Autopsie de la pornographie

Hélène Laberge
L'article qui suit est une protestation contre le double code des médias où, d'un côté, sous prétexte de libérer le bon peuple, on donne de plus en plus fréquemment dans la pornographie et où, de l'autre, on s'indigne devant le harcèlement sexuel et la prostitution infantile...
Pornographes, nous, s’écrieront étonnés les animateurs du sexe, nous ne sommes pas des pornographes mais des libérateurs de l’érotisme ! Lorsque nous écoutons les écrivains érotiques dresser la carte de leur sexualité avec ses lieux chauds et humides ou ses points froids et rigides, lorsque sur scène nous vous titillons en nous stripteasant, lorsque nous rions d’avoir bien attrapé une religieuse en la jetant sur une scène dont elle ignorait le caractère « ob scène », c’est pour vous libérer, ô spectateurs, de la pudeur excessive dans laquelle les moralistes religieux ont emprisonné le peuple, entendez par-là vos parents, grands-parents et arrière-grands-parents, à l’époque où la sexualité était reléguée dans des lieux secrets et clos.

L’alcôve, c’est maintenant le double écran, celui du téléviseur et celui de l’ordinateur, les imprimés, la radio et ses lignes ouvertes, ces confessionnaux où d’étranges clercs à la Mailloux débusquent chez leurs paroissiens les moindres détails de leurs aventures sexuelles avec une telle ardeur à apprendre ce qu’ils seraient censés connaître qu’on se demande s’ils sont là pour libérer les autres ou se libérer eux-mêmes de leurs propres complexes !

La pudeur… « l’un des mots les plus menacés… » Mais aussi ses synonymes : la réserve, la modestie, la retenue, la discrétion. Avons-nous donc basculé dans La société du Spectacle, pour reprendre le titre d’un livre clé sur ce thème2, au point de suspecter la réserve et la pudeur, tout ce qui relève de la vie intime, comme le signe d’un comportement névrotique ? Et les diverses manifestations de notre sexualité comme l’acte définitif de la liberté personnelle ? Égarement des contraires, disent les Hindous. Ce qui était une vertu – et ce qui est encore une vertu essentielle à la vie communautaire de nombreuses sociétés –, devient une chose dérisoire et risible dans le nouveau code des adorateurs de l’exhibitionnisme : pourquoi ne pas traiter les actes sexuels comme des actes aussi naturels que ceux de la nutrition puisque la science leur a fait perdre, en en démontant les mécanismes, le mystère qui les entourait comme une barrière limitant leur expression en dehors de l’intimité ? À une époque où les médecins ont la maîtrise de la contraception et de la reproduction humaine, ne fallait-il pas que le grand public partage leurs découvertes et se libère des tabous du temps passé ?

Paradoxe : les libérateurs du peuple redeviennent moraux pour défendre les victimes de cette sexualité débridée. Avec quelle conviction ils dénoncent la prostitution infantile, la lapidation de la pauvre femme adultère et les abus et harcèlements sexuels!

Ce double code est étonnant. Tout se passe comme s’ils n’établissaient pas le moindre lien entre l’exhibitionnisme déchaîné des médias en général et ses conséquences dans la vie des individus et d’une société. À tant parler du loup… Est-il nécessaire d’évoquer ce que des passés récents nous ont appris, à savoir le terrifiant pouvoir de la propagande sur les consciences humaines ? Et qui niera que la pornographie ne soit pas une propagande d'autant plus puissante qu’elle est assaisonnée de rires et de représentations attrayantes ?

Mais cette dénonciation de la pornographie repose d’abord et avant tout sur une réhabilitation du mystère de la nature, de ses rythmes et ses rites que les animaux encore sauvages ont conservés mieux que les humains. Si l’expression de leurs appétits sexuels est intense, elle est périodique, et cette limitation dans le temps leur confère une sorte de chasteté. Ici, je recourrai à une analogie : quel goût de la nourriture conserverions-nous si, pour stimuler notre appétit, ou pour nous apprendre à jouir d’une bonne table, on faisait la coupe et la démonstration des fonctions digestives, le chyle de l’estomac, le fonctionnement de la bile, le parcours intestinal avec l’évacuation qui conclut le repas ? Et si on servait à ses convives un homard ou un gigot accompagnés d’une reproduction de ces fonctions ? C’est dans un sage oubli des processus de l’assimilation que nous jouissons de la saveur de la nourriture. « Ô volupté sans qui dès notre enfance, le vivre et le mourir nous deviendraient égaux… »

