Libertés techniquement assistées

Marc Chevrier

Les libertés que l'homme contemporain revendique pour lui arrivent rarement telles quelles. Elles sont techniquement assistées

L'automne dernier, la rédactrice en chef du magazine québécois L'Actualité, Carole Beaulieu, lançait un cri d'alarme : si nous tardons à investir massivement dans la recherche scientifique, nos libertés chèrement acquises seront menacées. Ce n'est certes pas la première fois qu'un magazine influent rappelle les gouvernements à leur obligation de soutenir la science, alors que les tentations sont si pressantes pour eux de la négliger au profit de mesures à court terme. Et généralement les défenseurs de la science rejouent habituellement le même refrain : sans elle, notre bien-être et notre prospérité ne sauraient connaître de progrès. L'argument de Carole Beaulieu a cela d'intéressant qu'il révèle la nature particulière du lien qu'établissent nos sociétés avancées entre progrès scientifique et liberté. Selon l'éditorialiste, «la plupart des libertés dont nous jouissons en Occident sont étroitement liées à des innovations scientifiques. Avions à réaction, antibiotiques, ordinateurs, contraceptifs, la liste est longue des découvertes qui ont libéré les hommes et les femmes pour leur permettre de vivre mieux.»1 En somme, la science ne fait pas qu'améliorer les conditions de notre existence. Elle est constitutive des libertés qui nous semblent aller de soi. En fait, il n'est de liberté qui ne dépende, dans son exercice, de dispositifs techniques. La première charte qui garantit nos droits, ce ne serait donc point la constitution du pays qui la fournit, ce seraient les inventions de la science. Qu'est-ce donc la liberté de se mouvoir et de se transporter si nous ne jouissons pour nos déplacements de voitures, d'autobus, de trains et d'aéronefs qui utilisent de vastes infrastructures routières, portuaires, aéroportuaires et pétrolières mises en place par une multitude d'ingénieurs et de techniciens? Que serait la liberté d'information sans les presses rotatives et sans l'ubiquité des ondes et d'Internet? Il n'est pas jusqu'à l'amour qui ne doive, pour gambader d'un cœur à l'autre, se prémunir des armes de la contraception et de la médecine. Bref, les libertés que l'homme contemporain revendique pour lui arrivent rarement telles quelles. Elles sont techniquement assistées.

Ce mariage intime entre liberté et science en dit long sur l'homme qui célèbre cette union. La conception de l'Homme tapie en arrière-fond de ces libertés assistées, c'est qu'il est un être qui n'a pas de distance à prendre à l'égard de lui-même, et qu'il doit jouer ses besoins et ses fantasmes contre la Nature, froide et rebelle, pour la modeler à sa guise. En somme, il est en guerre permanente avec la Nature, y compris avec sa nature contraignante d'être biologique, ainsi qu'avec la société dont les conventions posent pour lui autant d'obstacles au déploiement de ses facultés. Vivre est alors une prison dont l'Homme s'échappe en glissant dans les serrures qui l'ont enfermé dans une nature limitée les clés que l'intelligence trouve une à une, du couteau de silex jusqu'à l'ordinateur. Pour l'homme moderne, la liberté n'est ni un état intérieur, ni la sérénité de la conscience dégagée des vicissitudes de l'existence. C'est un acte de conquête, projeté hors de soi contre la Nature ou contre soi contre sa propre condition biologique. Par ce culte que nous faisons à la liberté, nous laissons l'homme intérieur en jachère, livré sans cesse à l'agitation de ses désirs. Ainsi supporte-t-il de moins en moins que le monde lui résiste, qu'il ne s'offre pas à lui comme un grand banquet où il n'a qu'à choisir ce qu'il lui plaît. Parvenu à une telle vision de sa liberté, l'homme moderne rompt définitivement avec cette tradition venue des Anciens et qui a parcouru le christianisme d'après laquelle l'Homme n'accède pas à la liberté spontanément; il y chemine par un long travail sur lui-même au terme duquel, se dégageant de ses passions et de ses sens trompeurs, il arrive à jouir de son être, en toute conscience de ce qui le borne.

Nous vivons dans des sociétés d'individus avides de multiplier leurs libertés. Or, ces individus indépendants et prétendument libres penseurs ne flottent pas en état d'apesanteur dans un grand vide où s'entrechoquent leurs volontés. Le paradoxe des libertés techniquement assistées est qu'elles requièrent la création d'appareils de contrainte et la mobilisation d'immenses ressources soumises à une loi d'innovation technique croissante. Pour pouvoir nous promener et voyager où bon nous semble, il faut de puissants États capables d'aménager le territoire, de construire un réseau routier, d'assurer les approvisionnements en combustible, d'édicter un code de la route, de contrôler les frontières, d'inspecter les aliments et de fournir des services médicaux aux accidentés de la route… Le carburant brûlé à la hâte par nos bolides, ce sont de colossales entreprises capitalistes qui les produisent, souvent plus riches et influentes que moult petits États membres de l'ONU, et grandes consommatrices d'innovations pour affronter la concurrence et accroître leurs profits. L'individu qui se clame libre n'est donc jamais seul ni vraiment si libéré qu'il croit; il vit, se meut, consomme dans l'ombre d'un État, dans celle de grandes entreprises insérées dans un système économique qui organise pour l'individu, en les lui tendant sur un plateau d'argent, les libertés de choisir que les idéologues de tout poil font découler de son droit naturel.

