Occident chrétien et Orient
Est-ce un hasard si, d'une part, il y a un discours orientaliste en Occident mais aucun discours «occidentaliste» en Orient, et si, de l'autre, c'est justement l'Occident qui a dominé l'Orient1?
Tzvetan Todorov
Ce mystère, c'est que grâce à l'Évangile, les païens sont associés au même héritage, au même corps, au partage de la même promesse, dans le Christ Jésus2.
Lettre aux Ephésiens
«Occident chrétien et Orient». Ce titre aurait fait fureur au siècle dernier. J'ai d'abord songé à lui donner une formulation plus contemporaine. À la réflexion, il m'a paru révélateur d'un problème étonnamment actuel: celui des archétypes de l'époque coloniale, véhiculés encore aujourd'hui par ce qu'on a appelé «l'orientalisme» et sa parente à la mode du jour, l'étude des aires culturelles (area studies). Le sous-titre signale l'orientation de ce qui va suivre.
Il est significatif que dans le cadre d'un numéro portant sur «La religion au XXe siècle», le thème qui traite des rapports du christianisme avec les traditions religieuses non-monothéistes soit proposé sous un éclairage qui nous reporte à l'époque où les nouveaux maîtres du monde, les Européens, «protégeaient les intérêts chrétiens» dans leurs possessions d'outre-mer.
L'Orient, miroir de l'Occident
Avant de tenter l'évaluation, forcément sommaire, d'un chapitre de la rencontre contemporaine du christianisme avec le monde des «nations», pour reprendre l'expression biblique, procédons au décryptage de ces trois mots: Occident, chrétien et Orient.
«East is East and West is West, and they shall never twain»! Ce mot de Kipling traduit parfaitement l'idée que l'Européen du XIXe siècle se fait du monde de son temps et du rôle qu'il entend y jouer. Il est nécessaire pour lui que l'Orient et l'Occident ne se rencontrent pas. Cet Orient dont il a besoin pour s'identifier, cet Autre, c'est un miroir créé par lui de toutes pièces et qui lui renvoie sa propre image. Image qu'il pourra rejeter, parce que non-conforme à ce qu'il veut être. L'Orient, c'est cette forme de lui-même qu'il n'accepte pas parce que inexplorée et de ce fait, menaçante. À son activisme, son efficacité, sa productivité, son culte du progrès correspondent, dans sa vision de l'Orient, l'intériorité ou, plus souvent, l'inaction, la passivité, l'immobilisme, le sous-développement. À son approche intellectuelle qu'il veut rationnelle, logique, souvent dogmatique, basée sur le principe de distinction ou de contradiction, il oppose la non-distinction, l'harmonisation des contraires, la «tolérance» au sens volontiers péjoratif, quand ce n'est pas l'imprécision et même l'irrationalité de l'Oriental. Lui qui porte encore les marques du puritanisme et du jansénisme, il savoure une certaine littérature sur le sensualisme oriental, celui des Contes des mille et une nuits et de l'opium. Lui qui se targue de démocratie, de liberté de presse, d'égalité des chances, il dénonce chez l'Oriental sa tendance au despotisme, au secret, sa conception hiérarchique des rapports humains. Et au fond de tout cela, il y a chez lui le sentiment d'avoir la vérité, et surtout le désir ou mieux le besoin de la diffuser pour sauver l'humanité des ténèbres de l'ignorance, schème que le christianisme lui a rendu familier3.
Cet Orient qu'il rejette, l'Européen -et plus largement l'héritier de la culture occidentale- l'a voulu d'abord, au temps de la littérature romantique, lointain et mystérieux. Puis, quand la politique s'en est mêlée, antithétique et surtout inférieur. Cette nouvelle approche va se proposer comme scientifique et se donner un nom: l'orientalisme, un orientalisme non plus littéraire mais universitaire et politique. C'est lui qui va fabriquer pièce par pièce, à partir de l'intervention de Bonaparte en Egypte, le nouveau miroir de l'Orient, par l'étude des langues, des traditions culturelles et, dans sa dernière version, des structures économiques et sociales des «Orientaux». Comme par hasard, cette opération se fait la plupart du temps, sans le concours des «Orientaux». Dans les meilleurs cas, elle correspond à une intention inconsciemment paternaliste, par exemple pour les aider «à renouer avec leurs racines et à se mettre au pas de l'histoire (occidentale)». Mais toujours l'opération se soldera par un rapport de forces entre «l'Occident» qui dit l'Autre -non pas tel que celui-ci est, mais tel que lui veut qu'il soit- et un «Orient» soumis, ordonné à ses propres fins politiques et économiques.
