L'e-renaissance

Jacques Dufresne
Au moment du lancement de notre encyclopédie, j’utilisais, avec un certain sourire, l’expression Baie James de l’information, pour désigner le grand projet mobilisateur dont le Québec nous semblait avoir besoin et auquel nous entendions participer. L’expression a été reprise récemment par le journaliste Michel Dumais sur le site ConstellationW3. C’était aussi le titre que je me proposais de donner au présent article. Après réflexion j’ai choisi l’e-renaissance comme titre pour bien marquer la différence entre un projet d’ingénierie et un projet culturel.
Est-il nécessaire de rappeler le rôle déterminant qu’ont eu les grands projets hydroélectriques dans le développement du Québec au cours des cinquante dernières années? Ils ont donné un nouvel élan à notre grande firme d’ingénieurs et assuré la prospérité de nos alumineries; sur les chantiers éloignés une foule de travailleurs ont fait des économies qui leur ont permis de réaliser ensuite leurs rêves. Ces travailleurs étaient aussi des explorateurs qui s’appropriaient les nouveaux territoires au nom de l’ensemble de notre collectivité. Il en est résulté des tensions avec divers groupes d’Amérindiens, mais ces tensions ont été à l’origine d’ententes exemplaires entre nations. Mais c’est peut-être sur le plan symbolique que leur effet a été le plus déterminant. Nous nous sommes prouvé à nous-mêmes que le slogan de Jean Lesage avait un sens, que nous pouvions entreprendre de grandes choses et les réussir au point de devenir «maîtres chez nous». Au même moment le gouvernement fédéral misait sur le nucléaire. Choisir l’hydroélectricité comme nous l’avons fait, c’était choisir l’autonomie et l’autosuffisance.

Un projet mobilisateur
Nous avons besoin en ce moment d’un nouveau grand projet mobilisateur. Il doit se situer dans l’information, domaine où nous sommes en concurrence avec le reste du monde et où nous ne pouvons compter pour réussir que sur notre créativité et notre détermination. «À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire.» Dans le cas des projets hydroélectriques, le péril était limité: nous avions des réserves d’eau, des espaces vierges qui pouvaient servir de garanties à ceux qui fourniraient les capitaux. Il ne nous restait qu’à servir d’intermédiaire, ce que nous avons fait convenablement, semble-t-il.

Les richesses naturelles n’ont pas que des avantages. La plupart des peuples qui en possèdent beaucoup l’ont appris à leurs dépens. Ils ont des raisons d’envier des pays comme le Japon qui tirent toute leur richesse de leur aptitude à trouver, à assimiler et à diffuser l’information dont ils ont besoin. Par diffusion je n’entends pas ici seulement diffusion à l’intérieur des frontières, car la diffusion dans le reste du monde fait également partie du modèle japonais dans ce domaine. Je découvrais récemment que le site Internet de loin le plus riche sur Jean-Jacques Rousseau musicien est l’œuvre d’un professeur japonais, M. Yoshihiro Naito. Cette oeuvre est publiée en un français impeccable et en japonais.

J’accorde la priorité à cet exemple pour éviter toute méprise sur le sens d’un grand projet en information. Le plaisir de connaître et de partager ses connaissances sur tous les sujets, y compris les plus théoriques, doit y occuper une place centrale. Certes les étages inférieurs, dans les gouvernements comme dans les entreprises, doivent être occupés par des programmes de transactions en ligne dont la rentabilité immédiate est le premier objectif. Mais ces opérations n’auront de sens, ne seront bienfaisantes à long terme pour l’ensemble de la société que dans la mesure où l’on se souciera des étages supérieurs consacrés à la réflexion et au dialogue sur les sujets. Pour l’avenir du Japon et pour sa réputation dans le monde actuel, pour l’enrichissement du capital de confiance dont il jouit, M. Naito est aussi important que M. Nobuyuki Idei, le président de Sony.

