L'Encyclopédie sur la mort


Le livre

Vous trouverez ci-dessous l'introduction à Éric Volant, Culture et mort volontaire, Liber 2006, livre qui compose une partie de l'Encyclopédie sur la mort, l'Introduction à Éric Volant, Dictionnaire des suicides, Liber, 2002 ainsi que des recensions sur le même livre dans des revues spécialisées dans le domaine.

Introduction

Tout dans la nature paraît animé d'un obscur «élan vital». Chaque entité vivante déploie le maximum d'énergie pour assurer l'intégrité et la permanence de son être. Seul l'homme, comme indifférent à cet appel impérieux de la vie, marque parfois une sorte d'aspiration au néant. Toutefois le suicide, négation même des instincts fondamentaux de tout ce qui respire, a toujours revêtu aux yeux du commun des hommes l'aspect d'un mystère: cette fureur contre soi-même, cette volonté consciente de se retrancher du monde, ce mélange complexe de déterminisme et de liberté, ce saut aveugle dans un au-delà de ténèbres n'ont pas fini d'étonner la raison.

Emerson Douyon



Comme son titre en témoigne, la présente édition est avant tout un carrefour de diverses cultures qui interprètent et connotent différemment le suicide, fait existentiel, à la fois universel et particulier, qui accompagne l’humanité comme son ombre. Par culture, nous entendons «l’ensemble des connaissances, croyances, valeurs et coutumes caractérisant une société déterminée1». Un peuple ou des groupes à l’intérieur d’un peuple se construisent un réseau de représentations symboliques, de mythes et de rites, une langue, des lois et des codes d’éthique. Ils adoptent une organisation sociale, familiale et économique. Ils se donnent un système d’éducation et élaborent des savoirs et des savoir-faire, artistiques ou techniques, tout en déployant un art de vivre ou une sagesse. Dans ce bouillon de culture, des modes de penser et d’agir, de vivre et de mourir, surgissent et évoluent, disparaissent ou se renouvellent au cours des temps. Grâce à la culture, les communautés et les personnes, qui les composent, s’adaptent à leur environnement géographique et répondent à leurs besoins les plus élémentaires et les plus sublimes. En temps de guerre et de paix, elles franchissent les frontières et rencontrent d’autres cultures. Elles sont ainsi confrontées à d’autres modes de vie et de pensée et sont en mesure d’explorer d’autres mentalités qui leur offrent la possibilité de découvrir les sens multiples de l’existence et de se façonner une identité ouverte à la diversité.

Ce livre est conçu comme un espace dialogique où philosophes, anthropologues, ethnologues, sociologues, historiens, démographes, psychanalystes, psychologues et psychiatres s’interrogent sur la mort volontaire et formulent des hypothèses à partir de leurs théories et leurs méthodes. Il donne la parole aux poètes, maudits ou bénis, et aux romanciers, aux suicidés, suicidaires et intervenants, à tous ces êtres inquiets, afin qu’ils essaient de s’exprimer sur la béance de la mort, plaie ouverte à la connaissance et à la créativité2. Notre but est de saisir, à travers les pays et les âges, les structures mentales et culturelles, les rapports au monde et à la nature, les sensibilités et les attentes populaires, les discours et les pratiques de diverses classes sociales et groupes ethniques dans leur relation à la mort et à la mort volontaire. Nous essaierons de comprendre, à travers l’histoire, les pratiques du suicide3. Par ces pratiques, nous n’entendons pas seulement le geste suicidaire et ses diverses modalités, mais aussi les réactions qu’ils suscitent, les discours approbatifs ou réprobateurs qui leur sont dédiés, le sentiment et l’appréciation dont ils font l’objet du point de vue éthique ou religieux, sociologique ou clinique, économique ou démographique.

Une des premières découvertes de l’homo sapiens fut celle de la mort, et une de ses premières pratiques celle de la sépulture4. Avec la sépulture naît la culture, car elle porte les humains non seulement à disposer concrètement des cadavres, mais aussi à restaurer le lien social, troublé par la mort, et à chercher une réponse à la question de la mort. Aussi est-il juste de considérer la mort comme fondatrice de la culture5. Afin de déjouer la mort, nous créons des illusions, c’est-à-dire nous entrons dans le jeu (in-ludus) afin de la combattre et de la vaincre pour un temps. Nous construisons des maisons, plantons des arbres, labourons la terre, inventons des outils, développons la science, pratiquons la médecine, créons des œuvres d’art, entreprenons des affaires, faisons du sport, écrivons des poèmes, jouons au théâtre, trouvons le temps de lire un livre et, par-dessus tout, nous prenons la parole. La conscience d’être mortels porte les humains à fonder des communautés, à élever des enfants, à fonder des institutions, à édifier des bibliothèques et des cathédrales, à construire des ponts et à traverser des frontières, à promulguer des lois et à préserver leurs traditions. La mort, toujours proche, provoque leur imagination créative et devient une source intarissable de culture6.

La pratique de la sépulture montre la capacité humaine «de symboliser le passage de vie à trépas». Les cultures dites primitives imaginent la survie de l’homme dans l’au-delà sous la forme dont celui-ci est revêtu à l’heure où il quitte ce monde. Aussi, elles se gardent de prolonger la vie au-delà du seuil de décrépitude physique et mentale qui condamnerait les mourants à une déchéance définitive7 et inscrivent la mort volontaire comme une institution à l’intérieur de la démarche traditionnelle d’une collectivité. À son tour, l’Antiquité grecque et romaine reconnaît aux hommes libres le droit de disposer de leur propre vie selon les critères de la raison. Même les Phocéens, fondateurs de Marseille, avaient introduit dans leurs pratiques le droit au suicide. Ils passaient devant un comité ad hoc et, si leur requête était jugée raisonnable et acceptable, on leur fournissait la ciguë. En revanche, les grandes religions monothéistes estiment que la vie appartient à Dieu qui, seul, a le droit de la reprendre. Après lui, le pouvoir sur la vie et la mort appartient à ceux qui le représentent sur la terre et qui disposent de la légitimité institutionnelle de parler en son nom. Dans le cadre de cette parole d’autorité, la mort volontaire prend la figure d’une faute contre soi, contre Dieu et contre la communauté, qui engendre la culpabilité. À l’ère moderne, la raison scientifique va faire œuvre de «lumière» et de déculpabilisation. Ainsi, la sociologie considérera la mort volontaire comme le résultat de l’incapacité d’une société d’intégrer ses membres et elle associera la crise suicidaire individuelle à l’état d’anomie qui affecte une collectivité entière. La perspective clinique traitera le suicide comme une pathologie dont la science devra dépister les symptômes. Ce survol de l'interprétation du suicide à travers l’histoire fait apparaître que la culpabilisation religieuse et la déculpabilisation savante de la mort volontaire sont des attitudes culturelles tout à fait comparables à la légitimation primitive du suicide par un au-delà analogue au présent et à sa justification classique par la raison et le principe de la libre disposition de soi d’un sujet responsable.

