Cette expression latine est souvent traduite par «dégoût de la vie» ou «mépris de la vie». Ces traductions n’en expriment pas avec assez de justesse le sens, qui renvoie à un mal de vivre, à un ennui* existentiel ou à un malaise fondamental, lequel n’est pas engendré par une affection précise, par exemple, une maladie, un état de pauvreté, un honneur blessé, mais qui se répand sur l’ensemble de l’existence. Ce sentiment généralisé de crise* intérieure non identifiée, impression de mal habiter la terre ou de mal cohabiter avec soi, s’est répandu à Rome parmi l’élite à l’époque des guerres civiles. «Devant la vision apocalyptique d’un monde qui menaçait de s’écrouler au milieu des ruines de Rome et du massacre de ses plus éminents citoyens, un découragement sans bornes s’empara des âmes et des esprits les plus éclairés» (Y. Grisé, Le suicide dans la Rome antique, p. 70). Très significative à cet égard est la façon dont Lucrèce* dépeint l’atmosphère de dépression* collective qui a envahi la cité antique. «Si seulement les hommes, qui ont bien, semble-t-il, le sentiment du poids qui pèse sur leur esprit et les accable de sa pesanteur, pouvaient aussi comprendre l’origine de ce sentiment, d’où vient cette énorme masse de malheur qui oppresse le cœur, ils ne mèneraient plus cette vie dans laquelle, le plus souvent, nous le voyons, personne aujourd’hui ne sait vraiment ce qu’il veut, où chacun cherche toujours à changer de place comme s’il était possible par là de déposer le fardeau qui pèse sur nous! Tel, souvent, sort d’une vaste demeure pour y rentrer sans tarder, découvrant qu’il n’est pas mieux dehors. Le voilà qui court en hâte vers sa maison de campagne, à bride abattue, comme s’il volait au secours de son logis en flammes! Dès qu’il en a touché le seuil, il bâille, ou sombre dans un profond sommeil, en quête d’oubli — à moins qu’il ne regagne précipitamment la ville qu’il lui tarde de revoir. C’est ainsi que chacun se fuit soi-même, et cet être qu’il nous est impossible de fuir, auquel malgré soi, on reste attaché, on le hait — on est malade et on ne comprend pas la cause de son mal…» (La nature des choses, Paris, Arléa, 1992, p. 143-144).
Sénèque* est l’auteur qui a le plus combattu cette désaffection profonde de la vie dont les causes et les effets sont multiples. Ce mal présente d’infinies variétés, qui toutes conduisent au même résultat: le mécontentement de soi. Le malaise a pour origine un manque d’équilibre de l’âme et des aspirations timides ou malheureuses, lorsque les gens n’ont pas l’audace nécessaire pour réaliser leurs désirs et s’épuisent à espérer. De là cet ennui*, ce dégoût de soi, «ce tourbillonnement d’une âme qui ne se fixe nulle part, et cette résignation morose et douloureuse […]; tenus étroitement enfermés, les désirs, faute d’issue, s’asphyxient d’eux-mêmes; viennent alors la mélancolie*, l’abattement et les innombrables flottements d’un esprit irrésolu» (De la tranquillité de l’âme, II, p.7-15, Paris, Rivages, 1988, p. 78-83). Les suicides par taedium vitae* n’ont pas été à Rome aussi nombreux qu’on a pu le penser. Beaucoup de Romains célèbres ont choisi la mort volontaire non pas à cause d’un malaise existentiel indéfini, mais à cause de situations désastreuses particulières, comme l’honneur perdu ou une maladie douloureuse, qui étouffaient leur désir de vivre. Une voix contemporaine sur le suicide lié au dégoût de vivre est celle de Léon Schwartzenberg: «On dit: pour qu’il en soit arrivé là, pour qu’il se soit suicidé, il fallait qu’il en ait assez, que la vie le dégoûte. Dépression ou non, peu importe! Le dégoût: je n’ai plus envie de goûter à ce monde, à ces femmes, à ces amis, à ce corps qui était le mien. Finies les sensations, finie la pensée, je retourne au végétal» (Changer la mort, Paris, Albin Michel, 1977, p. 220). Ce n’est peut-être pas le taedium vitae dont le médecin français parle ici, mais un malaise plus circonscrit qui porte à l’incapacité d’apprécier encore plus longtemps la vie, peu importe la qualité qu’elle a pu revêtir dans le passé. D’après Jean Améry*, le taedium vitae «recouvrirait le fameux état d’âme, toujours empiriquement vérifiable, qui précède le suicide» (Porter la main sur soi, p. 85).
On pourrait sans doute rapprocher le taedium vitae ou l'ennui de la «somnolence spirituelle», telle que décrite par Joseph Conrad dans La Ligne d'ombre, (Paris, Gallimard, «Folio Classique, 2010, p. 59): le sentiment que «la vie n'est qu'un désert de jours perdus» qui donne le goût de «s'éloigner des hommes» et de «fuir «la menace du vide». Aussi, l'auteur écrit-il, «Il n'y avait rien de nouveau, d'étonnant, d'instructif à attendre du monde: aucune chance d'apprendre quelque chose sur soi-même, d'acquérir un peu de sagesse, de trouver de l'amusement. Tout n'était que stupidité surfaite...» (op. cit., p. 60). Heureusement pour Conrad, le second, ce sentiment du vide et du chaos précède une grande surprise: sa nomination comme capitaine au bord de l'Otago.
Régine Detambel commente les propos du poète Victor Segalen au sujet du taedium vitae: « La fatigue vous rajeunit. Tandis que l'inaction produit l'ennui, le dégoût et l'insomnie. Ce taedium vitae s'appesantit sur une vie qui ne fait pas l'épreuve de sa force, la dépossède même du rythme du sommeil et de l'éveil. Il touche les jeunes aussi. Il toucha le poète Victor Segalen, trente ans à peine, parcourant la Chine: "Ne pas sentir dans les reins ce poids incommensurable de cent li parcourus avec entrain! Ce n'est plus la fatigue achetée au jeu des muscles, mais l'illusion quotidienne, un accablement sans cause et sans vigueur, qui ne permet aucun espoir de sommeil et n'espère aucun réveil." » (Le syndrome de Diogène. Éloge des vieillesses, Actes Sud, 2007, p. 183)
Bibliographie
Jacques Beaudry, Fatigue d'être: Saint-Denys Garneau, Claude Gauvreau, Hubert Aquin, Montréal, Hurtubise HMH, 2008 (Prix de l’essai Victor-Barbeau 2009).
Dans cet essai, Jacques Beaudry soutient que les suicides d’Hubert Aquin*, de Claude Gauvreau* et de Saint-Denys Garneau*, trois écrivains québécois, sont en fait des accomplissement de leur œuvre littéraire respective et de la vie qui effaceraient, d’un coup de baguette magique, la «fatigue d’être» à laquelle les condamne une société conformiste. Le rapprochement de ces trois écrivains est certes éclairant en lui-même, permettant d’interroger le rapport à l’écriture et à la mort qui fonde l’entreprise de chacun. L’auteur fait aussi des liens avec d’autres figures littéraires proches ou lointaines qui témoignent de sa vaste culture et de son sens des parallèles pertinents.