L'Encyclopédie sur la mort


Maladie mentale (Troubles mentaux)

 

Au siècle des Lumières, plusieurs philosophes et moralistes, d’Alembert* et Diderot* par exemple, considéraient le suicide comme un acte de démence. Johann Bernhard Mérian, philosophe suisse (1723-1807), dans une étude publiée par l’Académie de Berlin, soutient que la question éthique ne se pose pas dans le cas du suicide: «Je ne m’ingère point à décider, dit-il, si l’homme, maître de sa vie, peut la garder ou la quitter à son gré, ou bien si, en la quittant, il blesse les lois naturelles et ses devoirs envers la société. S’il est vrai d’ailleurs, qu’au moment où il se tue, il ait perdu l’usage de la raison et de la liberté, cette question tombe d’elle-même» («Sur la crainte de la mort, sur le mépris de la mort, sur le suicide», Histoire de l’Académie royale des sciences et belles-lettres, Berlin, 1763). Il compte pourtant sur la force répressive des lois pour éliminer ce fléau, malgré le mal que l’on risque de faire ainsi à un particulier ou à sa famille, qui «ne sont rien» lorsqu’il s’agit de préserver la société. On rencontre un discours semblable chez Joseph-Gaspard Dubois-Fontanelle (1727-1812), contemporain de Mérian et de Montesquieu*, que Bayet* et Minois citent. D’après ce philosophe et moraliste français, on accable en vain de préceptes moraux des esprits qui «offrent des traces de démence plus ou moins étrange». La compassion est préférable aux raisonnements et l’intervention publique s’impose pour mettre fin à l’anomie sociale, surtout d’ordre économique, qui est à l’origine des désordres individuels: «Moralistes, abandonnez les préceptes, ne prescrivez rien, ne raisonnez même pas avec le malheureux qui veut se tuer. Plaignez-le, pleurez avec lui […]. Le grand remède dont le suicide a besoin est entre les mains du gouvernement. Il consiste à veiller sur les mœurs, à arrêter les excès de luxe, à mettre fin aux désastres publics qui augmentent et aggravent les désastres particuliers» («Du suicide», Théâtre et œuvres philosophiques, t. ii, Londres et Paris, 1785, p. 128 et 135).

 

La sociologie compréhensive de Max Weber et l’individualisme méthodologique de Raymond Boudon, appliqués par Francine Gratton dans Les suicides d’être de jeunes Québécois, s’opposent à l’utilisation du modèle irrationnel de l’explication des comportements humains: «Nous croyons même que l’explication générale du suicide par la folie, la maladie mentale, est réductrice et nous apprend finalement très peu sur le phénomène. Elle présente surtout l’avantage d’être pratique, expéditive et fort déculpabilisante pour la société» (p. 59). C’est également la conviction de Georges Lanteri-Laura: «Aucune déviance ne relève, par elle-même, du registre de la pathologie, mais certaines affections mentales peuvent, parfois, entraîner des singularités de comportement que la culture repère comme déviances. L’exemple des conduites suicidaires nous paraît, à cet égard, bien éclairant. En lui-même, le suicide […] nous paraît neutre à l’égard de l’opposition pathologique versus non pathologique. Tenter de se suicider ne signifie pas que le suicidant soit atteint d’une affection mentale […]. Si le suicide correspond presque toujours à un conflit, il n’est nullement certain que ce conflit soit susceptible d’une résolution du type de l’entretien psychiatrique, de sorte que l’avantage de dépister de temps en temps une maladie mentale risque de comporter quelques inconvénients, comme celui de faire obstacle à une résolution non psychiatrique du conflit en cause. Mais il va de soi que quelques affections mentales bien caractérisées, et la mélancolie en reste le meilleur exemple, peuvent entraîner des conduites suicidaires, qui exigent beaucoup de vigilance; il en va de même de certains débuts de schizophrénie, ou encore de certaines formes d’épilepsie. Ces aspects nous paraissent peu discutables, mais si le sujet est un malade mental, ce n’est pas parce qu’il tente de se suicider, c’est en tant qu’il est atteint de mélancolie*» («Psychiatrie», dans M. Canto-Sperber (dir.), Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, p. 1218-1219).

Dr Thomas Szasz s'oppose, avec beaucoup de vigueur contre le mythe de la maladie mentale pour interpréter le suicide dans Fatal Freedom, the ethics and politics of suicide, Westport, Conn., Praeger, 1999.

La médicalisation du suicide

«En quoi consiste précisément la médicalisation du suicide? Dans ce contexte, on peut principalement parler de psychiatrisation du suicide, car c'est avant tout la psychiatrie qui s'intéresse à cette thématique. Cette problématique touche également  mais de manière plus marginale la question de la psychologisation des problématiques suicidaires. Premièrement, la médicalisation du suicide concerne la manière dont ces probématiques sont 'traitées'.[...]. La médicalisation du suicide concerne deuxièmement l'appréhension et l'explication du phénomène suicidaire. Celui-ci est principalement considéré comme le symptôme d'un trouble psycique (en particulier les troubles de l'humeur comme la dépression ou les troubles bipolaires maniaco-dépressifs, et les états psychotiques comme la schizophrénie). L e pénomène suicidaire est ainsi perçu comme une problématique pathologique et d'ordre individuel. Troisièmement, au sein de la prise en charge psychiatrique, la médicalisation du suicide se manifeste par le fait que, malgré une approche biopsychosociale revendiquée par la psychiatrie contemporaine, les probblématiques suicidaires sont principalement appréhendées dans leur dimension biologique (neuronale et génétique en particulier) et psychologique. Enfin la médicalisation s'exprime également par le fait que ce sont surtout les psychiatres qui prennent en charge ces patients, en s'appuyant noamment sur l'hospitalisation (volontaire et d'office) et  sur la médication » (Michela Canevascini, Le suicicide comme langage de l'oppression, Thèse présentée à la Faculté des sciences sociales et politiques de l'Université de Lausanne, Lausanne, 2012)

 

Date de création:-1-11-30 | Date de modification:2012-04-10

Notes

Consulter: Littérature, folie, altérité, sous la direction de Jean Pelletier, Voix et images, n° 54 (1993).

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