Ce n'est pas le lieu ici de faire le procès, en bonne et due forme, de l'orientalisme moderne, fer de lance de l'impérialisme jadis colonial et aujourd'hui économique. Qu'il suffise de renvoyer à des auteurs comme Abdel-Malek, Waardenburg, Rodinson, Berque et tout récemment Saïd4. Ce qu'il importe ici de remarquer, c'est le flou congénital de ces abstractions: Occident, Orient. Mais c'est aussi leur réductivisme ou davantage leur simplisme inadmissible pour qui veut tenir un discours quelque peu attentif aux réalités géographiques, culturelles, politiques et surtout sociales qu'elles prétendent recouvrir. C'est enfin leur connotation tendancieuse, sinon toujours péjorative, puisqu'il s'agit dans les deux cas d'une caricature, celle d'un Occident comme il voudrait se voir par contraste avec un Orient qui lui renvoie l'image douteuse de ses illusions et peut-être de ses rejets.
Reste l'expression «Occident chrétien». Même si l'on s'accordait, pour les besoins de la cause, à identifier l'Occident avec les pays de l'Atlantique Nord -et pourquoi pas avec l'Amérique Latine, l'Australie et la Nouvelle-Zélande, l'Afrique du Sud, c'est-à-dire en somme les pays administrés par les Blancs, il faudrait justifier le qualificatif de «chrétien». Le mythe de l'Occident chrétien est né avec le Moyen Âge. Il a survécu à la Renaissance, à la Révolution française, aux empires de type colonial ou économique qui se sont annexé le reste du monde pour en faire une ceinture de pauvreté, le «Tiers-Monde» d'aujourd'hui. Mais après certaines formes de sécularisation, de capitalisme, de communisme, sans compter le racisme et les totalitarismes contemporains, peut-on encore parler, au XXe siècle, d'un Occident chrétien sans tomber dans l'abstraction?
Qu'il suffise de parler d'un certain christianisme contemporain, sans trop s'attarder sur la question de savoir s'il est «occidental», «oriental» ou les deux à la fois. Sans doute parle-t-on des Eglises d'Orient et des Eglises d'Occident. Cette régionalisation qui remonte à Constantin ne concerne que l'univers méditerranéen. Sans doute aussi le christianisme est-il né au carrefour de trois continents et a-t-il essaimé aux quatre points cardinaux. D'où l'empreinte que lui ont laissée un grand nombre de cultures. Qu'on songe aux Eglises nestorienne (de la Perse à la Chine), copte (en Egypte et en Ethiopie), à celle aussi du Malabâr, dans le Sud de l'Inde.
Mais le christianisme dont il s'agit ici est le christianisme lié à la fortune des puissances occidentales, celui qui les a accompagnées dans leur conquête militaire, politique et économique du continent asiatique. Que ce soit les Russes à travers la Sibérie ou les Portugais, les Espagnols, puis les Français, les Hollandais, les Anglais et, plus près de nous, les Américains par-delà les mers, le christianisme moderne, tout comme au temps de l'Empire romain, s'est présenté aux Asiatiques comme la religion du conquérant5.
Les ambiguïtés de la mission moderne
À partir des perspectives qui précèdent, il devient possible de mesurer les ambiguïtés tragiques de la rencontre du christianisme avec le monde de notre époque. Le cas del' «Orient» des orientalistes en est une éloquente illustration, en même temps qu'une leçon à retenir en ce qui concerne la rencontre interculturelle en devenir.
