Enfance et jeunesse
Né à Dantzig (aujourd’hui Gdansk), Arthur Schopenhauer passe ses jeunes années à Hambourg. Son père Heinrich et sa mère Johanna Trosiener avant contracté un mariage de raison, arrangé par la famille, ne s'aimaient pas. Johanna considéra son mariage comme une erreur, comme elle semble se l'avouer dans son Journal :
« L'éclat, le rang et le titre exercent une puissance par trop séductrice sur un coeur de jeune fille gâtée et candide, ils ont entraîné l'inexpérimentée à contracter des liens conjugaux comme il s'en noue aujourd'hui encore beaucoup; une bévue qu'elles ont dû expier durement leur vie entière ». (R. Safranski, Schopenhauer et les années folles de la philosophie, traduction J-A Cantacuzène, Paris, PUF, « Quadrige », 1998, p. 24, cité par I. Yalom, Apprendre à mourir. La Méthode Schopenhauer, roman, Paris Galaade, 2005, p. 57).
Lorsqu'elle était enceinte d'Arthur, Heinrich, son mari l'oblige de s'embarquer avec lui pour un long séjour à Londres, quitte brusquement cette ville pour retourner à Danzig avec elle. Des années plus tard, Johanna se souvient :
« Personne ne m'a aidée, j'ai dû surmonter seule mon chagrin. Pour venir à bout de sa propre anxiété, mon mari me traîne à travers la moitié de l'Europe » (Safranski, o.c., p. 21; I. Yalom, o.c., p. 48).
Voyages
Lorsque Arthur eut neuf ans, son père l'envoya, pour deux ans, au Havre en France, dans la famille de l'un de ses partenaires commerciaux. Il y découvrit en Anthime Blésimaire, fils de la maison, un ami avec qui il gardera contact par correspondance et avec qui, durant ses jeunes années, il partira quelques fois en voyage. Trente ans plus tard, Anthime devenu homme d'affaires, il consultera celui-ci pour la gestion de ses finances. Il mettra soudainement fin à cette relation, lorsque son ami lui proposa « de gérer son porte-feuille contre une modique rémunération ». Arthur et Anthime se croisèrent une dernière fois dix ans plus tard. Schopenhauer fut très déçu de son vieil ami devenu « un insupportable vieillard ».
À quinze ans, Arthur partit avec ses parents pour un voyage de quinze mois à travers toute l'Europe occidentale et la Grande Bretagne. Il consigna ses impressions dans ses journaux de voyage. C'est sans doute grâce à ses voyages qu'il a appris à perfectionner et à maîtriser une dizaine de langues. Durant séjour en Angleterre, en tant que témoin oculaire, il fut saisi par la souffrance humaine qui deviendra pour lui, en tant que penseur, sa préoccupation primordiale. Plus tard, en évoquant son expérience, il écrira: «À dix-sept ans, sans formation universitaire, je fus saisi par la détresse de la vie, comme le fut Bouddha* dans sa jeunesse lorsqu'il décrivit l'existence de la maladie, de la vieillesse, de la souffrance et de la mort (R. Safranski, o.c., 57)
Suicide de son père
Le 20 avril 1805, Heinrich Schopenhauer, très malade physiquement et porté à la mélancolie*, se jeta par la fenêtre du grenier dans le canal de Hambourg. Pour être fidèle à son engagement envers son père, Arthur décide de poursuivre son apprentissage du commerce en continuant à travailler chez un négociant de Hambourg. Toutefois, sa mère Johanne, établie entretemps à Weimar, lui écrit en 1807 une lettre afin de le convaincre de se libérer d'un métier, qu'il n'aime pas, pour consacrer désormais entièrement à la philosophie et à l'écriture. Arthur rejoindra donc sa mère à Weimar et s'inscrira au gymnasium de Gotha dans la proximité de Weimar. Johanna, amie de Goethe*, deviendra une romancière renommée de son temps. Cette femme mondaine récoltera d’ailleurs plus de succès littéraire qu’Arthur dont les œuvres susciteront peu d’intérêt de son vivant. Mère et fils ne s’entendant pas pour des raisons d’héritage et de train de vie, rompront définitivement leurs relations dès 1814.
Enseignement et écriture
Ayant obtenu un poste de privatdozent à l’université de Berlin en 1820, Schopenhauer voue une haine féroce à Hegel dont il déteste la personnalité autant que la philosophie. « En effet, tout sépare ces deux philosophes. Pour Hegel, la philosophie est l’esprit de réconciliation, poussé par le besoin de se sentir chez soi dans le monde. Pour Schopenhauer, en revanche, elle est la discipline du regard désabusé, tenant à distance un monde inhospitalier » (C. Larmore, « Schopenhauer », dans M. Canto-Sperber (dir.), Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, p. 1357). En 1831, il quitte Berlin pour Francfort où il consacrera ses trente dernières années à l’écriture philosophique. Son chef-d’œuvre, Le monde comme volonté et comme représentation (1818), influencera des penseurs comme Nietzsche*, Burckhardt, Freud*, Jaspers et Wittgenstein*. Il enchantera des écrivains comme Thomas Mann* et des compositeurs comme Richard Wagner.
