Même si fort heureusement la maladie ne conduit pas ipso facto à la mort, elle mérite une place dans la présente encyclopédie, parce qu'il y a des maladies qui ont des liens directs ou indirects avec la mort ou avec la mort volontaire: cancer, sida, maladie mentale, etc. En outre, la maladie peut être interprétée comme une des manifestations de la finitude de la vie ou comme une indication des contraintes ou des limites imposées à l'existence humaine et plus précisément au corps. La maladie peut devenir ainsi un lieu de la lutte contre la mort, le lieu où l'esprit se détache du corps et dévoile sa maîtrise, un lieu de l'imagination et de la créativité humaine, une manifestation de la vitalité humaine. Dans Goethe et Tolstoï (Petite Bibliothèque Payot, 1967), Thomas Mann* a écrit quelques pages admirables sur la maladie relativement à deux grandes figures de la littérature mondiale: Schiller et Dostoïevski*:
Schiller et Dostoïevski ne reçurent pas en partage la noblesse des cheveux blancs; ils moururent relativement jeunes. Mon Dieu, parce qu'ils étaient malades, et on le sait; malades tous deux, l'un phtisique, l'autre épileptique. Mais ici je poserai deux questions: Ne trouvons-nous pas à la maladie une cause profonde dans la nature de ces deux hommes, ne se présente-t-elle pas comme un attribut nécessaire de leur type? Et, deuxième question : ne nous semble-t-il pas que c'est précisément la maladie qui les mûrit et fait valoir en eux une noblesse, une distinction? Cette noblesse est très différente de l'aristocratisme autobiographique dont il a été question, elle n'est pas « l'amour de soi » dont nous parlions précédemment [au sujet de Goethe]; elle représente un approfondissement, une élévation, un renforcement du caractère humain - je dis bien du caractère humain - tout différents de cet aristocratisme et de cet «amour de soi»; en présence de Schiller et de Dostoïevski la maladie nous apparaît carrément comme le noble attribut d'une humanité supérieure.
Il faut donc croire que «noblesse naturelle» n'est quand même pas en fin de compte un pléonasme et qu'il existe aussi une distinction différente de celle que la nature confère à ses enfants préférés. Il faut donc croire aussi qu'il existe deux façons d'élever et de renforcer la nature humaine: l'une qui l'achemine vers la divinité par la grâce de la nature, et l'autre vers la sainteté par la grâce d'une autre puissance qui est opposée à la nature, et qui porte à s'affranchir d'elle et signifie toujours la révolte contre elle: j'ai nommé l'esprit. Quelle est la noblesse la plus haute, l'élévation la plus sublime? C'est là la « question de préséance ».
Il n'est peut-être pas déplacé de faire ici - avec toutes les réserves qui s'imposent - un peu de philosophie de la maladie. La maladie présente deux faces, elle entretient deux sortes de rapports avec l'homme et sa dignité. D'une part , elle est son ennemie parce qu'elle exagère l'importance du corps, déshumanise l'homme en le renvoyant à sa chair et en le réduisant à elle seule; elle le dégrade en en faisant un simple corps. Mais d'autre part il est possible aussi de sentir dans la maladie une marque de la dignité humaine. Car il serait peut-être exagéré de dire que la maladie est esprit ou même - ce qui paraîtrait fort tendancieux - que l'esprit est maladie, mais il n'en reste pas moins qu'esprit et maladie ont un grand nombre de rapports. L'esprit est en effet fierté, opposition, rébellion contre la nature; il cherche à émanciper l'homme, à l'éloigner d'elle; l'esprit est ce qui distingue le plus l'homme - cet être noué par tant de chaînes à la nature et qui se sent pourtant si opposé à elle - ce qui distingue le plus l'homme de tout autre organisme vivant, et la question - la « question de préséance » - se pose de savoir si l'homme n'est pas d'autant plus homme qu'il est plus détaché de la nature, c'est-à-dire plus malade. Car que serait la maladie sinon un état qui nous détache de la nature? « Le doigt te fait mal », dit Hebbel, « quand il s'est détaché de ton corps ».
N'était-ce pas Nietzsche* qui appelait l'homme « la bête malade »? et n'entendait-il pas par là que ce n'est précisément qu'autant qu'il est malade que l'homme est plus que l'animal? C'est donc dans l'esprit, dans la maladie, que réside la dignité de l'homme, et le génie de la maladie est plus humain que le génie de la santé.