La rencontre du christianisme avec l'humanité a un nom chargé de sens théologique: la mission, c'est-à-dire l'envoi des porteurs de la Bonne Nouvelle vers les hommes en attente du Royaume instauré par Jésus-Christ. La lettre aux Ephésiens définit clairement les objectifs de la mission: «associer les païens au même héritage, au même corps, au partage de la même promesse, dans le Christ Jésus» (Ephésiens 3, 6). Pour l'apôtre Paul, il n'y a plus ni supérieurs, ni inférieurs, ni esclaves, ni hommes libres, ni hommes, ni femmes, ni Juifs, ni Grecs (Galates 3, 28). Il n'y a que des associés, membres d'un même corps, héritiers de la même promesse. Jusqu'à Constantin, c'est-à-dire jusqu'aux débuts du IVe siècle, les chrétiens annonceront cet évangile fraternel aux quatre coins du monde connu, sans l'appui des pouvoirs et surtout sans l'imposition d'une culture sur l'autre. Dès le départ, Paul tranche la question. Dans sa confrontation avec Pierre et les judaïsants (Actes 15), il opte pour une libération inconditionnée du christianisme par rapport au judaïsme de l'époque, à ses prescriptions, ses rites, bref à toute son enveloppe religio-culturelle. Dès lors, il devient possible au christianisme de passer sans compromissions aux «païens» et d'abord aux Grecs. Très vite, en dépit de l'hostilité du pouvoir, l'Eglise naissante va s'implanter dans le bassin méditerranéen. En deux siècles, elle passera de la culture juive à la culture gréco-romaine. Le même phénomène d'acculturation se produira avec les Eglises nestoriennes et coptes, dont les langues rituelles et théologiques sont celles de la culture où elles se sont implantées.
Tout s'est passé alors, pour le christianisme, à la manière d'une autre religion missionnaire, le bouddhisme, qui, de l'Inde, est passé à l'Asie du Sud-Est, à la Chine et à ses voisins, la Corée, le Japon, le Tibet, le Viêt-nam, sans pressions ni astuces politiques exercées de l'extérieur.
Mis à part l'épisode des Croisades, le Moyen Âge européen a connu lui aussi des élans missionnaires relativement gratuits. Outre les missions anglaises et irlandaises en Europe du Nord, il y eut celle des Franciscains en Asie centrale et en Chine, au temps des Yuan (XIIIe- XIVe s.)6. Quant aux Croisades, elles inaugurent un type d'intervention religio-politique de l'Europe dans l'histoire des pays «orientaux» qui sera repris, amplifié et systématisé, à l'époque des découvertes, pour donner naissance à un nouvel ordre du monde, le régime colonial où États et Églises se prêtent mutuelle assistance.
Inaugurée par l'Eglise catholique dans les terres espagnoles et portugaises, la mission moderne va gagner bientôt les pays protestants. Les Hollandais en Indonésie, les Anglais en Inde et, plus tard, les Américains vont entrer en compétition avec les États catholiques. L'enjeu, c'est le contrôle absolu, militaire, politique et surtout économique, de l'humanité non-occidentale. Dans cet enjeu, l'«Orient» représente la part du lion. Il faut lire les textes de l'époque qui parlent du rêve occidental, par exemple, celui de Lord Cromer (1841-1917), un des grands administrateurs de l'Empire britannique de l'ère victorienne qui a fait carrière en Inde et en Egypte:
Pour être plus explicite, voici ce que cela signifie lorsqu'on dit que l'esprit commercial doit être mis sous un certain contrôle. En traitant avec des Indiens, ou des Egyptiens ou des Shilluks ou des Zoulous, la première question est de considérer ce que ces peuples, qui sont tous, du point de vue national, in satu pupillari [en situation de mineurs], estiment être le plus dans leur intérêt [ ... ]. Mais il est essentiel que, dans chaque cas particulier, la décision soit prise en nous référant principalement à ce que [ ... ] nous estimons en toute conscience valoir mieux pour la race sujette [ ... ]. Si la nation britannique, prise dans son ensemble, garde à l'esprit ce principe et exige qu'il soit appliqué, [ ... ] nous pouvons peut-être encourager une allégeance cosmopolite fondée sur le respect qui est toujours accordé aux talents supérieurs et à la conduite désintéressée et sur la gratitude provenant et des faveurs accordées et de celles à venir7.