Thomas Mann décrit le style de Schopenhauer comme étant « d'une clarté, d'une transparence, d'une cohérence si parfaites, son expression stylistique d'une force, d'une élégance, d'une précision, d'un esprit passionné, d'une pureté classique et d'une rigueur grandiose et sévère, comme il n'en fut jamais donné auparavant à la philosophie allemande ». Sa pensée, dit-il, est d'essence « émotionnelle, pleine de tensions, agitée de violents contrastes : l'instinct et l'esprit, la passion et la rédemption » (Thomas Mann, Les Maîtres, traduction Louise Servicen et Jeanne Naujac, Paris, Grasset, p. 179).
Sa pensée sur la vie et la mort
Ses Aphorismes sur la sagesse dans la vie (1851), la seule œuvre qui lui apporta une certaine popularité durant sa vie, ne représente sa pensée que de façon approximative. Par un certain souci de plaire à ses lecteurs, il y suppose que l’on peut s’accommoder de la vie, même s’il ne faut pas en attendre beaucoup, tandis que, dans ses œuvres majeures, il estime que la vie ne vaut pas la peine d’être vécue. La mort tragique de son père, l’échec de sa vie familiale et de sa carrière universitaire ont sans doute exercé une influence sur sa conception pessimiste de l’existence. Cependant, ses fréquentations de la spiritualité monacale dans le bouddhisme* et chez Arnaud Jean Le Bouthillier de Rancé, réformateur de la Trappe, ont donné un grand souffle à sa pensée.
Voici une citation de Schopenhauer qui résume bien son imaginaire de la mort :
« À chaque gorgée d'air que nous rejetons, c'est la mort qui allait nous pénétrer, et que nous chassons... Enfin il faudra qu'elle triomphe; car il suffit d'être né pour lui échoir en partage; et si un moment elle joue avec sa proie, c'est en attendant de la dévorer. Nous n'en conservons pas moins notre vie, y prenant intérêt, la soignant, autant qu'elle peut durer; quand on souffle une bulle de savon, on y met tout le temps et les soins nécessaires : pourtant elle crèvera, on le sait bien » (A. Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, trad. A. Burdeau, Paris, PUF, 1998, p. 394).
Guy de Maupassant* exagère à peine « l’irrésistible ironie du philosophe allemand » et son influence ineffaçable sur sa génération en France, lorsqu’il écrit dans Contes et nouvelles : « Schopenhauer a marqué l’humanité du sceau de son dédain et de son désenchantement. Jouisseur désabusé, il a renversé les croyances, les espoirs, les poésies, les chimères, détruit les aspirations, ravagé la confiance des âmes, tué l’amour, abattu le culte idéal de la femme, crevé les illusions des cœurs, accompli la plus gigantesque besogne de sceptique qui n’a jamais été faite. Il a tout traversé de sa moquerie, et tout vidé. Et aujourd’hui, même ceux qui l’exècrent semblent porter, malgré eux, en leurs esprits, des parcelles de sa pensée » (Paris, Gallimard, «La Pléiade», p. 727-731). « La vie est une si triste affaire, écrit-il, que j’ai décidé de la passer en y réfléchissant ».
Dans la nature brute, nous reconnaissons déjà un effort continu, sans but, sans repos, mais les bêtes et les humains sont dévorés par une soif inextinguible. Vouloir, s’efforcer, voilà tout leur être. « Or tout vouloir a pour principe un besoin, un manque, donc une douleur » et, de tous les êtres, les humains sont les plus assiégés de besoins. La vie humaine est donc la plus douloureuse forme de vie, car elle « oscille, comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l’ennui ». Pour la plupart, « la vie n’est qu’un combat perpétuel pour l’existence même, avec la certitude d’être enfin vaincu. Et ce qui leur fait endurer cette lutte avec ses angoisses, ce n’est pas tant l’amour de la vie que la peur de la mort ». Paradoxalement, la fuite de la mort soutient notre désir de vivre et, dès que le besoin et la souffrance nous accordent quelque répit, l’ennui s’installe. On ne sait plus quoi faire de son corps et l’on cherche alors le sensationnel pour exciter la volonté. Ainsi, « pour tuer le temps », l’ennui* « a assez de force pour amener des êtres, qui s’aiment aussi peu que les hommes entre eux, à se rechercher malgré tout : il est le principe de la sociabilité ». Un symptôme de ce besoin de distraction est le succès du jeu de cartes : « rien ne met plus à nu le côté misérable de l’humanité ». Par contre, les moments les plus beaux de la vie, on les trouve dans la connaissance désintéressée et la jouissance du beau, libérées de toute quête de la volonté (Le monde comme volonté et comme représentation, I, p. 325-332).