Vous protestez? vous ne l'admettez pas? Mais d'abord le mot «maladie» n'exprime, au sens philosophique, ni négation ni condamnation, simplement une constatation aussi déférente que le mot santé pour l'état qu'elle désigne, car il y a une noblesse de la maladie comme il y a une noblesse de la santé. Et ensuite, puis-je vous rappeler que Gœthe identifiait la conception schillérienne du «sentimental» avec la conception «maladie», après avoir au préalable identifié l'opposition entre le naïf et le sentimental avec l'opposition classicisme-romantisme? « L'idée d'une poésie classique et d'une poésie romantique, qui fait maintenant le tour du monde », disait-il un jour à Eckermann, « cette idée qui cause tant de querelles et de discordes est partie de moi et de Schiller. Je me faisais en poésie une règle de la méthode objective et n'accordais de valeur qu'à elle; or Schiller, dont les effets étaient tout subjectifs, tenait sa méthode pour la bonne, et c'est pour se défendre contre moi qu'il a composé son écrit sur la littérature naïve et la littérature sentimentale. » Et une autre fois : « Il m'est venu une autre formule qui exprime assez bien les rapports du «classique» et du «romantique». J'appelle classique le sain, et romantique le malade. Si nous nous réglons là-dessus pour discerner entre classique et romantique, nous aurons vite tiré l'affaire au clair. »
Nous trouvons là une classification d'après laquelle se confondent d'une part le naïf, l'objectif, le sain et le classique, et d'autre part le sentimental, le subjectif, le morbide et le romantique. On pourrait donc tout simplement appeler l'homme l'être romantique, puisque son caractère spirituel le place en dehors de la nature et puisque c'est cet isolement sentimental, cette dualité - nature et esprit - de son essence, qui fait sa misère et sa dignité. La nature est heureuse, ou du moins elle lui semble telle, car il n'est lui-même, prisonnier de tragiques antinomies, qu'une créature romantique et souffrante.
Tout l'amour que l'on porte à l'homme ne provient-il pas de que l'on a découvert et reconnu avec une sympathie et un intérêt fraternels cette difficile situation qui lui est faite, cette position presque désespérée?
Oui, il existe sur cette base un patriotisme humain: on aime l'homme parce qu'il a la vie pénible et parce qu'on est soi-même un homme.
[...]
Les biographies de Gœthe et de Tostoï montrent toutes deux identiquement que les deux grands écrivains ont passé de longues années à étouffer leur vrai talent, celui de la création artistique - pour laquelle ils «étaient faits» comme dit la comtesse Sophie au profit d'une action sociale directe, par conséquent pour des raisons de haute morale. Tolstoï brimait en lui l'artiste en faveur de son activité de juge de paix et d'instituteur libre. Gœthe, lui, régissait le duché de Saxe-Weimar et consacrait les dix meilleures années de sa vie à s'occuper d'impôts, de recrutement, de ponts et chaussées, d 'hospices, de mines, de carrières, de finances et de bien d'autres choses encore. Et pourtant Merck, pendant de Tourgueneff, ne cessait de le supplier de revenir à la littérature, et Gœthe ne parvenait lui-même à se tenir à son affaire - à sa pénible, grave, décevante et artificielle affaire - qu'en se résignant de plus en plus et à grands coups de consignes morales telles que «patience d'airain» ou «résister comme la pierre». Dans le cas de Gœthe il y avait aussi la séraphique liaison avec Mme de Stein qui contribuait évidemment beaucoup à modérer le Titanide mais ne faisait droit qu'à l'une des deux fameuses âmes qui se disputaient, hélas, son cœur, et laissait s'en aller l'autre les mains vides.
Dans les deux cas, chez Tolstoï comme chez Gœthe, cette situation amène toujours la maladie. «Mes fonctions de juge de paix, écrit Tolstoï, ont définitivement détruit mes relations avec les grands propriétaires; sans compter qu'elles ruinent ma santé.» Quant à l'éducation des enfants du village, même résultat. Il explique bien dans son journal pédagogique que les devoirs qu'il fait faire aux enfants sont plus parfaits que ceux de Tolstoï, de Pouchkine ou de Gœthe, mais il découvre il ne sait quoi de mal et même de criminel dans ses relations avec les écoliers, il lui semble qu'il mésuse de leurs âmes et les gâche. « La chose allait très bien en apparence, écrit-il dans ses Confessions, mais je sentais que je n'étais pas en bonne santé morale et que cela ne pourrait durer. Je tombai malade, moralement plus encore que physiquement; je lâchai tout et partis pour la steppe, chez les Kalmoucks, boire du lait de jument et mener une existence animale. »
Cette retraite rappelle beaucoup la fameuse fuite en Italie qui sauva Gœthe, quand il eut reconnu lui aussi «que cela ne pourrait pas durer ». À trente-six ans Gœthe était devenu taciturne, silencieux, littéralement mélancolique, il estimait qu'il était naturel «que les grandes choses vous rendissent graves», mais en réalité son corps était sérieusement attaqué et le visage qu'il avait à cet âge-là était celui d'un épuisé. Ce fut vers cette époque, pour la première fois, qu'il sentit le désir d'aller dans une ville d'eaux, où il finit par s'apercevoir de la dangereuse monstruosité de son existence. Il y trouva, fort sensément, bien qu'avec trop de modestie, qu'il « était fait pour la vie privée ». Il prit la fuite avant la catastrophe complète. D'ailleurs l'analogie des deux cas se poursuit: Tolstoï, revenu de la steppe et de la cure de lait de jugement, épouse Sophie qui attend presque toujours une maternité prochaine tant qu'il travaille aux grands romans de sa vie; et Goethe, revenu d'Italie, amène chez lui Christiane Vulpius pour se consacrer à ses tâches naturelles loin de toute charge d'État. C'est un commentaire de plus à ajouter à notre « philosophie de la mort ».