En quelques lignes, c'est tout l'esprit de l'entreprise coloniale qui se révèle: son mercantilisme, mais plus profondément encore sa vision anthropologique qui voit dans le colonisé une «race sujette», un éternel mineur qu'il faudra traiter avec intelligence, dans le sens de ses «intérêts» bien compris, c'est-à-dire non pas selon ses critères à lui, mais suivant les barèmes -et finalement les intérêts- de la nation dominante. Fort de cette présumée allégeance, l'administration coloniale pourra se livrer au négoce en toute tranquillité. «En outre, le commerce y gagnera», ajoute Cromer quelques lignes plus loin. Cynisme? Racisme? Orgueil insensé? Peut-être tout cela à l'état plus ou moins conscient. Mais ce loyal serviteur de l'Empire obéit à un réflexe, sanctionné d'ailleurs par l'«establishment», de l'Européen d'alors nourri pour une bonne part du discours orientaliste.
Faut-il dès lors se surprendre de retrouver dans le discours chrétien des accents triomphalistes de même venue7. Un poète français, Bornier, a célébré le projet du canal de Suez dans un poème, primé par l'Académie française en 1862, et dont voici une strophe à peine croyable aujourd'hui:
«Oui, c'est pour l'univers! Pour l'Asie et l'Europe, pour ces climats lointains que la nuit enveloppe, pour le Chinois perfide et l'Indien demi-nu; pour les peuples heureux, libres, humains et braves, pour les peuples méchants, pour les peuples esclaves, pour ceux à qui le Christ est encore inconnu8.»
Ici, les réminiscences du discours missionnaire de l'époque sont évidentes: «la nuit» des nations «assises à l'ombre de la mort» (Psaume 107, 10), selon la citation classique, c'est-à-dire les peuples «païens» plongés dans l'esclavage du péché parce que la Lumière de la Révélation n'a pas encore lui sur eux. Et de ce repoussoir se dégage la cohorte des fils de la Lumière, cette partie de l'humanité qui n'est autre que l'«Occident chrétien», terre de liberté où fleurissent les vertus qui humanisent le monde. Théologie douteuse, qui fait son profit d'une universalité mal comprise du salut chrétien9.
Si j'ai emprunté à Saïd ces échantillons du colonialisme européen du siècle dernier, c'est qu'il me paraît indispensable, pour évaluer les rapports du christianisme avec le monde d'aujourd'hui, de situer l'entreprise missionnaire dont il a hérité dans le contexte de son apogée, l'Europe coloniale du XIXe siècle. Le chrétien qui était envoyé par son Église en «pays de missions» avait l'appui de l'une ou l'autre des innombrables sociétés missionnaires: en Angleterre, la Church Missionary Society ou, aux États-Unis, l'American. Baptist Missionary Board; chez les catholiques, les ordres et congrégations missionnaires d'hommes et de femmes, sans compter la grande centrale romaine de la Propagation de la Foi.
Pourtant cet encadrement ecclésial ne le rendait nullement imperméable au climat de conquête de la société commerçante de l'époque, à la recherche de débouchés outre-mer. Pour les Églises aussi, c'était l'époque des «croisades missionnaires», des «soldats du Christ à l'avant-garde», de tout ce vocabulaire militariste et triomphaliste emprunté au discours colonial. Au point qu'on peut parler d'une entreprise missionnaire qui se laisse récupérer, sans trop s'en rendre compte, par le système. À plus d'un point de vue, les missions chrétiennes seront «utilisées» aux fins politiques des États. Un des cas les plus patents est celui de la France, anticléricale en métropole, mais grande protectrice des affaires de l'Église en colonie. Pourquoi ce zèle subit pour l'annonce de l'Évangile dans les pays d'«Orient», sinon parce que les missions, entre autres, constituent des postes avancés de la pénétration occidentale dans l'arrière-pays10?
Sur ce point, les populations dominées par les puissances européennes n'ont pas été dupes. Ainsi les communistes chinois des années 50 expulsaient les missionnaires sous des chefs d'accusation comme ceux rapportés par le P. Bérubé, jésuite québécois:
1. J'étais un impérialiste incorrigible et criminel;
2. J'entretenais la contre-révolution et entraînais le peuple à la pratique des superstitions;
3. J'étais un espion à la solde des pays impérialistes et du Vatican11.
Accusations grossières, mais qui renvoient l'image qu'on se fait, dans les milieux anti-occidentaux, du missionnaire: un étranger porteur d'une idéologie rétrograde et solidaire des visées impérialistes de l'Occident.
La rencontre interculturelle avec le christianisme est-elle encore possible?