Les rivières coulent déjà
Sur le terrain, les initiatives heureuses et prometteuses abondent, surabondent même. Elles sont l’équivalent de ces rivières d’où nous tirons aujourd’hui notre énergie. Il nous faut une vision d’ensemble qui nous permette de repérer ces initiatives, d’aider les groupes qui en ont eu l’idée à conserver leur dynamisme et, sans limiter l’autonomie de chacun, de faire en sorte que les résultats convergent vers de grandes places virtuelles – l’équivalent des réservoirs – destinées à permettre au Québec d’avoir une présence significative et visible sur la place virtuelle mondiale.

Les grands projets hydroélectriques avaient une portée immédiate limitée au Québec. À ces efforts a correspondu, sur le terrain politique et culturel, un nationalisme des ressources locales. Nous avons redécouvert notre littérature, donné une orientation nouvelle à notre musique au moment précis où nous avons appris à harnacher nos cours d’eau. Notre plus grande richesse demeure l’eau, mais cette eau est un bien commun de l’humanité, elle n’est pas seulement destinée à nous enrichir; nous devrons apprendre à en tirer un juste profit tout en faisant en sorte qu’elle contribue à satisfaire des besoins essentiels ailleurs dans le monde. Ne serait-ce que pour cette raison, nous avons intérêt à accroître notre rayonnement dans le monde, ce qui suppose que nous nous appropriions les cultures étrangères comme nous nous sommes approprié la nôtre au cours des dernières décennies du e siècle. En nous gardant bien toutefois de sous-estimer l’ouverture sur le monde dont nous avons fait preuve au cours de notre histoire. Si vous consultez le dossier Florence (Italie) de l’Encyclopédie de L’Agora vous y trouverez un excellent texte d’Honoré Beaugrand. Vous trouverez la signature du musicien et musicologue montréalais Léo-Pol Morin dans une cinquantaine de documents et dossiers, de Bach à Villa-Lobos, en passant par Bartok et Respighi.

L’histoire et la géographie nous confèrent quelques avantages au départ. Bilingues par nécessité, francophones par ténacité, liés par là à l’Europe dont nous sommes aussi près géographiquement, nous appartenons par ailleurs à un pays qui touche à l’Asie par le Nord. Nous sommes bien placés pour jouer un rôle d’interprètes des anglophones auprès des francophones et inversement. Nous appartenons aussi à la latinité, ce qui nous rapproche de l’ensemble des hispanophones. Et si nos missionnaires ont appris les langues asiatiques, plusieurs de nos jeunes voyageurs sauront sûrement les imiter.

Le don des langues
Il va de soi que l’excellence dans les langues étrangères, l’esprit de découverte à leur endroit doit être encouragé, notamment par des examens reconnaissant l’apprentissage personnel à l’occasion de voyages et sur Internet. La réussite à de tels examens pourrait donner droit à une bourse qui compenserait les dépenses de voyage déjà encourues et inciterait les intéressés à poursuivre leurs études. Il n’existe pas en ce moment de meilleur moyen d’apprendre une langue étrangère que la combinaison de trois méthodes: les manuels et cassettes traditionnelles, les voyages et la navigation intelligente sur Internet.

On me dira: vous rêvez mon ami, auriez-vous sombré dans la pensée magique au point de penser qu’Internet peut susciter une passion pour la connaissance comme on n’en a point vue depuis le Moyen Âge? Je réponds que la passion de connaître est la chose la plus naturelle qui soit, que cette passion est plus ou moins inhibée selon les époques, qu’elle l’est à un degré inquiétant en ce moment et qu’Internet, comme l’écriture et le livre à d’autres époques, a sur elle une influence libératrice.