La mort volontaire est donc profondément incrustée dans l’histoire des idées et des pratiques de l’anthropos. Elle s’offre à lui comme un pouvoir et une modalité de mourir, dès qu’il a pris conscience de sa mortalité et a commencé à ensevelir ses morts. Son destin d’être mortel, il ne peut pas le détourner, mais il dispose de la faculté de l’assumer et de le mener à terme en laissant la nature suivre son cours. Cela dit, il a aussi le pouvoir de précipiter ce destin et de le transformer en destinée ou trajet librement choisi, c’est-à-dire en dessein d’une fin de vie appropriée à son projet d’existence. Milan Kundera estime que «tout homme devrait recevoir du poison le jour de sa majorité. Une cérémonie solennelle devrait avoir lieu à cette occasion. Non pour inciter au suicide, mais, au contraire, pour qu’il vive avec plus d’assurance et plus de sérénité. Pour qu’il vive en sachant qu’il est maître de sa vie et de sa mort8.» Et, comme nous le verrons à l’article que lui est consacré ci-dessous, le philosophe personnaliste Paul-Louis Landsberg portait toujours sur lui un poison pour ne pas tomber entre les mains de la Gestapo. Pourtant, lorsque, durant la guerre, il est arrêté et déporté, il ne se servira pas de ce pouvoir. Nous retenons donc de ces donnes anecdotiques que «l’un des rares invariants de la condition humaine» est «la pensée que nous pourrions la [mort] choisir et nous la donner. […] Cette pensée n’en existe pas moins comme un infracassable noyau de nuit qui nous habite tous.» De toute évidence, «la vie n’est la vie que si elle est construite comme un parcours délicat, vulnérable et si précieux que celui qui l’invente et l’endure à la fois en demeure l’unique décideur: je ne peux vivre que si j’ai élu la vie et je ne peux procéder à cette élection que si j’ai le droit de choisir entre la vie et la mort. Une vie ne se donne pas, ne se reçoit pas, elle se conquiert sur la base d’un désir, d’une conviction, d’une volonté9

Etres de désir, la femme autant que l’homme, tendent leurs mains vers les choses et les vivants, qui tantôt s’approchent et tantôt s’esquivent. Leur corps de désir est corps de parole. Leur cœur aspire à être comblé de joie ou de plaisir, de bonheur ou de bien-être, d’amitié ou d’amour, d’argent ou de gloire. Plein d’appétences, leur esprit est sans cesse en quête d’avoir, de savoir et de pouvoir. Leur imagination caresse des rêves peuplés d’aventures fascinantes et cultive des jardins secrets. Mais, dans leur errance à travers la dense forêt de la vie, parfois exaltante ou déroutante et souvent monotone, jamais leur âme ne connaîtra la plénitude de la satisfaction. Ils puisent vainement aux ressources, intérieures ou offertes socialement, pour satisfaire leurs appétits ou se guérir de leurs blessures. Sur les hommes et les femmes pèsent de multiples contraintes, qui viennent du dehors, tandis que des forces obscures les assaillent de l’intérieur. Leur être tout entier est manque et inachèvement. L’anthropos ne peut pas produire à lui tout seul le sens de sa vie. Serviteur d’un destin dont, pour une bonne part, la maîtrise semble lui échapper, il s’illusionne et se trompe, il chute et se relève, sans jamais renoncer au désir. Là où il y a du désir, il y a de la vie. Et puis, viendra le temps d’un malheur dont on ne se relèvera plus. Le corps se tait. Le désir s’éteint. Là où il n’y a plus de désir, le temps est suspendu.

Nous sommes tous «écrivains de nous-mêmes». La pratique de l’écriture est une métaphore de la pratique de vivre et de mourir. La vie et la mort sont des œuvres autobiographiques inscrites dans notre chair. Chacun écrit son récit, empruntant des mots plus ou moins justes et appropriés à narrer les douleurs secrètes qui entravent son plaisir et sa liberté. En rassemblant des mots pour penser et se dire, il fait du sens ou clame le non-sens de ce qui lui arrive déployant ainsi sa liberté éphémère et précaire. En récitant pour soi ou devant autrui, ce qu’il retient de son passé, ce qu’il sait de son présent et ce qu’il attend de son avenir, il révèle sa présence au monde, aussi discrète soit-elle, et se fait exister. Il peuple de significations le vide de son espace et fait surgir du chaos de son manque une nouvelle puissance de vie, aussi mince soit-elle. Tous nous avons le sentiment de «la vulnérabilité où nous jette la naissance10». Nous éprouvons le caractère éphémère de notre existence lors d’une expérience intense de perte ou de deuil comme à l’avènement d’un instant aussi subit que sublime d’enchantement ou d’euphorie, d’un instant d’éternité où le temps est suspendu. Mais chez certaines personnes, ce sentiment d’une blessure originelle est plus aigu que chez d’autres et il tend à s’aggraver au contact avec leurs semblables. Viendra, pour elles, l’heure où la douleur devient insupportable et l’épreuve, inénarrable. La dernière page se déchire, il n’y a plus de page, leur plume frise les lisières du néant. La seule issue encore ouverte est d’écrire sur des feuilles mortes l’ultime message d’une mort annoncée en train d’advenir et du choix prémédité de la devancer. La tentative de suicide est une suspension du temps. Si la mort s'ensuit, elle serait l’abolition du temps, bien que l’on observe dans la psyché humaine un désir profond d’immortalité ou, plus exactement, de prolongement du moi posthume au-delà de la mort. Le suicide, lui-même, serait donc perçu et éprouvé comme une suspension du temps ou comme l’introduction d’un temps nouveau où le moi continuerait son existence dont la forme différera au gré de l’imaginaire de chacun. Pour certains, l’écriture n’est pas seulement le récit de l’avènement de leur mort, elle forme avec la mort une seule et ultime instance créatrice. En ce sens, les lettres d’adieu laissées par des suicidés sont une tentative de la mise en scène de la mort ou une mise à mort, tout court, comme l’est le testament littéraire laissé par des écrivains: «Écrire dans le noir? Écrire jusqu’au bout? En finir pour ne pas arriver à la peur de la mort11


Afin d’inscrire dans la mémoire collective ces récits de douleur muette ou de désir inaccompli, sachant que les gens qui y ont mêlé leur sang nous ressemblent ou servent de symboles d’une humanité risquée, je propose ce livre. Contrairement à l’idéologie qui prévaut dans certaines perspectives cliniques, les conduites suicidaires ne constituent pas une «classe isolée de phénomènes», liés à la déviance ou à la pathologie, «sans aucun rapport avec les autres modes de la conduite»; elles ne sont que «la forme exagérée de pratiques usuelles12». Une collectivité, peu encline à approuver et encore moins à honorer le suicide, se montrera en revanche complaisante ou admirative à l’égard de conduites, dites extrêmes, et aura tendance à les couronner d’un halo de gloire. Les acteurs de ces exploits savent qu’ils risquent la mort, mais ce risque ne les arrête pas, car il fait partie de leur défi. «Toute la différence, c’est que les chances de mort sont moindres» que dans la tentative de suicide. Durkheim les appelle «suicides embryonnaires», Caillois les désigne comme «jeux mortels», et Baechler les classe parmi les «suicides ludiques», qu’ils soient de compétition, de hasard ou de vertige. Dans ce type de conduite ludique, le sujet tire son plaisir de la mise en péril de sa propre vie. «Alors que l’humanité s’évertue sans cesse à oublier qu’elle est mortelle, il y a des hommes et des groupes qui puisent dans cette contingence une raison de vivre et de mourir13

La ligne de démarcation entre le désir de mourir et le plaisir d’affronter librement la mort est parfois difficile à tracer. Une évocation de cet embrouillamini de zones frontalières se trouve judicieusement exprimé, dans L’évangile selon Pilate d’Eric-Emmanuel Schmitt, par le personnage de Judas à l’adresse de Jésus: «Tu vas bien te faire crucifier! Je peux bien me pendre14.» Quelle motivation, claire ou obscure, habite le joueur qui meurt de son jeu, le héros qui meurt de sa mission et le suicidaire qui meurt de sa main? La promesse de la mort est-elle gloire pour le joueur, consécration du martyre pour le héros et chute dans l’abîme pour le suicidaire? Tout est affaire de proportions et de degrés, de personnalité et d’état d’esprit. Un professionnel qui se livre à sa tâche jusqu’à l’épuisement de son corps, animé des meilleures intentions de service à autrui, se tue à la besogne. Dans ce cas et en bien d’autres cas de dévouement à la collectivité, il s’agit sans doute, selon la nomenclature de Durkheim, d’un suicide altruiste qui jaillit d’un trop-plein d’une vitalité généreuse.