Ce bilan plutôt sombre de l'époque missionnaire, dont nous ne sommes pas encore sortis, n'a pas pour but de reprocher aux missionnaires ou aux Églises qui les ont envoyés leur connivence avec les puissances occidentales, encore moins d'en faire les responsables de je ne sais quel échec de la mission chrétienne.
Pareil procès d'intention ne mène à rien. Il risque, au surplus, d'être profondément injuste, laissant planer des doutes sur la bonne foi et le courage de ces hommes et de ces femmes qui ont témoigné de leur foi au risque et souvent au prix de leur vie. Comme la plupart de leurs contemporains, ils ont été tributaires, victimes en un sens, des idées de leur temps. Seuls quelques éclaireurs, Vincent Lebbe, le Cardinal Costantini, Pie XI, ont entrevu, comme jadis Ricci, de Nobili, Valignano, l'ampleur du problème et tenté de conjurer la catastrophe à laquelle menaient les politiques missionnaires de leurs contemporains12.
Aujourd'hui, on peut tirer de tout cela un certain nombre de constatations:
1. Si l'on parle d'«échec de la mission moderne», on doit le faire en relation avec les objectifs de ce type de mission, entre autres la «conversion» des peuples de la façon dont l'Empire romain, puis l'Europe se sont convertis.
2. Une des causes de cet «échec» serait à chercher du côté du rejet pratique des autres cultures par le christianisme, ce qui contraste avec son ouverture des origines, notamment chez l'apôtre Paul et chez Justin, mort à Rome vers 165. Paradoxalement, ce refus s'appuyait, sans qu'on s'en rende compte, sur une identification très poussée avec la culture européenne, au point que l'évangélisation impliquait inévitablement une certaine «occidentalisation». Cette occidentalisation a eu sur les «chrétientés» naissantes un double effet d'aliénation culturelle et de marginalisation sociale13.
3. Cet «échec» aide toutefois à poser la question de fond, celle du rapport entre foi chrétienne et culture. Il confirme que, depuis Constantin, les avancées du christianisme dans le monde ont été en fait, des épreuves de force entre une foi d'expression méditerranéenne et les cultures qu'il a rencontrées. Dans certains cas, comme en Europe, ces cultures en sont sorties latinisées ou hellénisées. Dans les autres, et c'est le cas de l'Asie, la foi chrétienne a essuyé un refus global qui s'est exprimé par la «ghettoïsation» des églises locales. Dans tous les cas, parler d'évangélisation, c'est parler d'une «transplantation» du christianisme dans laquelle les éléments universels, et donc exportables et assimilables, de la foi évangélique ne sont pas clairement dégagés de la culture occidentale où elle s'est d'abord enracinée. C'est ce qu'avait compris le ministre chinois des Affaires Etrangères, Wang Cheng-ting, dans les années 30:
«Les missionnaires étrangers ont porté ici l'Évangile, mais nécessairement, ils l'ont porté comme des plantes en pots: vous pouvez multiplier les pots, mais vous n'aurez jamais une forêt»14.
4. Le communisme a pris la relève de la mission chrétienne dans un certain nombre de pays, comme la Chine et le Viêt-nam. Fait à ne pas sous-estimer: le communisme est d'origine occidentale et donc porteur de certaines perspectives d'origine chrétienne: une conception messianique de l'histoire et l'insistance sur la fraternité universelle. Un évêque russe de Montréal faisait remarquer que le communisme d'U.R.S.S. a introduit en Chine la littérature russe. Les Chinois l'ont traduite et répandue. Or, ajoutait-il, vous ne pouvez arracher le Christ de cette littérature. L'autre aspect à souligner est la fécondation ou la stimulation que le communisme semble exercer sur le christianisme contemporain, notamment en Amérique Latine et en Europe de l'Est. Il n'y a pas de raisons évidentes pour que cette influence du communisme ne finisse par s'exercer également sur les jeunes Églises d'Asie. Bref, le triomphe du communisme en Asie représente, à ce jour, la pénétration la plus avancée de la pensée occidentale dans cette partie du monde, et ce après le double rejet du colonialisme occidental et de la mission chrétienne. On peut se demander si cette percée ne prépare pas les voies à une rencontre, décisive cette fois, du christianisme avec ces cultures.