Télescopes pour explorer le temps
L’astronomie est redevenue la science la plus fascinante parce que, grâce aux télescopes géants, on peut assister à la naissance d’étoiles et voir l’oeuf que formait l’univers quelques centaines de milliers d’années après l’éclosion primordiale. Internet est l'équivalent d’un grand télescope dans une foule d’autres domaines. Je travaillais récemment au dossier Scientisme de notre encyclopédie. Quelques minutes de recherche m’ont suffi pour retrouver sur le site Gallica de la Bibliothèque nationale de France, l’article où le biologiste Le Dantec à la fin du XIXe siècle avait utilisé le mot scientisme pour désigner une doctrine, la sienne consistant à concevoir la science comme le lieu des réponses aux questions que l’on posait auparavant dans le cadre des religions et des philosophies. J’ai ensuite retrouvé dans d’autres revues de la même époque les premiers textes critiques sur la thèse de Le Dantec. J’assistais à la naissance d’une théorie comme l’astronome assiste à la naissance d’une étoile.

«Je crois à l'avenir de la Science: je crois que la Science, et la Science seule, résoudra toutes les questions qui ont un sens ; je crois qu'elle pénétrera jusqu'aux arcanes de notre vie sentimentale et qu'elle m'expliquera même l'origine et la structure du mysticisme héréditaire anti scientifique qui cohabite chez moi avec le scientisme le plus absolu. Mais je suis convaincu aussi que les hommes se posent bien des questions qui ne signifient rien. Ces questions, la Science montrera leur absurdité en n'y répondant pas, ce qui prouvera qu'elles ne comportent pas de réponse.»

Ce n’est là que le début de l’aventure. Le lendemain, j’ai publié le résultat de mes recherches et un mois plus tard notre dossier Scientisme apparaissait en tête des 6700 résultats d'une recherche Google sur le sujet. N’est-ce pas là une autorité usurpée? C’est plutôt le début d’une belle émulation. Si nous occupons la première position c’est parce que notre encyclopédie dans son ensemble jouit d’une excellente réputation, c’est aussi parce que de nombreux internautes, dont nous n’avons aucune raison de présumer qu’ils sont ignorants, ont inséré sur leur site un lien vers notre page ou nous feront part de leurs dernières découvertes sur le même sujet.

Le temps retrouvé
Il y a de tout sur Internet. Justement, il y a de tout: y compris d’excellentes choses que l’étroit et implacable marché du livre aurait étouffées ou condamnées à l’oubli. Et ces excellentes choses suscitent plus d’admiration que d’envie. Quiconque a vécu les mesquines jalousies d’auteurs à l’intérieur d’un département universitaire, d’un centre de recherches ou dans les salons d’une grande ville ne peut que respirer d’aise à la pensée du fair-play qui règne sur Internet.

Paix et joyeuse émulation avec les vivants… et justice envers les morts dont les œuvres ont été victimes du marché du livre. Trouveriez-vous Petits crayons de Remy de Gourmont dans une librairie? Voici pourtant un ouvrage qui, ne serait-ce qu’en raison de la réflexion sur l’eugénisme qu’on y trouve, mérite de renaître.

«C'est la première année (1910 ou 1911) qu'on s'occupe d'eux. Il y a pourtant longtemps déjà qu'ils écrivent, qu'ils se réunissent et qu'ils parlent. Ce sont des gens qui ont quelques idées déplaisantes et qui veulent les imposer aux autres personnes. La plus grave est l'intrusion de la science dans l'amour. Et ils ne prennent pas la chose au point de vue humoristique, comme Charles Cros qui a précisément écrit la Science de l'amour. Non, la principale idée eugéniste, c'est la Science dans l'Amour, ce qui n'est pas du tout la même chose. Bref, ils voudraient que l'on s'occupât de la reproduction humaine avec le même soin que l'on s'occupe de la reproduction chevaline, ovine, bovine, voire porcine. Permet-on, par hasard, à un étalon, à un taureau, de se promener par les herbages et d'élire celles qui lui donnent dans l'œil ? Non pas. Outre qu'on a choisi avec soin l'animal qu'on destine au noble rôle de reproducteur, on l'entoure encore de soins particuliers, puis on le surveille, pour qu'il ne se galvaude pas, enfin on l'enferme et on lui amène une par une ses petites épouses. L'espèce humaine n'est soumise à aucune discipline de ce genre. Il y a bien des endroits où ce sont les épouses momentanées qui sont parquées en attendant la visite nuptiale, mais, malgré les apparences, ces lieux ne sont pas destinés à la reproduction. Parmi l'humanité, les unions se font au hasard et, en principe, tout homme peut épouser toute femme et lui faire un enfant sans nulle autorisation. Les eugénistes trouvent cela déplorable. En effet, parmi les hommes qui se destinent d'eux-mêmes au noble état susdit, il y a des quantités de malades, tuberculeux, alcooliques et autres, qui n'obtiennent qu'une progéniture médiocre et tarée comme leurs parents. Les eugénistes voudraient mettre fin à cela. Ce sont eux qui ont inventé le certificat d'aptitude au mariage.»

