de l'Église. Le sacré s'est individualisé et même « psychologisé » dans une « pure attitude de conscience » sans référence réelle à des manifestations objectives par un rite, ou une cérémonie ou un geste concret. Évidemment cette valeur suprême à laquelle l'homme suspend toute sa conduite exigera des renoncements très réels dans la vie courante. Mais elle n'est pas un au-delà de la condition humaine. Or c'est un élément essentiel du sacre authentique. Ce dont l'auteur ne tient pas compte. Il peut donc étendre cette conception du sacré au monde des incroyants. Ici nous ne pouvons plus le suivre. D'autant plus qu'il n'a pas vu le progrès opéré par le christianisme dans cette intériorisation du sacré désormais situé par Jésus d'abord au fond du coeur humain par où toute lacréation doit passer pour être consacrée au Père. Il manque ici le pôle extra-phénoménal, le « numineux » transcendant. Mais celui-ci ne suffit pas pourspécifier le sacré religieux.

Malgré les acquisitions, nous constatons tout ce qui reste d'ambiguïté sur le sacré authentiquement religieux. Ne doit-on pas circonscrire le phénomène en l'observant dans une attitude commune à toutes les religions : la prière. Nous y trouverons les premières composantes de la relation sacrale.

Notes

1 Chez Otto le « tout autre » ne peut se déduire de rien, ni de l'essence de Dieu, ni de l'essence de l'homme, et non plus de la métaphysique ou de la morale générales. « La religion commence à elle-même » répétera-t-il. Otto étudie l'acte religieux par l'intérieur du phénomène lui-même.
2 L. Lévy Bruhl, La Mentalité primitive, Paris, Alcan, 1920. Cf. aussi Lucien Lévy Bruhl, l'Âme primitive, Paris,
Alcan, 1927. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales.]
3 R. Otto, Das Gefühl des Ueberweltlichen, München, 1932, p. 327. Cf. aussi R. Otto, The Idea. of the Holy, trad.de J. Harvey, London, Oxford U.P., 1923. L'auteur analyse les facteurs non rationnels dans la religion et leurs relationsavec le rationnel.
4 Cf. B. Häring, le Sacré et le Bien, trad. de R. Givord, Paris, Fleurus, 1963, pp. 149-166.
5 Cf. F. D. Schleiermacher, Discours sur la religion, trad. de L.Rouge, Paris, Aubier, 1944. Cf. aussi M. Scheler,
le Formalisme en éthique et l'éthique matérielle des valeurs, trad. de M. de Gandillac, Paris, N.R.F., 1955.
6 R. Caillois, l'Homme et le sacré, Paris, Gallimard, 1962, p. 169.
7 Durkheim, op. cit., Paris, Alcan, 1937, pp. 53-56.
8 C. Van der Leeuw, La Religion dans son Essence et ses Manifestations, trad. de J. Marty, Paris, Payot, 1948.
9 M. Yinger, Religion, Society and the Individual, New York, Macmillan, 1957, p. 9.
10 H. Carrier, Psycho-sociologie de l'appartenance religieuse, P. U. G., Rome, 1960, p. 256. Cf. T. Parsons, « The Theoritical Development of the Sociology of Religion », dans Journal of the History of Ideas, 5, 1944, pp. 176-190. Cf.aussi A. Brien, « Valeur religieuse et équivoque du sens du sacré », Recherches et débats, 20, 1957, pp. 111-130.
11 R. Caillois, op. cit., p. 171.

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