L'Encyclopédie sur la mort


À l'Ouest rien de nouveau

Erich Maria Remarque

Un regard d'un écrivain allemand sur la première guerre mondiale: l'absurdité d'une guerre et le désespoir d'une génération sacrifiée. Du nom de Paul, un jeune soldat de 19 ans raconte sa vie dans les tranchées: «la vie est uniquement occupée à faire le guet continuellement, pour se garder des menaces de la mort; elle a fait de nous des animaux pour nous donner cette arme qu'est l'instinct; elle a émoussé notre sensibilité, pour que nous ne défaillions pas devant les horreurs...». Il raconte aussi la camaraderie des soldats entre eux: la guerre «a éveillé en nous le sens de la camaraderie, afin que nous échappions aux abîmes de l'isolement; elle nous a donné l'indifférence des sauvages, afin que, en dépit de tout, nous puissions repérer toute valeur positive et la mettre en réserve contre l'assaut du néant». Le roman termine sur une réflexion de Paul dans l'attente de l'armistice imminente et devant le vide de l'avenir qui s'ouvre devant lui.

XII
C'est l'automne. Des anciens soldats, il n'en reste plus beaucoup. Je suis le dernier des sept sortis de notre classe. Chacun parle d'armistice et de paix. Tout le monde attend. Si c'est encore une désillusion, ce sera la catastrophe. Les espérances sont trop fortes: il n'est plus possible de les écarter, sans qu'elles fassent explosion. Si ce n'est pas la paix, ce sera la révolution. J'ai quinze jours de repos parce que j'ai avalé un peu de gaz. Je suis assis toute la journée au soleil dans un petit jardin. L'armistice va venir bientôt; maintenant, je le crois, moi aussi. Alors, nous rentrerons chez nous; c'est à quoi s'arrêtent mes pensées. Elles ne peuvent pas dépasser ce point. Ce qui m'attire et m'entraîne, ce sont des sentiments, c'est la soif de vivre, c'est l'attrait du pays natal, c'est le sang, c'est l'ivresse du salut. Mais ce ne sont pas là des buts.

Si nous étions rentrés chez nous en mil neuf cent seize, par la douleur et la force de ce que nous avions vécu, nous aurions déchaîné une tempête. Si maintenant nous revenons dans nos foyers, nous sommes las, déprimés, vidés, sans racine et sans espoirs. Nous ne pourrons plus reprendre le dessus.

On ne nous comprendra pas non plus, car devant nous croît une génération qui, il est vrai, a passé ces années·là en commun avec nous, mais qui avait déjà un foyer et une profession et qui, maintenant, reviendra dans ses anciennes positions, où elle oubliera la guerre; et, derrière nous, croît une génération semblable à ce que nous étions autrefois, qui nous sera étrangère et nous écartera.

Nous sommes inutiles à nous-mêmes. Nous grandirons; quelques-uns s'adapteront; d'autres se résigneront et beaucoup seront absolument désemparés; les années s'écouleront et, finalement, nous succomberons.

Mais peut-être qu'aussi tout ce que je pense n'est que mélancolie et abattement, choses qui disparaîtront lorsque je serai de nouveau sous les peupliers à écouter bruire leurs feuilles.

Il n'est pas possible que cette douceur qui faisait s'agiter notre sang, que l'incertitude, l'inquiétude, l'approche de l'avenir et ses mille visages, que la mélodie des rêves et des livres, que l'ivresse et le pressentiment des femmes n'existent plus. Il n'est pas possible que tout cela ait été anéanti sous la violence du bombardement, dans le désespoir et dans les bordels à soldats.

Les arbres ont ici un éclat multicolore et doré; les baies des sorbiers rougissent dans le feuillage. Des routes courent toutes blanches vers l'horizon et les cantines bourdonnent de rumeurs de paix, comme des ruches.

Je me lève, je suis très calme. Les mois et les années peuvent venir. Ils ne me prendront plus rien. Ils ne peuvent plus rien me prendre. Je suis si seul et si dénué d'espérance que je peux les accueillir sans crainte.

La vie qui m'a porté à travers ces années est encore présente dans mes mains et dans mes yeux. En étais-je le maître? je l'ignore. Mais, tant qu'elle est là, elle cherchera sa route, avec ou sans le consentement de cette force qui est en moi et qui dit «Je ».

* * *

Il tomba en octobre mil neuf cent dix-huit par une journée qui fut si tranquille sur tout le front que le communiqué se borna à signaler qu'à l'ouest il n'y avait rien de nouveau.

Il était tombé la tête en avant, étendu sur le sol, comme s'il dormait. Lorsqu'on le retourna, on vit qu'il n'avail pas dû souffrir longtemps. Son visage était calme et exprimait comme un contentement de ce que cela s'était ainsi terminé.
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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