J’ai employé le verbe renaître à propos de Petits crayons. Une renaissance est en cours en ce moment, non pas seulement de l’Antiquité ou du Moyen Age, mais de l’ensemble du passé. Internet n’en est sûrement pas la cause, mais il en favorise le déroulement. La Bibliothèque nationale de France met au-delà de cent mille ouvrages à la disposition de tous les renaissants du monde. Il en résulte pour plusieurs un choc culturel comparable à celui qu’éprouvent les Nord-Américains à leur premier contact avec l’Europe. Au contact de ce passé, on fait constamment des découvertes devant lesquelles on éprouve un indicible regret à l’idée que les textes en cause auraient pu être à jamais emportés par l’oubli.

À l’intérieur de la petite équipe de L’Agora, l’esprit de renaissance va jusqu’à inciter les plus jeunes à étudier le latin pendant que les plus vieux regrettent de ne pas l’avoir pratiqué avec plus d‘enthousiasme. Nous comprenons tous qu’il y a un lien étroit entre la qualité du style de tous ces auteurs et leur parfaite connaissance du latin. Dans un remarquable article sur le rire, dont Bergson a subi l’influence, Auguste Penjon (auteur de la fin du XIXe siècle) cite les premiers mots d’une séquence de vers de Lucrèce en présumant que tous ses lecteurs connaissent la suite: Suave mari magno… 1.

On aura compris que nous travaillons à notre grande œuvre encyclopédique avec un plaisir auquel Internet n’est pas étranger, même s’il n’en est pas la cause. En plus de permettre des découvertes enthousiasmantes, il rend cet enthousiasme contagieux. Quand l’un ou l’autre d’entre nous repère un texte comme celui de Focillon sur le classicisme, il s’empresse de communiquer la bonne nouvelle à tel ou tel membre de l’équipe, qui a sa propre idée sur le sujet; il en résultera un dossier qui sera lu par des centaines de personnes au cours des semaines suivantes, qui auront part elles-mêmes à l’enthousiasme initial.

Tel est le climat intellectuel et psychologique qui explique qu’on puisse raisonnablement profiter de l’engouement d’un nouvel outil pour lancer un grand projet mobilisateur dans le secteur de l’information. Ce projet, nous en avons indiqué l’esprit. Nous allons maintenant en examiner les raisons d’être pratiques et les modalités. Nous n’avons pas à en justifier les raisons d’être théoriques. La connaissance est bonne en soi surtout lorsqu’elle s’accompagne de plaisir au point d’être enivrante.

Dans un article récemment publié sur le site ConstellationW3, monsieur Michel Cartier fait d’utiles et pertinentes distinctions entre trois types ou trois niveaux de gouvernance en ligne: l’e-démocratie, l’e-gouvernement et l’e-administration. Nous pensons quant à nous qu’il importe de faire une distinction entre un climat caractérisé par le souci de l’information et des techniques pour assurer le succès des trois opérations dont parle Michel Cartier.