5. L'histoire du colonialisme et de la mission moderne a montré que les cultures auxquelles s'est attaqué l'Occident ont une vitalité irrépressible. Elles ont refusé le suicide culturel. Bien plus, l'Occident assiste désormais à un choc en retour. De l'Inde, de la Chine, du Tibet, de l'Iran ou du Japon lui parviennent des traditions religio-culturelles qui éveillent dans le public un intérêt grandissant. Toute une jeunesse a entrepris son «pèlerinage à l'Est».«Des perspectives nouvelles s'ouvrent à la recherche théologique»16.
Ainsi le questionnement des cultures et des religions ne s'adresse plus au christianisme de l'extérieur, pour ainsi dire. Il le sollicite de l'intérieur. Ainsi s'annonce une nouvelle étape de la rencontre du christianisme avec les cultures, une rencontre dont il faut espérer qu'elle se fasse, comme au IIe siècle méditerranéen, dans l'écoute et l'enrichissement mutuels des communautés humaines.
Au-delà du miroir
Un monologue devant le miroir, telle a été l'aventure du christianisme à l'Est de la Méditerranée. Ni les pays islamiques, ni l'Inde, ni l'Asie du Sud-Est, ni la Chine et ses voisins n'ont été vraiment marqués par la mission moderne. Sans doute en grande partie à cause de l'agression coloniale, et surtout économique, des pays nord-atlantiques. Mais plus profondément à cause de l'inaptitude tragique du christianisme à passer aux autres cultures. Les tentatives de Ricci et de Nobili, encore pourtant bien timides puisqu'elles ne touchaient pas aux formulations de la foi, furent combattues en Europe et notamment à Rome. Elles demeurèrent sans lendemain17.
La rencontre du christianisme avec l'Asie n'a pas eu lieu. Parce que le christianisme ne s'est pas vraiment mis à l'écoute de l'Autre. Il a parlé en Asie les langues occidentales qui longtemps ont été les langues de la liturgie, du gouvernement ecclésiastique et de la pensée théologique. Enfermé dans ses catégories gréco-latines, il n'a fait, au fond, que se parler à lui-même. Il n'a pu répéter l'exploit du II' siècle et passer, comme il l'avait fait pour le monde grec, à une autre culture: hindoue, chinoise, indonésienne. Pis encore. Il a donné à son tour dans l'orientalisme avec ses écoles de missiologie, sans toujours échapper aux perspectives triomphalistes de la civilisation européenne et nord-américaine.
C'est donc un monologue que le christianisme a mené devant le miroir de sa propre vision de l'Autre. Un Autre qu'il a perçu ou plutôt voulu radicalement différent, et surtout peut-être un démuni, doublement privé des lumières de la Révélation et des bienfaits de la «civilisation chrétienne» et occidentale. L'Autre ne pouvait rien lui apporter, sinon peut-être des éléments folkloriques18.
Cet accident de parcours de la mission ne peut être qu'une étape dans la rencontre du christianisme avec les cultures. Ces dernières reprennent peu à peu la maîtrise du discours sur elles-mêmes. Elles viennent de rompre leurs liens coloniaux et prennent l'initiative de leur évolution. À leur tour, elles portent un jugement sur l'«Occident». Même dans les jeunes Églises, des courants théologiques autochtones se font jour qui explorent la tradition chrétienne dans l'éclairage parfois contestataire des autres cultures. Ces courants de l'intérieur viennent se conjuguer avec l'implantation, au cœur même de l'Occident, des traditions religieuses en provenance de l'Asie.
Ce double apport représente pour la foi chrétienne un défi dont on ne saurait surestimer l'importance, mais aussi la chance d'accéder à la confrontation interculturelle, par et dans le retour à ce qui constitue le fond même des cultures particulières: leur point d'enracinement dans l'universel.»
Notes
1. Préface de l'ouvrage d'Edward D, Saïd. L'Orientalisme. L'Orient créé par l'Occident, Paris, éd. du Seuil, 1980, p. 8.
2. Tiré du Missel romain, fête de l'Epiphanie, 2e lecture (Eph. 3, 2 ... 6).
3. Voir sur ce thème deux communications données au Centre Culturel français de Rome au cours d'un séminaire sur «L'Occident et ses autres», tenu d'octobre 1977 à février 1978, et parues dans Christian DELACAMPAGNE et al., En marge. L'Occident et ses «autres», Paris, Aubier Montaigne, coll. Présence et pensée, 1978, 291 p. La première est de Roger DADOUN, «Mais quel Occident? Quels autres?», pp. 11-26; la seconde est de Christian DELACAMPAGNE, «Orient et perversion», pp. 137-150.