En revanche, nombre de comportements excessifs, symptômes d’un profond mal de vivre, comme l’alcoolisme et la toxicomanie, la boulimie et l’anorexie, frôlent ou entraînent la mort. Au lieu d’exprimer sa libre gratuité ludique, le sujet touche au tréfonds de sa misère: «mon corps, je te hais», parce que trahi dans ses promesses par un regard mal ajusté à la réalité, par la violence abusive des hommes ou par un handicap de la nature. Or, toutes ces notes discordantes de laideur perçue, d’agression subie et de mort éprouvée sont entremêlées dans une composition tragicomique qui émane d’une humanité en quête de la vie bonne. Toute l’argumentation de Durkheim en faveur d’une analogie de structure entre le geste suicidaire et bien d’autres modes de conduite observables dans la collectivité veut démontrer, en dernière analyse, que la subjectivité suicidaire n’est pas si éloignée ni si différente de la mentalité générale d’une société et de ses modèles culturels. Elle est un miroir dans lequel se reflètent les failles et les blessures de la tragédie collective. Cette vision du suicide, en tant que répercussion individualisée d’un phénomène social et culturel, a le pouvoir de transformer les modèles d’intervention auprès des personnes suicidaires.

Le mot prévention est entaché de certaines ambiguïtés. Dérivé du latin praevenire, le verbe prévenir signifie littéralement venir devant, venir en avant. Prévenir, c’est donc devancer l’autre, agir avant lui, prendre les devants. Un esprit aux aguets prévient les questions indiscrètes en y répondant avant qu’elles n'aient été posées ou prévient des objections en les réfutant avant qu’elles n'aient été formulées. Prévenir, c'est aller au-devant d’une chose fâcheuse afin de l’empêcher de se produire ou de causer des dommages. Selon le dicton, mieux vaut prévenir que guérir. Si dans le langage courant, le mot désigne «un ensemble de mesures préventives contre certains risques15», il évoque aussi un «parti pris» ou une «opinion préconçue». Ainsi, lorsqu'on dit vouloir examiner un problème «sans prévention», on signifie paradoxalement vouloir éviter tout a priori ou tout choix arbitraire, toute partialité de jugement, toute accusation et disposition d’esprit hostile.

L’hostilité latente, mais rarement avouée, que couvre le terme prévention, est révélatrice d'une désapprobation sociale du suicide. Or, le parti pris, souvent émotif ou irrationnel, contre le suicide peut s’expliquer aisément par la douleur des proches en deuil d’un enfant, d’un conjoint, d’un parent ou d’un ami, décédés de cette manière. Et l’on ne peut jamais assez compatir avec la déchirure persistante d’un deuil jamais résolu. Comme on peut comprendre ceux qui, ayant tenté de mettre fin à leur propre vie, s'élèvent contre l’acte suicidaire qui réveille le souvenir douloureux d’un passé récent qu’ils ne veulent plus revivre. La douleur, rencontrée si souvent dans leur pratique auprès des personnes suicidaires, affecte aussi les intervenants, professionnels ou bénévoles, portés ainsi à radicaliser leurs discours et leurs attitudes.

Outre la douleur, liée au deuil ou à l’expérience vécue, la figure rébarbative que prend le suicide dans l’imaginaire collectif provient soit des moyens utilisés et de leurs effets sur les témoins de la scène, soit des traits subversifs d’un geste qui ose transgresser un interdit fondamental. C’est le caractère irréversible du suicide qui frappe les imaginations et les consciences, à l’instar d’un «passage du Rubicon»! Petite rivière, qui séparait l’Italie et la Gaule cisalpine, le Rubicon était le seuil du sacré qu’aucun général romain n’avait le droit de franchir à la tête de ses légions, sous peine d’être déclaré ennemi de la patrie et d’être condamné à mort16. Et pourtant, César a eu la hardiesse de passer avec ses troupes sur l’autre rive après avoir marché de long en large sur la berge du fleuve pour réfléchir et attendre un signe des dieux. Son cri est devenu célèbre: «Le sort en est jeté» (Alea jacta est). Cette transgression d’un interdit conduira César jusqu’à la victoire et à la couronne impériale. Sans vouloir comparer le geste suicidaire aux exploits foudroyants d’un futur empereur, cet acte est aussi un passage du Rubicon, le franchissement d’un tabou et un geste irrévocable qui entraîne sa propre mort et affectera durablement ses proches et ses amis. Il s’agit encore davantage d’un passage intérieur, long et pénible, d’une traversée du désert ou d’un passage à vide dans l’obscurité de la nuit. La mort volontaire n’aura pas l’allure d’une sortie triomphale, mais elle est une mesure radicale par laquelle on se libère d’un fardeau trop lourd à porter ou trop absurde pour la raison qui ne comprend pas assez ou qui saisit trop ce qui est à l’œuvre. Se suicider, c’est tuer en soi une douleur devenue insupportable. Cette douleur peut être endiguée ou réduite par une démarche préventive intelligente, imaginative et élégante, à condition que la personne aidée récupère sa vie sans perdre sa personnalité et qu’elle n’en sorte pas démolie et méconnaissable. Il ne suffit pas de tuer son désir de se tuer, si ni sa vie ni sa personnalité ne lui sont rendues. La fécondité d’une intervention, professionnelle ou bénévole, réside dans le pouvoir d’aider une personne à renaître.

Cet ouvrage est une édition remaniée et amplifiée du Dictionnaire des suicides, publié il y a quelques années. Nous y avons introduit de nouveaux articles traitant de notions et concepts d’ordre anthropologique ou d’ordre clinique, tout en développant davantage des articles déjà présents dans la première édition. Une place importante est donnée à des phénomènes d’actualité liés à la montée de l’islamisme, dont les attentats-suicides sont une manifestation térébrante, à l’économie et à la mondialisation, à la guerre et à la paix, aux situations des agriculteurs ou des autochtones, aux organismes de recherche et de prévention. Nous avons voulu accorder plus de voix aux poètes et aux écrivains. Sensible au taux du suicide, nous avons confectionné des tableaux de statistiques selon les pays, les années, l’âge et le sexe à partir des données officielles. La présentation des données statistiques demeure une opération délicate, car, derrière la froideur des chiffres anonymes et le poids des nombres, se cachent des personnes qui ont éprouvé souffrance et désarroi. En consultant ces tableaux, des personnes en deuil d’un proche suicidé pourront se sentir trahies dans leur mémoire vivante. Elles ne reconnaissent pas, dans cette abstraction mathématique, la douleur concrète et déchirante du drame vécu par elles-mêmes et par leur parent, enfant ou ami suicidé. Se pose également la question de la fiabilité des statistiques. Avec raison, on soulève les problèmes de la déclaration du suicide. En effet, en raison du tabou, qui entoure une mort aussi dramatique que fatale provoquant la réprobation sociale, des suicides sont camouflés et convertis en morts accidentelles ou cardiovasculaires. En revanche, des meurtres sont convertis en suicides, vice-versa. En plus, on observe l’absence d’uniformité dans les critères d’attestation d’un décès par suicide selon les pays et les régions. Cependant, les statistiques officielles, publiées par l’Organisation mondiale de la santé (OMS), les instituts nationaux de la statistique et les centres régionaux de recherche et de prévention du suicide tendent vers une vérité suffisante17.

