L'Encyclopédie sur la mort


Shakespeare William

 

Le plus grand, sans doute, des poètes dramatiques anglais. Dans ses Réflexions sur le suicide, Mme de Staël* reprend la tirade de Cléopâtre* devant le cadavre de Marc Antoine*: «Oh! femmes, femmes, voyez: notre lampe épuisée s’éteint… Allons, mes fidèles, du cœur: il nous faut l’enterrer à présent. Puis un geste nous reste à faire, le plus courageux, le plus noble, à la manière romaine, qui rende la mort fière de sa proie» (Antoine et Cléopâtre, acte IV, scène 15). Dans l’imaginaire du poète, la mort volontaire répond donc à trois vertus romaines: noblesse, courage et fierté. Cependant, il n’est pas évident que Shakespeare, qui fait pourtant du suicide un de ses thèmes favoris, en fasse l’apologie. «Hamlet, le personnage qui parle le plus de se suicider, ne se suicide pas. Ceux qui se tuent le font rapidement et sans discours […]. Les Brutus*, Cassius*, Antoine* et Cléopâtre*, les malheureux suicidés par amour, Roméo et Juliette, les sombres suicidés qui accomplissent leur destin, comme Macbeth, les pitoyables suicidés par remords, comme Othello, tous jouets des circonstances, poussés à la mort par une mécanique extérieure impitoyable, tandis que le mélancolique Hamlet, qui parle aux crânes du cimetière, qui délibère sur le pour et le contre, ne fait rien, c’est-à-dire qu’il reste en vie» (G. Minois, Histoire du suicide, p. 131). Roméo et Juliette est une apologie non pas de la mort volontaire, mais de l’amour. Le bouffon Falstaff refuse le suicide par attachement aux plaisirs de ce monde. Gloucester dans Le roi Lear, un vieillard désabusé et aveugle, conduit vers un suicide raté par un fils qui passe pour fou, décide finalement de rester en vie. Pour Shakespeare, le suicide est la tragédie du malentendu et du non-sens.

Jamais la tentation fondamentale du suicide n’a été exprimée avec tant de vérité que par Hamlet:

«Être ou ne pas être: c'est la question.
Est-il plus noble pour une âme de souffrir
Les flèches et les coups d'une atroce fortune,
Ou de prendre les armes contre une mer de troubles
Et de leur faire front, et d'y mettre fin? Mourir, dormir,
Rien de plus; oh, penser qu'un sommeil peut finir
La souffrance du coeur et les mille blessures
Qui sont le lot de la chair; oui, c'est un dénouement
Ardemment louable! Mourir, dormir-
Dormir, rêver peut-être. Ah, c'est l'obstacle!
Car l'anxiété des rêves qui viendront
Dans ce sommeil des morts, quand nous aurons
Repoussé loin de nous le tumulte de vivre,
Est là pour retenir, c'est la pensée
Qui fait que le malheur a si longue vie.
Qui en effet supporterait le fouet du siècle,
L'injure du tyran, les mépris de l'orgueil,
L'angoisse dans l'amour bafoué, la lente loi
Et la morgue des gens en place, rebuffades
Que le mérite doit souffrir des êtres vils.
Alors qu'il peut se délivrer lui-même
D'un simple coup de poignard? Qui voudrait ses fardeaux,
Et gémir et suer sous l'épuisante vie.
Si la terreur de quelque chose après la mort,
Ce pays inconnu dont nul voyageur
N'a repassé la frontière, ne troublait
Notre dessein, nous faisant préférer
Les maux que nous avons à d'autres obscurs.
Ainsi la réflexion fait de nous des lâches,
Les natives couleurs de la décision
S'affaiblissent dans l'ombre de la pensée,
Et des projets d'une haute volée
Sur cette idée se brisent et viennent perdre
Leur nom même de l'action...
(La tragédie d'Hamlet, prince de Danemark, III, 1, traduction de Yves Bonnefoy, Paris, Le Livre de poche,1959)

Selon Minois, «tout concourt à faire du monologue d’Hamlet une pièce intemporelle et universelle: la personnalité mystérieuse de l’auteur, fort mal connue derrière la façade de son nom; la simplicité du dilemme, qui contraste avec l’impossibilité de la décision; le mouvement interne du texte, avec son alternance de flux et de reflux, qui exprime si bien le tissu d’espoirs et de déceptions propre à la condition humaine» (Histoire du suicide, p. 107). Shakespeare, à travers Hamlet, révèle sa peur non pas de la mort, mais de l’inconnu qui se trouve après. C’est en raison de cette crainte qu’il décide de poursuivre la vie et de supporter ses innombrables calamités. Seule la connaissance de l’avenir aurait pu lui offrir une bonne raison du suicide. Schopenhauer* interprète ce monologue de Shakespeare à partir de l’impossible quête du néant: «Notre état est si malheureux qu’un absolu non-être serait bien préférable. Si le suicide nous assurait le néant, si vraiment l’alternative nous était proposée d’être ou de ne pas être, alors oui, il faudrait choisir le non-être, et ce serait un dénouement digne de tous nos vœux. Seulement, en nous, quelque chose nous dit qu’il n’en est rien; que le suicide ne dénoue rien, la mort n’étant pas un absolu anéantissement», car, dit-il, le suicide «nie l’individu, non l’espèce» et si l’espèce persiste, la souffrance aussi (Le monde comme volonté et comme représentation, p. 59).

Sur ce monologue, mixture de réflexion et d'indécision où la pensée obscurcit le regard, plane aussi le spectre du père assassiné qui lui fait part des errances nocturnes et des flammes qui consument les noires fautes de sa vie. Et par-dessus tout, il ne pourra jamais oublier la mission que son père lui a léguée, le commandement de «venger son meurtre horrible et monstrueux». Sa destinée l'appelle et celle-ci pèse lourdement sur son amour filial. Il ne peut s'y soustraire malgré les troubles de son âme et son désir de mourir:

O vous , toutes armées du Ciel! O terre! Et quoi encore?
Faut-il y joindre l'enfer? Infamie! Calme-toi, calme-toi, mon coeur,
Et vous, mes nerfs, d'un coup ne vieillissez pas,
Mais tendez-vous pour me soutenir... Que je ne t'oublie pas?
Non, pauvre spectre, non, tant que la mémoire
Aura sa place sur ce globe détraqué.
Que je ne t'oublie pas? oh, des tables de ma mémoire
Je chasserai tous les futiles souvenirs,
Tous les dires des livres, toute impression, toute image
Qu'y ont notés la jeunesse ou l'étude,
Et seul vivra ton commandement,
Séparé des matières plus frivoles,
Dans le livre de mon cerveau: oui, par le Ciel!
[...]
... Et maintenant, ma devise
Elle sera: «Adieu, adieu, ne m'oublie pas»...
Je l'ai juré.
(Hamlet, I,5)

«Hamlet, le héros de la lucidité désespérée, donne la formule dernière de tous ces désenchantements; "Words ! words ! words !" - des mots, des mots, des mots... La révolte radicale d'Hamlet le conduit nécessairement à la mort. Renier le langage, c'est avoir perdu le sens du réel. Le prince de Danemark, au moment d'expirer, dira seulement: "le reste est silence", dernièrement parole significative de ce renoncement à l'univers du discours qui équivaut à un renoncement de l'être.» (Georges Gusdorf, La parole, Quadrige, PUF, 1998, p 43)

Date de création:-1-11-30 | Date de modification:2012-04-14

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