Comme les individus ne naissent pas dans les choux, il faut les créer. C'est pourquoi l'éducation est dans les sociétés de libertés une tâche cruciale. Les techniciens dont l'État et l'entreprise ont tant besoin sortent en grand nombre d'un système d'éducation à vaste échelle qui enlève l'enfant à son milieu pour lui inculquer des savoirs formels par leur contenu et leur mode de transmission. L'homme moderne est un homme castré, écrivait le philosophe et anthropologue Ernest Gellner en pensant à ces enfants que les Ottomans de jadis arrachaient à leur village natal pour en faire les eunuques gardiens du Sultan, appelés mamelouk ou janissaires, qui recevaient une éducation poussée. Mais l'école accomplit une fonction peut-être encore plus importante : remplir pour tous les aspirants individus que nous sommes la promesse d'affranchissement que la société de libertés a tenue pour nous dès le berceau. Afin qu'un jour l'enfant balbutiant puisse se libérer adulte du poids des traditions et du passé, échapper à l'emprise de la famille et devenir donc autonome, il devra séjourner longtemps sur les bancs de l'école. C'est là qu'il développera ses talents et maîtrisera les langages requis pour naviguer sans heurt dans une société d'une redoutable complexité. Seul l'État est en mesure de réaliser cette promesse, il s'ensuit que l'émancipation des individus est toujours allée de pair avec la mise en place d'une machine éducative qui répand et standardise l'instruction dans la société. Comme l'observait le philosophe Marcel Gauchet : «L'individu s'épanouit dans une société où la puissance publique croît dans des proportions sans précédent.» 2. Puisqu'il faut «innover pour rester libre», pour reprendre le mot d'ordre de Carole Beaulieu, il est alors naturel que les puissances combinées de l'État et de l'industrie planifient les milieux de vie, uniformisent les modes de communication, forment les jeunes générations aux mêmes savoirs fonctionnels et universalisent l'accès aux biens de consommation et aux services publics. Et le recours à l'État apparaît d'autant plus nécessaire qu'il accélère par ses interventions la dissolution des liens de solidarité tissés dans les familles et les communautés sur lesquels on se reposait naguère pour transmettre la culture.

Ce que l'individu gagne en libertés dans un monde rationnel, il le perd donc par le conditionnement de son existence et de son esprit auquel il doit consentir pour devenir travailleur, citoyen et consommateur. C'est pourquoi à l'ère des libertés assistées bon nombre d'arts et de métiers qui avaient été perfectionnés par le jugement et l'expérience des maîtres sont devenus des professions réglementées.
Parmi ces professions, deux jouent un rôle primordial dans la diffusion de la croyance en la liberté : le droit et l'éducation. Dans les pays où la protection des libertés a été érigée en religion civile, les juristes sont devenus les gardiens d'une doctrine qui enseigne que tous les aspects de la vie sociale peuvent être ramenés à la réclamation d'un droit devant un tribunal. Or, la puissance collective, en s'accroissant pour garantir un éventail élargi de libertés, multiplie par le fait même les occasions de les enfreindre. Toujours plus de libertés engendre toujours plus d'atteintes potentielles à leur jouissance, et donc autant de litiges qui font parader les avocats et les juges en sauveurs de ces biens menacés. Enfin, la pédagogie moderne ambitionne rien de moins que de réaliser la quadrature du cercle : elle veut faire de l'enfant un individu autonome, instruit et conscient de ses droits; pour l'amener à cet état, elle doit cependant recourir à des manipulations psychologiques qui postulent en l'enfant une matrice malléable et décomposer l'enseignement en un ensemble de procédés cognitifs programmables en fonction des «contenus» et des «valeurs» que l'on veut inculquer à l'élève. Pauvre enfant écartelé entre la liberté qu'on lui fait miroiter et le martyre d'ennui que lui font subir les savantes combinaisons de la pédagogie moderne!

Si les libertés n'ont d'autre soutien aujourd'hui que la science et la technique, alors elles seront à tout jamais précaires et en nombre insuffisant pour contenter le cœur des hommes. Après les libertés de circuler, d'opinion et de rompre les amarres avec ses héritages viendront celles de changer son corps, son âme, son espérance de vie et ses souvenirs, de s'immortaliser et de façonner à son gré les êtres à naître. Ou alors, tel que l'écrivait Malebranche : «Nos sens ne sont pas si corrompus qu'on s'imagine, mais c'est le plus intérieur de notre âme, c'est notre liberté qui est corrompue.»

Notes
1.Carole Beaulieu, « Innover pour rester libre », L'Actualité, 1er novembre 2004.
2. Marcel Gauchet, La démocratie contre elle-même, Paris, Gallimard, 2002.

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