On se sert souvent des taux de suicide pour tirer la sonnette d’alarme. Les statistiques deviennent alors la fable noire d’une humanité en désarroi! Effarant, le nombre de jeunes ou de vieux qui s’enlèvent la vie! Quatre ou huit personnes se tuent par jour! À chaque minute, il y a une ou des personnes qui portent la main sur elles… Mais combien d’autres choisissent, tous les matins du monde, la vie et désirent la vie en abondance! Au point de vue clinique, on peut se poser d’ailleurs la question de la pertinence de la connaissance des taux de suicide pour la prévention et pour le traitement des personnes suicidaires. Dès sa fondation, la suicidologie s’est présentée comme une théorie sur la pratique clinique de la prévention du suicide. Elle s’est donc intéressée aux statistiques pour étudier la disponibilité des moyens dans une région donnée et surtout pour détecter la vulnérabilité de certains groupes d’âge ou de groupes sociaux face au suicide. Dans notre approche, les données statistiques ont leur utilité dans la mesure où elles aident à mieux comprendre le sens du suicide des individus à l’intérieur des clivages constitués par l’âge, le sexe, la race, le temps ainsi que l’environnement naturel et politique. Elles peuvent contribuer à la découverte des liens de la mort volontaire avec les modèles culturels d’un groupe, la mentalité d’un peuple, les conditions de vie offertes par l’État, les tourments d’une communauté dans son développement à travers l’histoire et avec sa façon de se ressaisir au cœur d’une crise pour rebondir et survivre.

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Introduction à Dictionnaire des suicides, Montréal, Liber, 2002
Le présent ouvrage est le fruit du hasard et de la nécessité. Il est né du hasard car, dès que j’ai pris ma retraite de l’université, je me suis inquiété d’une quantité industrielle de notes éparses, relatives au suicide, qui dormaient paisiblement dans mes tiroirs. Il fallait les débarrasser de la poussière du temps, les exposer à la lumière et y mettre de l’ordre. Pour les transporter dans l’ordinateur, je retins, par simple commodité, une classification alphabétique, où les sujets thématiques, comme «autonomie», «crise», «lettres d’adieu» ou «prévention», côtoyaient des noms d’auteurs, comme Baechler, Durkheim, Rousseau, Voltaire, et leurs théories, ainsi que les éléments biographiques dont je disposais au sujet de suicidés célèbres. Chemin faisant, je m’aperçus très tôt que les données ainsi informatisées prenaient une allure encyclopédique. Je pris goût à cette aventure de collectionneur prêt à livrer au grand public les matériaux qu’il avait amassés. Aux griffonnages anciens se sont jointes de nouvelles découvertes, les premières entrées timides ont vu apparaître des compagnes plus hardies. J’ai fouillé dans les œuvres classiques et les essais, les dictionnaires et autres ouvrages de référence et j’ai navigué sur internet pour retracer des dates importantes et d’autres coordonnées de personnes et de lieux, des informations manquantes. Hélas, quelques-unes ont résisté. Que le lecteur n’en m’en veuille pas trop! Un jour, j’ai jugé que l’œuvre, tout en portant la marque de l’inachèvement, car des centaines d’autres sujets attendent leur entrée, était prête pour la publication.

Le hasard fait d’autant mieux les choses que, au moment opportun, on peut lui donner un solide coup de pouce. C’est là qu’intervient la nécessité. Car ce dictionnaire répond à un besoin. Dans le monde anglophone, il existe une encyclopédie du suicide, avec des entrées d’ordre thématique et nominatif assez brèves et neutres où beaucoup de place est accordée aux statistiques (1). Ont paru également en anglais une encyclopédie de la mort (2) et un dictionnaire de la mort avec plus de cinq mille termes cliniques, juridiques, éthiques, littéraires et populaires (3). Les questions relatives au suicide y sont traitées, comme elles le sont aussi dans les dictionnaires d’éthique, de bioéthique et de droit (4). Sur internet, un glossaire offre des définitions brèves des termes associés au deuil et au suicide en lien avec l’éthique (5). Des encyclopédies relatives au vieillissement et aux personnes âgées ainsi qu’au sida complètent cette bibliothèque scientifique (6).
L’univers francophone ne dispose pas d’œuvre similaire directement liée au suicide, si l’on fait exception d’un volumineux dictionnaire qui présente la vie et la personnalité de suicidés célèbres (7) et de deux œuvres (l’une s’appelle «petit guide» et l’autre «dictionnaire») des grands morts parmi lesquels figurent des suicidés (8). Il existe, il est vrai, un dictionnaire de la mort, mais il prend de l’âge (9), un dictionnaire du droit funéraire(10) et un autre relatif à la pratique en gérontologie (11). Tous ces ouvrages contiennent des informations sur le suicide ou susceptibles de l’éclairer, mais, en raison même de leur objet plus général (la mort, la vieillesse) ou, au contraire, plus étroit (les suicidés), ils ne rendent pas justice à toutes les théories et pratiques qui lui sont associées.

Ce Dictionnaire des suicides comble donc une lacune. S’il puise abondamment aux sources littéraires et philosophiques de l’univers francophone, il ne néglige pas pour autant l’éclairage apporté par les autres traditions de l’Amérique et de l’Europe et, dans la mesure du possible, de l’Orient. La mort volontaire n’étant pas nécessairement l’issue d’une pathologie psychologique ou sociale, cet ouvrage est plus orienté vers la littérature, la philosophie et l’éthique que vers la psychologie, la sociologie ou l’anthropologie. Cependant, je ne me prive pas de faire de nombreuses excursions dans ces disciplines pour répondre à la curiosité du lecteur et à la mienne et dans la mesure où elles aident au dévoilement du sens. La religion, avec sa quête du sens ultime de la vie, ses rites funéraires, ses tabous et ses interdits, a été intimement liée à l’éthique. Une place importante est donc accordée aux religions dans leur rapport avec la culture. Dans la saisie du phénomène du suicide, la quête du sens me semble plus féconde que la multiplication d’études quantitatives. Les statistiques observent le suicide en tant que fait social, «laissant de côté l’individu en tant qu’individu, ses mobiles et ses idées12». L’étude de la fréquence et des variations du nombre des suicides en corrélation avec le statut social, la pratique religieuse, le travail, la toxicomanie et d’autres facteurs économiques, géographiques, climatiques ou ethniques, connaît encore aujourd’hui de fidèles adeptes. Cette éthique des nombres plane, notamment en Amérique du Nord, sur les congrès, les laboratoires de recherche et les revues savantes (13). Elle exerce une influence non négligeable sur les politiques et stratégies des centres d’étude et d’intervention non seulement aux États-Unis, mais aussi au Québec. Cette idéologie a pourtant aussi des critiques tenaces, notamment Jean Baechler et Jack Douglas. Et pour cause, le suicide est un phénomène dont on ne peut tenir une comptabilité exacte. Une approche quantitative nous apprend que le suicide est, mais non ce qu’il est (14). Elle regarde le suicide à partir du jeu des nombres sans atteindre dans son for intérieur la personne en train d’accomplir son projet. Cependant, à titre d’information et d’indication de tendances, des données statistiques trouvent leur place dans ce dictionnaire, même si elle est relativement réduite. Ma démarche se veut interprétative plus qu’explicative. Elle est plus proposition d’une éthique du sens qu’une science des causes. Elle est présentation des jeux symboliques et des enjeux éthiques qui sous-tendent la vie quotidienne des individus, pris comme oiseaux en cage, ainsi que d’une géographie sociale pour une bonne part mortifère.