Quel appétit sexuel ou sensuel reste-t-il après cette autopsie de la sexualité que les pornographes nous présentent comme un modèle de libération, en rigolant, ou pis encore avec une rigueur de mécaniciens ne nous faisant grâce d’aucun lubrifiant susceptible d’activer la machine ? Les sexologues dénoncent régulièrement les ratés de la libido, si ce n’est ses pannes totales (vocabulaire ô combien significatif !), chez des personnes dans la force de l’âge. La mise en marché des médicaments pour stimuler l'appétit sexuel vient appuyer leurs constatations. Une telle perte de l’appétit n’aurait-elle pas ses racines dans les représentations frénétiques de la sexualité sur les écrans et les tribunes médiatiques ? Il semble que ce qui est un stimulus pour l’adolescent(e) se révèle à la longue un frein dans l’âge adulte. En vertu de cette loi imparable de la nature qui veut que l’appétit vienne en jeûnant ! En séparant l’acte de transmission de la vie des sources affectives et spirituelles qui lui donnent son sens - son sens humain, celui par lequel nous nous distinguons de toutes les autres espèces vivantes - on porte atteinte à l’essence même du rapport harmonieux avec soi-même, avec l’autre, avec la nature. Et cette atteinte est d’autant plus grave qu’elle s’ajoute à toutes les autres qui violent constamment en nous et autour de nous nos rapports avec la nature, les arbres, l’eau, l’air, les animaux. Pas à pas avec la nature, c’est un précepte qui peut s’appliquer aussi à l’apprentissage et à la croissance de la sexualité…

Mais, diront les pornographes, nous réintroduisons ce rapport avec la nature par l’érotisme, cet amour sensuel, cette initiation détaillée des sens, cette délectation dans les jouissances sexuelles.

L’érotisme, mot qui justifie tout ! Y compris le dernier livre de je ne sais quelle écrivaine, entendue récemment à Radio-Canada, triste comme la brume lorsqu’elle décrit les sécrétions catarrhales de son organisme. Ce qu’elle a surtout découvert, c’est que depuis Nelly Arcand, le livre érotique rapporte beaucoup aux travailleurs intellectuels du sexe. Et ce qu’il lui reste à découvrir, c’est qu’il y a dans le développement de l’enfant une phase, que tous les parents confirmeront, où il répète pipi caca ad nauseam, première découverte de ses organes excréteurs. Aurions-nous tous plus ou moins régressé vers cette phase ? Ou ne l’avons-nous pas encore traversée ?

Que se passe-t-il donc ? Sur TV 5, l’émission Tout le monde en parle est l’incarnation presque parfaite de cette régression. La tentation de l’être humain – son éternel penchant, celui de séparer, de briser l’unité –, qui prenait autrefois les formes insinuantes du mépris du corps comme antagoniste de l’âme, et qui conduisait à des comportements névrotiques, a revêtu de nos jours le masque du jeu, de la légèreté, de la transparence, comme on dit. Et parce que la sexualité est jouée, exhibée et partagée avec d’autres partenaires dans les éclats de rire, on croit lui avoir restituée son véritable rôle, on la croit libérée des ombres du passé. En décrivant avec une précision médicale ces organes sexuels que les anciens désignaient sous des noms poétiques ou amusants, on semble croire aussi, et très naïvement, qu’il en résultera une jouissance d’autant plus grande que plus biologique et que l’orgasme est un privilège des temps modernes auquel nos malheureux ancêtres n’avaient pas (ou prou) eu accès…

On nous rétorquera : Vous jugez plus facile à avaler le sirop sentimental et brouillé des romantiques ? Leur exaltation du corps déportée dans l’esprit ? Werther et Bovary ? Du moins, avons-nous redonné au corps la place qu’il doit occuper seul dans la sexualité… et l’avons-nous séparé des mélanges indigestes des sentiments.

Sans doute. Mais en idéalisant la sexualité, le romantisme s’inclinait devant la femme. Son idolâtrie risquait de se transformer en désillusion ? Soit. Mais le froid réalisme scientifique qui a remplacé cette ferveur, cette dissection, cette séparation de la sexualité d’avec l’amour qui devrait la nourrir et l’entretenir n’expliquent-il pas, entre autres choses, la guerre des sexes qui sévit en Amérique et qui étonne nos visiteurs tant orientaux qu’occidentaux ? Vaste sujet qu’on ne peut qu’effleurer.

Mais alors, vers quoi se tourner ? Vers la morale ? Autre mot tabou… Pourtant, et l’anthropologie et l’ethnologie nous apprennent que familles, tribus et nations de toutes provenances géographiques et culturelles ont toujours sécrété des codes de morale pour assurer l’harmonie de la vie communautaire. Mais ce n’est même pas au nom de cette nécessaire gestion des mœurs, de cette moralité dont le nom seul fait tressaillir d’horreur notre Me Generation qu'il faut dénoncer les envahissements de la de l'hyper sexualisation. C’est au nom de l’amour de soi, socle de notre unité personnelle, de notre identité, de cette union du corps et de l’âme que tous les humains, quelle que soit leur culture, recherchent comme l’achèvement suprême. Au nom du droit, oui du droit pour l’enfant et plus encore pour l’adolescent et l’adolescente de pénétrer intacts dans un univers où peut s’exprimer une imagination fraîche, pudique, tendre et timide, dernier bastion de la poésie.

Ne devrait-il pas nous apparaître très clairement qu’en détruisant par l’exhibition incontrôlée de la sexualité humaine l’un des derniers domaines où tout être humain peut avoir l’impression de jouir d’une autonomie, d’un champ de découvertes personnelles, inaliénables et incommunicables, nous attentons aux sources de la liberté la plus profonde de la personne, celle de la rencontre, de l’amour de l’autre ?

Il existe telle chose que le viol de l’âme…

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