Un climat
Le climat est plus difficile à justifier que les techniques sur le plan pratique, mais même là, il est plus important que les techniques. Dans l’un de ses ouvrages sur le Japon, l’écrivain suisse Nicolas Bouvier raconte le premier voyage en Europe, en compagnie de missionnaires jésuites, de jeunes convertis japonais. Nous sommes au XVIe siècle. Les étudiants se font expliquer jusque dans les moindres détails toutes les merveilles dont ils font la découverte. Ils prennent des notes en permanence, font des croquis, tantôt d’un instrument de musique, tantôt d’un instrument scientifique. Cette curiosité fait depuis toujours partie du climat japonais. Elle prend diverses formes selon les classes sociales, les professions et la situation du pays. Elle demeure toujours animée par l’idée que toute connaissance est bonne pour le pays, ne serait-ce que parce qu’elle renforce le climat général de curiosité.

C’est un tel climat que souhaitent créer les tenants des organisations apprenantes, une atmosphère telle que, dans une entreprise ou une institution publique, chaque personne, en plus d’accomplir des tâches spécialisées, devienne un agent d’information dont les contributions accroissent le dynamisme du groupe.

Le climat dont nous parlons existe au Québec dans une multitude d’îlots, dans le secteur public comme dans le secteur privé, mais on ne peut pas dire qu’il caractérise notre gouvernement et l’ensemble de notre société. Il faut aider ces îlots à se rapprocher les uns des autres, à s’enrichir réciproquement, comme la chose a déjà commencé à se faire. Notre encyclopédie, par exemple, contient des dizaines, voire des centaines de liens vers le site Classiques des sciences sociales de l’Université du Québec à Chicoutimi, qui nous rend bien cette politesse élémentaire. On trouve sur ce site plus de 500 ouvrages complets d’auteurs du domaine public selon les lois canadiennes (Max Weber, Ruth Benedict, Simone Weil, Alain, Valéry) et selon les lois françaises, plus restrictives. C’est à un ouvrage publié sur ce site que nous devons notre définition du classicisme. Chacun des extraits de ce genre que nous citons est accompagné d’un lien vers le lieu d’origine. Dans le même esprit, nous reproduisons, de le site du journal Au fil des événements, les excellents articles de Jean Hamann sur les travaux de recherche à l’Université Laval et nous consultons toujours le site Chasseurs d’idées de Télé Québec au moment de compléter un dossier sur Lévi-Strauss ou Fernand Dumont. Si notre dossier Obésité est à jour, c’est en grande partie parce que nous avons pu écouter sur le site de Radio-Canada, un reportage sur la question diffusé à l’émission Les Années lumière.

La ferveur avec laquelle, dès le début d’Internet, des milliers d’individus et de petits groupes ont lancé leur site, était une excellente chose. On comprend que le Fonds de l’autoroute ait voulu encourager ces initiatives en accordant de nombreuses petites subventions. Force est cependant de constater que le découragement s’est emparé de plusieurs promoteurs et que les méthodes et les outils utilisés ne favorisent pas toujours des rapprochements qui seraient avantageux pour tout le monde.

À la recherche de l’information perdue
Sur Internet, l’absence d’interactions entre des sites apparentés les uns aux autres est une perte d’information. L’information se perd, hélas, de bien d’autres manières. Il s’agit là d’un problème majeur. On déplore les pertes d’argent occasionnées par les déficits, on commence à comprendre que les atteintes à l’environnement provoquent une perte de capital naturel. Mais personne ne semble attacher la moindre importance aux pertes d’information qui, dans bien des milieux, sont la règle plutôt que l’exception.

Quand une recherchiste dépose le fruit d’un long travail sur les tablettes de son ministère, sans avoir l’assurance que son rapport a été lu par ceux qui le lui ont commandé et avec la quasi certitude qu’on n’en conservera nulle trace, l’information se perd doublement: sous forme de données dans le rapport inutile et sous forme d’estime de soi et d’intérêt au travail chez l’auteur.

Un gouvernement qui se soucie d’information devrait avoir comme premier objectif de créer les conditions pour que tous les fonctionnaires, à commencer par ceux dont la recherche est l’activité principale, deviennent de véritables agents d’information. Pour atteindre cet objectif il suffirait de créer une encyclopédie de l’État québécois dont tous les fonctionnaires seraient les collaborateurs. Encyclopédie, base de données ou archives, peu importe le mot pourvu que la chose soit vivante, inspirée, inspirante et structurée de façon à assurer une gestion efficace des connaissances, ce qui suppose qu’elle ait un haut degré de compatibilité avec des systèmes semblables ailleurs sur le territoire québécois.