«Tôt ou tard, le chercheur est confronté à ses propres œuvres (15).» Voilà ce que j’affirmais dans un article de 1987. J’y exposais les «exigences méthodologiques», les «interrogations pour intervenants» et «l’intelligibilité axiologique» de ma recherche. À part ce dernier sous-titre quelque peu ronflant, ce que je cherchais à formuler, pour ma propre satisfaction et pour le bénéfice des lecteurs, c’était une interrogation fondamentale entre ce que j’avais fait et ce que j’avais été, entre mon œuvre et mon désir. Le choix du suicide comme objet de recherche n’est pas innocent, car d’une façon ou d’une autre on est toujours pris en flagrant délit de complicité avec son sujet. J’estimais utile pour mes concitoyens, qui ont financé mes recherches par le truchement du Conseil de recherche en sciences humaines (CRSH), d’exposer les «raisons factuelles», qui m’ont conduit à l’étude du suicide, et de déployer mon réseau personnel de croyances et de valeurs. Cela fait quinze ans que cet article a paru. Aujourd’hui, je signerais volontiers ce que j’y écrivais: «Ma connivence avec le suicide se situe à deux niveaux: le suicide en tant que “recherche d’une expérience de la mort” et en tant que “protestation”.»
Le suicide est «un cri d’appel à l’aide pour la mort (16» (a cry for help to die), un cri de détresse non pas pour se défaire de la mort, mais pour la vivre. J’ai appris de James Hillman à nommer ce que je ressentais, mais que je n’arrivais pas à dire dans des mots justes. En effet, la visée fondamentale du suicide n’est pas, en premier lieu, la mort physique, mais un changement radical dans la vie de la personne suicidaire. L’urgence de faire le deuil lors de la perte d’un être aimé ou d’un objet de valeur (statut social, santé, réputation, innocence, maison, emploi) l’accule à une expérience de la mort essentiellement symbolique, mais qui peut s’accomplir à travers la mort physique. Il se peut fort bien que la mort spirituelle advienne avant même que la mort physique n’ait besoin de se produire.

Au chapitre de mes connivences avec la mort comme «protestation», j’affermirais certains de mes propos d’alors et j’en atténuerais d’autres, mais, fondamentalement, je tiendrais le même discours. J’y exprimais mon allergie aux institutions et aux systèmes, mon aversion pour la masse, «ses modes, ses courants, ses flux et ses reflux, ses mobilisations d’ordre religieux ou politique […]. Chaque fois que quelqu’un quitte la scène et tourne le dos à la “comédie humaine”, je ne puis me refuser une satisfaction malicieuse du fait que la “mauvaise volonté” de tant de “gens sérieux” n’a pas réussi à tromper certains d’entre nous. Je ne veux pas insinuer que ce sont les plus lucides qui partent, mais leur suicide devient un symbole de la protestation et de la transgression des normes sociales. Ils montrent une fois de plus que cette société qui se penche tant sur le bonheur de ses membres a failli à ses promesses.» Aujourd’hui, je n’écrirais plus «mauvaise volonté», mais «bonne conscience», en me référant à des slogans véhiculés par certains intervenants, d’ailleurs fort bien intentionnés, comme «la vie est belle», «la vie vaut la peine d’être vécue», «oui à la vie, non à la mort». Afin d’exorciser leur propre peur de la mort, ils ne se rendent pas compte du malheur vécu par certains. Une société qui se vante, parfois non sans raison, de l’existence en son sein de conditions favorables à la vie bonne ne supporte guère que certains de ses membres ne s’y sentent pas heureux. Se suicider, c’est défier non pas la vie, mais la «vie bonne» qu’une société donnée offre à ses membres comme modèle à suivre. À l’instar de l’homme de la passion décrit par Denis de Rougemont, le suicidant ne veut ou ne peut pas avoir raison contre une société qui n’a pas su l’accueillir et qui regrette ou condamne pourtant sa mort. «La passion, quelle qu’elle soit, ne peut ni ne veut “avoir raison”. Contre elle, on a toujours raison, dès l’instant qu’on parle raison. Car l’homme de la passion est justement celui qui choisit d’être dans son tort, aux yeux du monde, et dans ce tort majeur, irrévocable, que signifie le choix de la mort contre la vie (17).»

J’ai rencontré le suicide sur ma route vers l’âge de dix ans. Je vois encore comme si c’était hier mon vieil ami Suske, un habitué du café de ma grand-mère. Appuyé au buffet en grande conversation avec mon aïeule, il prit distraitement les anneaux de cigares que je ramassais pour sa collection. Il refusa un dernier verre, «à cause de [ses] maux d’estomac», nous confia-t-il. Moins d’une heure après son départ, le garde entra et annonça que Suske s’était jeté dans le cour d’eau qui bornait le village. J’en ai posé des questions à grand-mère. «Mais pourquoi? – Une dépression.» «Qu’est ce que c’est une dépression? – Une trop grande fatigue.» «D’où venait cette fatigue?» Mais au fond, ce n’est pas cela que je voulais savoir. Confusément, je cherchais à connaître les raisons de son geste, les sentiments qui l’habitaient, ce qu’il aurait voulu me dire lorsque, en partant, il avait hésité un instant devant moi et m’avait regardé de ses yeux blessés.
À peu près à la même époque, une jeune fille s’est pendue dans la grange de la ferme où j’allais régulièrement chercher du lait. Je me rappelle encore très bien ses mains habiles et son allure sympathique. J’aimais que ce soit elle qui me serve. «Une peine d’amour.» Telle fut l’interprétation des gens du village, étonnés de ce malheureux événement qui frappa durement une si bonne famille. Je me demandai: «Pourquoi cette peine d’amour? Pourquoi se pendre quand on a une peine d’amour? Sa peine est-elle finie pour toujours? Et l’enfer, ou peut-être le purgatoire?» Pendant un bon moment, je tentai de l’imaginer, la corde au cou, et de saisir ses pensées dernières et ses peurs. Ma mère me rappela bien plus tard que j’en avais «fait tout un plat».

À la guerre, on se tue moins, mais on tue beaucoup plus. Moins de suicides, plus d’homicides, à moins que l’on prenne la guerre, avec raison sans doute, comme un «suicide collectif» — mais cela ne vaut pas, de toute façon, pour la population civile. Toujours est-il que le garde du village voisin, parent éloigné de ma grand-mère que je connus pour sa grande sensibilité, dirigea son arme contre lui. On l’appela «le bon garde», trop bon sans doute, pas du tout fait pour survivre aux réquisitions des Allemands qui vinrent la veille lui demander le nom des jeunes qui avaient fait du sabotage. Je me demandai: «Est-ce un héros?» et je répondais: «Non, mais c’est aussi le contraire d’un lâche.» Je fus en colère contre l’injustice de son sort, mais moins porté à chercher des raisons, car, pour moi, elles résidaient toutes dans cette sale guerre.
Nous voilà dans les années 1960 au Québec! La scène est horrible: du sang partout sur les murs de la cabane en pleine forêt tout près de la frontière des États-Unis! Deux corps gisaient sur le plancher. J’avais été appelé sur les lieux du crime. Mais qui avait tué qui? Qui avait porté son fusil sur sa tempe, après avoir brûlé la cervelle de l’autre? Deux pauvres hères, qui habitaient une cambuse en cultivant un petit lot de terre et en faisant un peu de chasse pour subvenir à leurs besoins. Une mort violente sur fond de violence, un passé lourd qui avait préparé ce drame macabre. Les gens ont trouvé rapidement une explication dans l’alcoolisme. Ce qui n’était pas faux. Cependant, comment en étaient-ils arrivés à cet état de délabrement et de déchéance? D’où venait chez eux ce goût de la bouteille? L’insociabilité et la gêne qui leur furent communes, comment les interpréter à partir de leur exclusion sociale en apparence volontaire et de leurs deux itinéraires particuliers qui, comme je l’ai appris plus tard, avaient été très différents?