Il faut avoir parcouru tous les degrés d’une détresse croissante et être près de s’abandonner au désespoir pour que la négation du vouloir vivre puisse se produire. De grandes souffrances peuvent « amener en nous la notion très vive de la lutte du vouloir vivre avec lui-même et nous faire comprendre l’inutilité de l’effort ». On a vu ainsi des hommes à la vie tumultueuse abandonner leurs passions et se retirer dans un monastère. Cette recherche de la solitude est très différente de la suppression effective de notre phénomène du moi. Loin d’être la négation du vouloir vivre, le suicide en est une affirmation passionnée. « Ce n’est pas au vouloir vivre, c’est simplement à la vie qu’il renonce ». Le suicide est donc un acte vain et insensé, car « on a eu beau détruire volontairement un phénomène particulier », la volonté ne manquera jamais de phénomènes afin de poursuivre sa course et semer la souffrance (p. 416-417). La seule négation efficace du vouloir vivre, c’est le détachement de celui qui, purifié par la souffrance, parvient à « s’élever au-dessus de lui-même », à « renoncer à tout ce qu’il désirait naguère avec tant d’emportement » et à « recevoir la mort avec joie » (p. 410-413).
Sa pensée sur le suicide
Selon Schopenhauer, le suicide est une quête infructueuse et vaine d'un savoir sur la mort : « Le suicide peut-être considéré comme une expérience, une question que l'homme pose à la Nature en essayant de la forcer à répondre. La question est la suivante : Quel changement la mort produira-t-elle dans l'existence de l'homme et dans sa perception de la nature des choses? C'est une expérience maladroite, car elle implique la destruction même de la conscience qui pose la question et attend la réponse » ( Essai « Sur le suicide », cité par A. Solomon, Le diable intérieur, p. 268)
Sa mort
Tout au long de sa vie, Schopenhauer fut conscient de la présence de la mort qui hante son corps :
« La vie de notre corps n'est qu'une agonie sans cesse arrêtée, une mort d'instant en instant repoussée. [...] À chaque gorgée d'air que nous rejetons, c'est la mort qui allait nous pénétrer, et que nous rejetons; ainsi nous lui livrons bataille à chaque seconde (Le monde comme..., o.c., p. 394) ».
Il n'avait pas peur de la mort, inscrite dans son corps, car il l'interpréta comme son union avec le cosmos et il a toujours espéré qu'elle sera « facile, car, à la différence des autres hommes, le solitaire s'y entend en cette affaire. Au lieu de finir dans les singeries dont sont capables les lamentations bipèdes, c'est joyeux que je retournerai là d'où une grâce m'avait laissé partir, conscient d'avoir rempli ma mission (Schopenhauer, Eis éauton, traduction Guy Fillion, Paris, L'Ababase, 1992, p.54) ». Sa vie se situe entre le néant éternel qui précède sa naissance et le néant éternel lors de la disparition de son moi dans l'univers cosmique.
« Le 21 septembre 1860 au matin, la bonne de Schopenhauer lui prépara son petit déjeuner, rangea la cuisine, ouvrit les fenêtres et s'en alla faire des courses. [...] Peu de temps après, son médecin, qui faisait des visites régulières chez le philosophe, entra dans la pièce et le trouva allongé sur le dos dans l'un des coins du canapé. Une "attaque pulmonaire" (c'est-à-dire une embolie pulmonaire) l'avait arraché sans douleur, à ce bas monde. Nulle grimace sur son visage, nulle trace des griffes de la mort (I. Yalom, o.c., p. 411) ».
Wilhelm Gwinner commença le discours funèbre comme suit : « Cet homme, qui passa toute sa vie avec nous, mais qui demeura néanmoins toujours un étranger parmi nous, nous inspire des sentiments élevés. Nul, parmi ceux qui sont ici aujourd'hui, ne lui est lié par le sang. Seul il vécut, seul il mourut (cité par I. Yalom, o.c., p. 411-412),
Citations
« Aujourd'hui est mauvais et chaque jour sera mauvais - jusqu'à ce que le pire arrive (Irvin Yalom, o.c., , p. 75) ».
La vie, « un état temporaire avec une solution permanente (ibid., p. 79) ».
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Arthur Sxhopenhauer
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