Nous avons déjà fait allusion aux travaux impressionnants de la Bibliothèque nationale de France. Et tous les internautes connaissent les grands projets américains comme Gutenberg sur les études anciennes. 745 universités de langue espagnole viennent de se regrouper dans le cadre du projet Universia dans un but précis: faire converger leurs efforts sur le plan technique d’abord, sur le plan des contenus ensuite pour avoir sur Internet une présence significative par comparaison avec les universités de langue anglaise. Où en sommes-nous sur ce plan au Québec… Loin, très loin derrière le gouvernement d’Ottawa, y compris pour ce qui est des documents en langue française. Notre bibliothèque nationale a lancé une opération numérisation il y a quelques années. Les progrès y sont hélas! très lents. Les œuvres de Henri Bourassa sont par exemple entrées dans le domaine public, il y a quelque temps. Notre bibliothèque aurait pu célébrer l’événement en en publiant une version numérique. Nous attendons toujours cet événement. Et alors que la Bibliothèque de France offre des versions numériques de revues comme Mercure de France ou la Revue des deux mondes, on ne trouve pas l'équivalent sur le site la nôtre et pas la moindre trace d’ouvrages sur un sujet autre que le Québec.

Cachez ce savoir…
Et où en sont nos universités dans leur rapport entre elles et avec les autres universités francophones du monde? À en juger par leurs sites officiels, elles ont pour seul objectif sur Internet de séduire la clientèle étudiante. Dans le même but le MIT offre gratuitement ses meilleurs cours. Des millions de jeunes dans le reste du monde découvrent ainsi que la meilleure façon d’apprendre la physique, c’est de suivre le cours de tel professeur du MIT, qui a reçu un prix Nobel. Au Québec, en milieu scolaire c’est probablement la page d’accueil d’une école élémentaire, l’Institut St-Joseph de Québec, qui donne l’accès le plus direct à du savoir.
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Sur les sites de nos universités, les connaissances sont savamment dissimulées derrière les visites guidées et les précisions sur les équipements sportifs. Au moment où j’écris ces lignes, la moitié de la page d’accueil de Harvard est occupée par un reportage sur une découverte de Steven Freedman sur la fibrose kystique.

Pour créer un climat favorable à l’information, notre gouvernement pourrait commencer par adopter quelques mesures simples et peu coûteuses, comme par exemple une plus grande libéralité en matière de droits d’auteur. Sur les sites du gouvernement américain et de ses grandes agences, tout est clair: les documents présentés sont, à quelques exceptions près, du domaine public. Sur les sites du gouvernement québécois l’usage non-commercial est autorisé, mais, ô frustration, sur le site le plus intéressant, seul l’usage personnel est permis.

Le déficit intellectuel
Notre gouvernement pourrait aussi confier au Vérificateur général le soin d’évaluer la performance des partis au pouvoir en matière d’information, ce qui supposerait qu’il fasse enquête sur l’information perdue chaque année. Tout le monde aujourd’hui s’accorde à reconnaître que l’information est aussi importante que le capital , les ressources naturelles ou le travail, mais elle n’a encore jamais été un enjeu électoral. Le parti libéral au pouvoir actuellement, en a fait la clé de voûte de son programme. Est-ce le début d’une nouvelle ère ou le prolongement d’une illusion?