Des étudiants forment des professeurs. Un étudiant de maîtrise en droit de l’université McGill suit, sous ma direction à l’université de Montréal, un cours de lectures dirigées portant sur la «responsabilité devant la mort». Tous les vendredis après-midi, des débats fort animés nous permettent d’élaborer nos argumentations et d’étayer notre pensée. Dans son travail écrit, avocat et professeur de droit en herbe, il avance l’hypothèse que le suicide, non condamnable dans le droit moderne, peut aussi, dans certains cas, être justifié éthiquement. Et encore que l’aide au suicide, quelquefois légitime éthiquement, ne doit pas être légalisée. Il évoque le droit de la personne à l’autodétermination et à la libre disposition de son corps. Il n’y avait rien de révolutionnaire dans son approche, mais c’était alors quelques années avant la réforme du droit au Canada (1982). À la suite de ces échanges, j’ai senti le besoin de creuser davantage en passant en revue une documentation inépuisable consacrée au suicide, une question existentielle brûlante, éternelle et contemporaine qui passionne savants, philosophes, moralistes, théologiens, poètes, romanciers, statisticiens, pasteurs, professionnels et bénévoles. Mais, pour être franc, c’est l’histoire des idées qui m’avait déjà préparé à réfléchir sur le sens de la vie et de la mort, sur la liberté de vivre ou de mourir. Déjà pendant mes études de littérature et de philosophie ainsi que durant mes années d’enseignement de la morale fondamentale ou de la morale et de ses sources, la mort et la liberté de mourir m’étaient apparues comme l’objet primordial des grands penseurs à travers les siècles et les cultures. Je partage avec l’humanité tout entière une question aussi fondamentale que déchirante, celle que Shakespeare met dans la bouche de Hamlet: «Être ou ne pas être.»

Les paroles s’envolent, les écrits restent. Si les témoins privilégiés du suicide ont disparu, vingt pour cent d’entre eux ont laissé une note brève ou un message plus élaboré. L’équipe de recherche du département de sciences religieuses de l’université du Québec à Montréal, que j’ai eu le bonheur de diriger, a analysé des centaines de lettres d’adieu, adressées par des suicidés à leurs proches ou à des destinataires anonymes18. La voix vient d’outre-tombe, car, lorsqu’il écrit, le messager s’exprime comme s’il avait déjà passé les frontières de la mort. La lettre est toujours «une proposition de sens pour ses contemporains. Par son acte, le suicidé met en œuvre une signification, il inscrit sa mort à l’intérieur d’une conception personnelle ou collective du monde. Témoin et relique du disparu, la lettre témoigne de cette signification19.» Notre recherche se voulait prééthique dans le sens qu’avant de former tout jugement éthique sur le suicide il fallait interroger le suicidant lui-même et avoir accès à sa subjectivité, à ses raisons et à ses mobiles, à son imaginaire et à son argumentation, à ses attentes et à ses frustrations, à ses angoisses et à ses douleurs. Ce sont les traces de son âme laissées entre les lignes de son écriture que nous essayions de saisir.

Les Pays-Bas ont, pour certains, la mauvaise réputation d’être «pour le suicide». L’intervention dans ce sens y est pourtant très contrôlée et exécutée selon des conditions très strictes. Il ne s’agit donc pas du tout d’une libéralisation du suicide. Au cours de mon année sabbatique à l’institut de bioéthique (Instituut voor Gezondheidsethiek) de Maastricht (1986-1987), j’ai d’ailleurs mesuré la prudence des chercheurs et des intervenants avec qui j’ai pu avoir des échanges fort stimulants. Je tiens à mentionner, avec une reconnaissance particulière, feu C. P. Sporken (20), professeur d’éthique médicale à la faculté de médecine à Maastricht, H. L. Beyaert, professeur de psychiatrie juridique à Utrecht, R. Diekstra (21), directeur du département de psychologie clinique à Leyde et président de la Commission royale sur le suicide, C. I. Dessaur et C. Rutenfrans, respectivement directrice et collaborateur scientifique de l’institut de criminologie de Nimègue. Une reconnaissance spéciale de ma part va à H. M. Kuitert (22), professeur d’éthique à l’université libre d’Amsterdam. Nos conversations aussi franches que cordiales révélaient notre complicité tant sur le plan de la pensée que sur celui de nos attitudes devant la vie et la mort. Cette même complicité, j’ai pu la ressentir avec Hugo Van den Enden, professeur de philosophie sociale et d’éthique à l’université libre de Gand en Belgique. Je considère cette année de recherche libre comme une étape importante dans ma compréhension du sens et des enjeux éthiques de la mort volontaire.

Le suicide crée l’événement. Sa libre entrée dans la mort est pour le suicidant une aventure hasardeuse. Même s’il a tout bien préparé et qu’il a prévu les modalités de son geste, le lieu et l’heure, la mort reste pour lui une grande inconnue. L’expérience de vivre, à l’instant même de mourir, lui demeure étrangère. Que lui adviendra-t-il après sa mort? Le sommeil ou la veille? Connaîtra-t-il la paix ou la justice? la plénitude ou le néant? une existence posthume qualitativement différente de la vie présente? Tout suicidant s’attend à un changement radical pour le mieux. Non omnis moriar, disait Horace, «Je ne meurs pas tout à fait». Par contre, en mettant fin de façon abrupte à son histoire singulière, il signe aussi, en ce qui le concerne personnellement, la fin de l’histoire et du monde. Il cherche peut-être à survivre dans la mémoire des vivants, comme le démontre sa lettre d’adieu, mais par sa rupture avec le temps, il met un terme à son propre récit d’habitant de la terre.
Le suicide crée l’événement en tant que geste social, parce qu’il accomplit la brisure avec soi, membre de la société, et avec autrui. Le suicidé se situe toujours, consciemment ou non, à l’égard de la société. En dehors du geste altruiste par lequel on se sacrifie pour la communauté des hommes, les suicides sont des actes qui vont de l’indifférence à l’hostilité, avec toute la gamme des nuances entre ces deux extrêmes. Maurice Halbwachs, qui m’est devenu encore plus cher depuis que Jorge Semprun m’a appris les détails de son internement et de sa mort tragique (23), a su mettre en évidence la portée collective du geste suicidaire. Derrière le geste de l’individu se profile le milieu humain dans lequel la décision a pu naître. La volonté de mourir, aussi libre et éclairée qu’elle puisse paraître, s’appuie sur les valeurs véhiculées dans la société. Consciemment ou non, le suicidaire respire l’air de son temps et subit l’emprise de la mentalité générale. Malgré sa dissidence ou sa marginalité affichées, il n’échappe guère aux évidences transmises par l’opinion publique, offerte dans les médias et la publicité, ressassée dans les discours politiques ou populaires. «Dis-moi où tu habites et je te dirai qui tu es.» Ce qui veut dire, d’une part, «ton lieu d’habitation révèle ton profil social et tes préférences» et, d’autre part, «ton lieu d’habitation façonne ton être et affecte ton âme». La psychologie morale peut nous en apprendre au sujet du pouvoir des structures de la vie quotidienne sur les attitudes et les comportements des citoyens, et au sujet du pouvoir de l’écologie sociale sur leur personnalité (24).