4. ABDEL-MALEK, Anouar, «L'orientalisme en crise», Diogène 44 (hiver 1963); WAARDENBURG, Jacques, L'Islam dans le miroir de l'Occident, La Haye, Mouton, 1963, 381 p.; RODINSON, Maxime, Islam et capitalisme, Paris, éd. du Seuil, 1966; BERQUE, Jacques, L'Egypte, impérialisme et révolution, Paris, Gallimard, 1967; SAÏD, Edward, op. cit.
5. Pourtant l'Europe avait connu une remarquable exception, trop peu soulignée: la pénétration, sans appuis politiques, des missionnaires anglais et irlandais au cœur de l'Europe du VIIIe siècle.
6. Ces deux missions connurent un sort différent. Alors qu'en Europe les tribus se convertissaient en se sédentarisant, la dynastie Ming (1368) marqua la fin de l'épisode chrétien inauguré par Jean de Monte Corvino.
7. BARING, Evelyn (Lord Cromer). Political and Literary Essays, 1908-1913, 1913; rééd. Freeport, N.Y., Books for Libraries Press, 1969, pp. 40, 53, 12-14. Cité par SAÏD, op. cit., pp. 51-52.
8. Cité dans BEATTY, Charles. De Lesseps of Suez: The Man and His Time, N.Y., Harper and Brothers, 1956, p. 220 (trad. fr.: Ferdinand de Lesseps, Paris, Del Duca, 1957). Cité par SAÏD, op. cit., p. 109.
9. Il faudra attendre la fondation, en 1923, de l'école de missiologie de Louvain par le Jésuite Pierre Charles pour constater, dans les pays francophones, un renouveau de la théologie missionnaire.
10. Encore en 1946, Pie XII a dû combattre un certain «virus» nationaliste chez les missionnaires. (Acta Operum Pontificalium, coll. 1, 3 déc. 1946, pp. 109-111).
11. Le Brigand no 149, p. 7. Cité dans Jacques LANGLAIS, Les Jésuites du Québec en Chine (1918-1955), Québec, Les Presses de l'Université Laval, Coll. Travaux du laboratoire d'histoire religieuse de l'Université Laval, 3, p. 292.
12. Parlant de Vincent Lebbe que sa Société avait renvoyé en France, le Cardinal Costantini, alors secrétaire de la Propagation de la Foi, écrivait: «C'est à lui qu'est dû le renouveau des méthodes missionnaires en Chine. ( ... ) Un vénérable évêque, me disant en 1924 sa crainte de voir le P. Lebbe revenir en Chine, formulait contre lui une accusation grave: Il a dit: la Chine aux Chinois!» Cardinal Celso COSTANTINI, Réforme des missions au XXe siècle, Paris, Casterman, Coll. Eglise vivante, 1960, p. 269.
13. C'est ainsi qu'un missionnaire jésuite de la Chine des années 40, Paul Tiszai, fait remarquer: «Si vous aviez survolé le territoire, vous auriez pu identifier à l'oeil la nationalité de chacun des postes de mission: française, italienne, allemande, américaine, etc.» (J. LANGLAIS, op. cit., p. 293).
14. D'après Georges GOYAU, Revue des Deux Mondes, ler mars 1939.
15. Voir entre autres COUTU, Lucien. Pèlerinage à l'Est, Montréal, Fides, 1977, 269 p.
16. Deux revues publiées à Montréal témoignent, en particulier, de ce questionnement: Orient (directeur: Julien Alain) et Monchanin (directeur: Robert Vachon, du Centre Interculturel Monchanin).
17. Voir à ce propos les excellents ouvrages de ETIEMBLF, Les jésuites en Chine. La querelle des rites (1552-1773), Paris, Julliard, coll. Archives, 1966, 301 p. et COSTANTINI, op. cit.
18. Un symbole éloquent de cette conception est l'imagerie «missionnaire» de l'époque. La Vierge, par exemple, est représentée sous des traits indiens ou chinois, mais sans apporter d'éclairages théologiques nouveaux.