Le gouvernement fédéral s’apprête à modifier la loi sur les droits d’auteur. Il serait bon qu’il fasse en sorte que tous les ouvrages de sciences humaines, ayant pour la plupart bénéficié d’une aide publique, soient déclarés du domaine public dix ans après leur publication, à moins que l’auteur n’exige le respect de la loi générale. La plupart de ces ouvrages ont disparu des librairies à ce moment et ne seront jamais réédités. S’ils restent du domaine privé, ils sont condamnés à sombrer dans un oubli dont il sera bien difficile de les tirer cinquante ans après la mort de leur auteur. Or plusieurs de ces livres présentent un grand intérêt. De plus en plus d’auteurs, ayant compris que la loi sur les droits d’auteur ne sert pas leurs intérêts, ont récemment pris d’eux-mêmes l’initiative de leurs ouvrages publics. Sur le site Classiques des sciences sociales, on trouve désormais des articles ou des livres de Gérald Fortin, Gilles Dostaler, Dorval Brunel, Maurice Lagueux, Joseph-Yvon Thériault, Mario Bunge…

Les aspects techniques
Il y a quelques jours, je recevais de la Régie d’assurance maladie du Québec une lettre m’invitant à demander le renouvellement de ma carte-soleil. Déception! J’avais fait ma demande de renouvellement six mois plus tôt et après deux visites au CLSC, et deux réponses à des demandes de renseignements supplémentaires, je ne l’avais toujours pas reçue. Vive le gouvernement en ligne dans un cas pareil: un courriel du fonctionnaire à mon maire, un autre à mon docteur, un troisième à un voisin et on aurait la preuve que je ne vis pas en Floride. Bureaucratie pour bureaucratie, la plus efficace est la meilleure pour l’État comme pour le citoyen.

Le problème est bien différent lorsque dans un plateau de la balance il y a les gains de productivité et dans l’autre la déshumanisation. Les transactions en ligne sont une excellente chose pour les banques, mais une mauvaise pour tous ceux qui perdent ainsi l’occasion de rapports humains authentiques. Une déshumanisation par petites touches poursuit ainsi son cours depuis des décennies. Au début de la décennie 1990, une enquête révélait que le temps consacré à la conversation avait diminué de moitié dans les familles, en raison notamment de la multiplication des moyens de communication à la portée de chacun. Or à ce moment les transactions en ligne n’existaient que dans le secteur bancaire.

Dans son intérêt même, l’État devra faire preuve de sagesse dans ce domaine. La chaleur humaine, la philia sont l’un des principaux déterminants de la santé. La maladie est une exclusion, mais l’exclusion provoque la maladie et le besoin de se retrouver dans un lieu public, comme une salle d’attente à l’urgence. On ne devrait toutefois pas avoir à invoquer une telle raison pour défendre une humanité qui devrait être la fin de toutes nos activités.

À Magog, comme dans la plupart des petites villes du Québec, on achète son billet d’autobus dans un restaurant populaire convivial qui vend aussi des billets de loterie. Aucun de ces établissements ne ferait ses frais autrement. Si Loto Québec et les compagnies d’autobus décidaient de vendre leurs billets en ligne, des centaines de restaurants de quartier disparaîtraient et des milliers de personnes perdraient leur oasis.

Mais comment un État peut-il veiller sur l’humanité d’une société? Jusqu'à ce jour on a préféré remédier à une déshumanisation jugée inévitable ou demeurée inaperçue, faute de regards inspirés pour la voir, en offrant des services professionnels à la population. Tristes remèdes, surtout lorsqu’ils se présentent sous la forme de l’un de ces clubs du rire fondés par le docteur Kararia. Toute politique d’information qui négligera le climat dont nous avons parlé pour mettre l’accent sur les techniques et les gains de productivité accélérera la déshumanisation. Les sourires échangés chaque matin au restaurant du coin illustrent une forme d’échange d’informations si élevée qu’on l’appelle d’un autre nom: amour ou amitié. Tout savoir non ordonné à cette fin est de l’information perdue.

Note
1. Suave mari magno, turbantibus aequora ventis,
E terra magnum alterius spectare laborem,
Non quia vexari quemquam est jucunda voluptas.
Sed quibus ipse malis careas quia cernere suave est.

Traduction de Voltaire
«On voit avec plaisir, dans le sein du repos,
Des mortels malheureux lutter contre les flots;
Non que le mal d'autrui soit un plaisir si doux;
Mais son danger nous plaît quand il est loin de nous»
(Lucrèce, De Natura)

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