Le suicide est un événement social marqué par sa diversité. Nous avons essayé de le rendre par le pluriel du titre, clin d’œil à l’œuvre de Baechler, Les suicides (25), dont la thèse, «il n’y a pas un suicide, mais des suicides», met en évidence le pluralisme du phénomène suicidaire. Il y a diversité de suicides et de suicidés, de sciences et de disciplines, de théories et d’approches, de causes et de significations, de méthodes et d’attitudes au cœur de la prévention, de valeurs et de croyances, de normes et de positions éthiques. Il y a diverses sources jaillies de l’esprit des hommes et des femmes, de la chair humaine et de l’expérience qui contribuent à construire le sens de l’événement. Dans une société que l’on dit parfois, non sans raison, «à pensée unique» à force de vouloir être «politiquement correcte», la noblesse de la pensée consistera dans la nuance et la distinction, dans l’acte conscient et libre de signaler et de signifier la différence.

Même si les entrées sont nombreuses, ce dictionnaire se présente comme une œuvre inachevée. Il n’a surtout pas la prétention de faire le tour de la question du suicide ou de la mort volontaire. De la mort, on ne peut rien savoir, nous enseigne Épicure, car elle échappe à notre expérience. Pour Jean-Paul Sartre, la mort est hors champ et ne nous concerne pas. Avec un peu d’imagination, je puis toujours me représenter mon cadavre, mais une fois mort, je ne verrai plus rien et je n’entendrai plus rien. Le monde continuera pour les autres, mais pas pour moi. Ce sont eux qui connaîtront ma mort et feront le deuil (26). Selon Hans-Georg Gadamer, il est impensable de concevoir la mort par la raison. Chacun sait intuitivement que la mort est bien «quelque chose» et qu’il aura un jour à la subir (27). La mort, même délibérée, échappe, une fois engagée, à notre liberté. Nous avons beau la désirer et la vouloir, la préparer et l’accomplir, son issue demeure une inconnue incontrôlable. Cet agnosticisme à l’égard de la mort s’applique aussi à la raison ou à la déraison du suicide. En juin 1977, au neuvième congrès international pour la prévention du suicide, Ulf Otto, un participant de la Suède, avoua: «Ceux d’entre nous qui s’occupent du suicide peuvent dire qu’ils savent tout sur le comportement suicidaire, sauf pourquoi les gens se suicident (28).» Le sens que nous trouvons à la mort volontaire est un sens construit par nous à partir des indices que l’auteur a bien voulu nous laisser dans la mise en scène de son acte, pour nous éclairer ou nous déjouer. Il est loin d’être sûr que ce sens construit se rapproche des vraies raisons du suicide. Ce type d’interrogation critique montre la fragilité de nos constructions et nous invite à nuancer sans cesse nos propos et à faire bon ménage avec nos incertitudes. Le présent dictionnaire est ainsi construit qu’il puisse accueillir une pluralité d’écoles et de traditions dont les contradictions révèlent la complexité du monde suicidaire et la non-pertinence de toute tendance dogmatique, qu’elle vienne des religions, des sciences ou des milieux de la prévention.

Sur un ton moqueur, une nièce me dit: «Mon oncle, tu étudies depuis si longtemps la question du suicide que tu ne te tueras jamais!» C’est ça le drame: ou bien, à force d’en parler, je m’en libère à peu de frais ou bien j’aime tellement la vie que le suicide demeure une question dont je cherche en vain la réponse. Je me sens solidaire avec la souffrance et la liberté de celui qui porte la main sur lui et je veux lui donner une place dans ma vie en me souciant de ses raisons. Un jour viendra sans doute où je montrerai à ma nièce les pages que j’ai écrites sur les multiples jeux que nous jouons avec la mort (29). Ce qui me donnera l’occasion de répondre aussi à la question qui m’est souvent posée: «Toi qui t’intéressais tant au jeu, comment en es-tu venu à l’étude de la mort?» C’est que jeu et vie sont imbriqués dans la comédie et la tragédie de l’existence. Héraclite a écrit: «Le temps est un enfant qui joue au trictrac: royauté de l’enfant» (fragment 52) (30). Qui dit jeu dit mouvement. Qui dit mouvement dit flux et reflux, progression et arrêt, action et repos, commencement et fin. Le jeu s’accomplit dans les limites d’un temps et d’un espace, selon des règles et des conventions. Qui dit jeu dit risque. Les humains ont été propulsés dans le jeu, à la fois fascinant et effrayant, le jeu de la vie, dont ils se savent d’avance perdants. Pour mener ce jeu, la prudence est l’art de mesurer et de calculer les risques, de jouer avec la mort et d’être son jouet, de ruser avec elle et de la déjouer. La libre gestion de ce jeu réclame une éthique, une maison ouverte où les humains pourront se mettre à l’abri de l’arbitraire.

J’ai un lourd tribut à payer qui est en même temps un hommage à des auteurs qui m’ont accompagné tout au long de la préparation de cet ouvrage. Je pense, en premier lieu, à Jean Améry. C’est son nom qui, au début de mon projet, ouvrait le cortège des articles que je confiais à l’ordinateur et que, en toute innocence, le menu avait retenu en mémoire. La portée symbolique de cette incidence informatique me saute aux yeux. Paradoxalement témoin, dans sa chair, de la torture nazie et survivant aux tourments de l’Holocauste, il a quand même choisi de porter la main sur lui. C’est en mémoire de sa connaissance viscérale de la personne suicidaire, de sa souffrance et de sa liberté de penser que je lui dédie le fruit de mon travail. Certains auteurs ont été abondamment consultés en cours de rédaction: Albert Bayet et Émile Durkheim parmi les classiques et Jean Baechler, Yolande Grisé et Georges Minois, sans oublier les multiples fouilles effectuées dans le Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale et dans le Dictionnaire des grandes œuvres de la littérature française (31). Et puis des revues comme Cahiers de recherche éthique, Frontières, Religiologiques, Revue internationale d’action communautaire, Sciences pastorales, Sciences religieuses et la collection «Héritage et projet» des éditions Fides, dont je cite souvent les articles. De la même façon, je rends hommage aux maisons Bellarmin et Sapientia, éditrices de ceux de mes livres dont je reproduis des extraits, Jeux mortels et enjeux éthiques, et Adieu, la vie
La vigilance avec laquelle les corrections linguistiques ont été effectuées par Yvette et Simone Ferland de la Présentation de Marie appelle de ma part une vive reconnaissance. Ma gratitude va aussi à Giovanni Calabrese et à Micheline Gauthier, des éditions Liber, qui ont si bien accueilli mon travail et qui m’ont soutenu tout au long du processus de l’édition par leurs remarques et leurs suggestions.

Un de nos soucis a été d’établir des liens entre les divers sujets et auteurs traités. En rendant visibles ces liens, nous espérons avoir réussi à enchaîner des matériaux qui, à première vue, pouvaient paraître épars, et à rendre perceptible au lecteur une certaine unité de l’œuvre. Ces rapprochements sont certes indiqués, à l’intérieur même du texte, par des références explicites à des thèmes voisins, mais aussi par un astérisque qui, placé après un mot ou un nom, renvoie à l’entrée correspondante. À la fin des articles apparaissent également des renvois à d’autres entrées où on trouvera un complément ou un prolongement thématique.

Afin de ne pas surcharger le texte de références bibliographiques, une série d’ouvrages fréquemment cités ne le sont, dans le corps du texte, que de manière sommaire; leurs coordonnées complètes apparaissent en bibliographie. Le lecteur trouvera, également en fin d’ouvrage, un index des noms propres de personnes, historiques, mythiques ou fictives, ce qui lui permettra de repérer facilement toutes leurs occurrences ainsi que de trouver de l’information sur celles qui ne font pas l’objet d’une entrée propre.

Voilà. Il ne me reste qu’à souhaiter bonne lecture à ceux qui consulteront ce dictionnaire qui, malgré son caractère inévitablement incomplet, permettra, du moins je l’espère, de percevoir les multiples facettes du suicide, d’en apprécier toute la complexité et d’en mesurer toute la charge de sens.

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RECENSIONS


VOLANT, Éric, Culture et mort volontaire Le suicide à travers les pays et les âges, Montréal, Liber, 2006, 414 p.

Culture et mort volontaire est un amalgame fascinant de faits, de statistiques,de littérature et de théories se rapportant à la mort volontaire. Éric Volant nous offre, avec ce livre qui vient remplacer son Dictionnaire des suicides publié en 2001, une véritable encyclopédie sur le suicide. Il réunit dans cet ouvrage une quantité remarquable d’informations concernant la mort volontaire.Le livre, présenté sous forme de dictionnaire, comprend un peu plus de trois cents articles. La psychologie, la philosophie, la sociologie, l’anthropologie, l’ethnologie, l’histoire et la psychanalyse côtoient les références aux différentes cultures et religions. Ce livre met en relief les diverses hypothèses et méthodes d’intervention développées face au suicide.

Culture et mort volontaire
présente la position de plusieurs penseurs au sujet de la mort volontaire : Pythagore avec ses arguments arithmétiques et religieux, Kant et l’application de l’impératif catégorique, Durkheim établissant des rapports entrele suicide et le groupe social, Douglas et la formulation des six composantes du suicide ainsi que Landsberg, qui met en perspective les enjeux éthiques et religieux de la mort volontaire. On y retrouve également des statistiques sur le suicide concernant divers pays et continents. Des éléments liés à la naissance du désir suicidaire sont présentés ; on retrouve, entre autres : la grève de la faim, les problèmes de jeux, la pédophilie, l’économie, le chômage, l’échec, la maladie mentale. La prévention du suicide est aussi abordée avec le parasuicide, les lignes d’écoute, l’intervention et le travail du Centre de recherche CRISE à l’Université du Québec à Montréal.

D’autres thèmes tels que: les lettres d’adieu,les martyres, les kamikazes, la honte, les funérailles sont introduits dans Culture et mort volontaire, de sorte que le livre couvre un vaste éventail de sujets en relation directe avec le suicide. Éric Volant fait une place aux artistes ayant traité du thème du suicide au cours de leur carrière, par exemple Virginia Woolf, Marguerite Yourcenar, Albert Cohen et Antonin Artaud. Le livre dresse un bref portrait de leur œuvre en mettant l’accent sur la question du suicide ainsi que sur la manière dont les artistes l’ont traitée. Bon nombre d’entre eux ainsi que des politiciens, des personnalités publiques et des personnages de l’Antiquité ont choisi de mettre fin à leurs jours. C’est ainsi que l’on retrouve Adolf Hitler, Dalida, Marc Lépine, Claude Jutra et Vincent VanGogh aux côtés de Judas Iscariote,
Cléopâtre, Iphigénie, Jocaste, Héro et Léandre.

Culture et mort volontaire
est un livre de référence qui viendra éclairer bien des débats, entre autres ceux autour de l’euthanasie ou du suicide assisté. Il s’adresse autant aux néophytes qu’aux experts en matière de deuil, de mort et de suicide. Cet ouvrage donne une vue d’ensemble du phénomène suicidaire tout en soignant la qualité des informations fournies.

Julie Bolduc
Frontières, automne 2007

Éric Volant, Culture et mort volontaire. Le suicide à travers les pays et les âges, Montréal, Liber, 2006, 411 pages.

Cet ouvrage important est la réédition, revue et augmentée, du Dictionnaire des suicides qu'Éric Volant avait fait paraître, chez le même éditeur, en 2001. II comporte plus de quatre cents entrées, près d'une centaine d'articles s'étant ajoutés à la première édition. La bibliographie sélective, qui clôture l'ouvrage, est enrichie d'une dizaine de titres par rapport à la précédente. II n'existe, à notre connaissance, aucun ouvrage équivalent dans le monde francophone; il faut en saluer la réédition.

Comment qualifier ce « dictionnaire» ? II témoigne au premier chef de l'effort soutenu de son auteur, sur plus de vingt ans, pour comprendre le suicide à travers âges et les cultures et, surtout, de sa générosité à s'interdire que ce savoir accumulé ne bénéficie qu'à lui seul. Professeur retraité associé au Département des sciences des religions où il a enseigné à partir de 1980 jusqu'en 1991, après avoir enseigné pendant dix ans à la Faculté de théologie de l'Université de Montréal, Éric Volant est préoccupé par le suicide depuis le début des années quatre-vingt, question, qui s'inscrit naturellement dans son enseignement qui porte essentiellement sur l'éthique. On imagine bien la patience qu'il aura fallu afin de donner une forme systématique à cette « quantité industrielle de notes éparses, relatives au suicide, qui dormaient paisiblement dans [s]es tiroirs», et la persévérance nécessaire, une fois l'entreprise lancée, pour tenir le pari de composer un «dictionnaire». Alors qu'une petite industrie de la suicidologie s'est mise en place durant la période où, patiemment et en solitaire, Éric Volant accumulait des notes de lecture, voici que la bibliothèque du Québec enrichit le savoir universel d'un ouvrage qui est le fait d'un seul homme! Il y a là quelque chose de réjouissant.

Ouvrage d'un seul homme, ce dictionnaire n'est pas à proprement parler un ouvrage d'auteur, quelle que soit la singularité du parcours réflexif qu'il donne à voir. Il faut beaucoup d'humilité pour se lancer dans pareille entreprise car ce genre de publication doit trop à la science universelle pour que le lecteur en ressorte avec le sentiment d'avoir lu une thèse singulière attribuabIe à une seule autorité. Ce n'est non plus un dictionnaire habituel, qui met normalement à contribution une armée de chercheurs, experts en leur domaine, produisant chacun leur article. L'ouvrage retrace le parcours solitaire et tourmenté d'un homme à la recherche du sens du suicide.

Comment rendre compte logiquement de ces quelques quatre cents entrées en un volume? La plupart d'entre elles comportent un ou plusieurs renvois à d'autres articles, offrant ainsi aux lecteur la possibilité d'un parcours sémantique cohérent, bien que circonscrit. Un décompte approximatif dénombre une majorité d'entrées historiques relatant les suicides de personnes plus ou moins connues, de l'Antiquité à nos jours, où Dédé Fortin et Kurt Cobain côtoient Cléopâtre, Socrate et Caton. L'histoire de la réflexion sur le suicide y est abondamment représentée: un lecteur méthodique pourra y retracer l'évolution de la pensée humaine sur le suicide. L'auteur a parcouru ce chemin, c'est évident. Au chapitre de la science du suicide, le lecteur que je suis n'a rien à redire des comptes rendus des diverses typologies élaborées de Durkheim à Baechler, Maintes entrées sont consacr<