L'Encyclopédie sur la mort


Levi Primo

 

Levi PrimoNé à Turin en 1919, Primo Levi s’est donné la mort le 11 avril 1987 dans sa ville natale, dans sa maison* paternelle. On lui doit plus particulièrement un ouvrage, traduit dans de nombreuses langues, intitulé Si c’est un homme, dans lequel il analyse la nature complexe du malheur vécu personnellement dans les camps de concentration. Pendant des années, il se déclare fervent opposant au suicide avant de s’y soumettre quand même dans un moment de grande détresse physique et morale. Levi se disant athée, il est intéressant d’étudier la nature de ses relations avec la religion qui nous paraissent, au moins indirectement, influer sur son destin. Le dilemme auquel il se trouve confronté est celui de la présence simultanée du mal et de l’existence de Dieu. «Il y a Auschwitz, donc il ne peut y avoir de Dieu.» Il ne trouve, tout en la cherchant obstinément et désespérément, aucune solution à ce problème existentiel et philosophique. Son expérience personnelle de l’horreur du mal dans les camps de concentration le confirme dans sa non-croyance, même si l’auteur continue à manifester un attachement chaleureux aux traditions de sa communauté et s’il éprouve du respect et parfois de l’envie pour la foi des croyants. Il puise son argumentation et sa preuve de la non-existence de Dieu dans l’existence du non-homme, dans l’humanité perdue (de l’homme des camps). Son refus de la religion est d’inspiration éthique, car il s’appuie sur le refus de la cohabitation de Dieu et du mal. Pour Levi, l’absence de Dieu signifie la solitude de l’homme. L’homme est seul avec sa raison et son imagination pour comprendre le sens de l’univers, seul avec sa raison et son jugement pour estimer avec justesse le mal qui est en lui et en autrui, seul avec sa raison et son courage pour y résister. Levi a une aversion profonde pour les dogmes et les impératifs, les affirmations non démontrées et les personnages charismatiques. Il considère comme une «ignominie» le fait que l’on demande «à l’homme pensant de croire sans penser». À la dogmatique, il préfère les énoncés clairs et distincts, vérifiables par la raison scientifique. Aux impératifs, il oppose la liberté éclairée par la raison. À l’inspiration charismatique, il substitue le raisonnement éthique. Si Levi concède, grâce à son éducation, de ne pas être «un tempérament religieux», ses écrits débordent pourtant d’une connivence joyeuse avec l’héritage talmudique. Son incroyance est nostalgique des traditions juives.

Levi est mort à la suite d’une chute volontaire dans sa propre maison. Le lien symbolique entre le suicide et la maison s’enracine dans l’identification que Levi établit entre son être (son corps) et la maison: «J’habite depuis toujours (sauf interruptions involontaires) dans la maison où je suis né: ma manière d’habiter n’a donc pas fait l’objet d’un choix […]. J’entretiens avec cette maison, et avec l’habitation où je vis, ces mêmes relations anodines mais profondes que l’on a avec les êtres dont on partage la vie depuis longtemps: si j’en étais arraché, fût-ce pour aller vivre dans une habitation plus belle, plus moderne ou plus confortable, je souffrirais comme un exilé, ou comme une plante qui devrait pousser dans un terrain inaccoutumé. […] Pour ma part, je ne lui [sa maison] ai jamais demandé — consciemment du moins — guère plus que la satisfaction des besoins élémentaires: espace, chaleur, silence, intimité […]. J’habite ma maison comme j’habite ma peau, j’en sais de plus belles, de plus amples, de plus résistantes, de plus pittoresques, mais je trouverais peu naturel d’en changer» («Ma maison», dans Le métier des autres. Notes pour une redéfinition de la culture, Paris, Gallimard, 1992, p. 13-18).

Du témoignage de plusieurs personnes et de l’étude de sa correspondance, on peut conclure que Levi souffrait d’une dépression* liée à son état physique, à sa relation difficile avec son épouse et plus particulièrement la présence envahissante de sa belle-mère malade dont il devait prendre soin. Avec son suicide se pose toute la question de la mort volontaire des survivants de la Shoah*. Pourquoi des personnes comme Levi, Améry* et bien d’autres qui ont résisté avec courage à la mort dans les camps s’enlèvent quand même la vie plus tard quand de nouvelles difficultés existentielles surgissent? Les camps avaient-ils épuisé toutes leurs énergies? Les ont-ils marquées à jamais? Leur ont-ils enlevé l’espoir dans la vie et la confiance dans l’humanité, la leur et celle d’autrui? Le suicide de Levi est d’autant plus surprenant que ses écrits semblaient lui avoir redonné le goût de vivre. Devant la mort qui a rattrapé Levi sauvagement, Jorge Semprun* réfléchit: «Pourquoi, quarante ans après, ses souvenirs avaient-ils cessé d’être une richesse? Pourquoi avait-il perdu la paix que l’écriture semblait lui avoir rendue? Qu’était-il advenu dans sa mémoire, quel cataclysme ce samedi-là? Pourquoi lui était-il soudain devenu impossible d’assumer l’atrocité de ses souvenirs? Une ultime fois, sans recours ni remède, l’angoisse s’était imposée, tout simplement. Sans esquive ni espoir possibles. L’angoisse dont il décrivait les symptômes dans les dernières lignes de La trêve. Rien n’était vrai en dehors du camp, tout simplement. Le reste n’aura été que brèves vacances, illusion des sens, songe incertain: voilà» (L’écriture ou la vie, Paris, Gallimard, 1994, p. 260). Élie Wiesel se pose, lui aussi, avec un certain étonnement, des questions: «Pourquoi Primo, mon ami Primo, s’est-il jeté du haut d’un escalier, lui dont les ouvrages venaient enfin de secouer l’indifférence du public, même hors d’Italie ?» (Élie Wiesel, Mémoires 2, Paris, Éditions du Seuil, 1996, p. 471).

 

Levi a médité sur le mal extrême dont il a été victime et témoin à Auschwitz et qu’il a pu observer dans le monde après la seconde guerre mondiale et après la Shoa. Il élabore la notion de la «zone grise»: les bourreaux ne sont pas entièrement noirs ni les autres entièrement blancs: «Cela ne fait aucun doute, chacun de nous peut potentiellement devenir un monstre» (Conversations et entretiens, Paris, Robert Laffont, 1998, p. 245-246). «L’ombre d’un soupçon» s’empare de lui: «chacun est le Caïn de son frère, chacun de nous […] a supplanté son prochain et vit à sa place» (Les naufragés et les rescapés, Paris, Gallimard, 1989, p. 80). «Auschwitz n’a servi à rien, l’accablante histoire de l’humanité poursuit son cours» (T. Todorov, Mémoire du mal. Tentation du bien, Paris, Robert Laffont, 2000, p. 201). Selon son amie Liana Millu, ancienne détenue de Birkenau, «son regard devenait de plus en plus douloureux avec le passage des années. Son premier livre, Si c’est un homme, témoigne d’un mal particulier; le dernier, Les naufragés et les rescapés, constate que le mal est insidieusement installé partout» (ibid.). Et pourtant, ce ne serait ni le désespoir devant l’inhumanité des humains ni la culpabilité universelle et individuelle qui auraient conduit à une mort délibérée. D’après Todorov, «il faut s’abstenir d’attribuer à Levi la responsabilité de sa mort. Plusieurs survivants des camps, dont certains étaient des personnalités publiques, se sont effectivement donné la mort, victimes tardives d’Auschwitz; mais les causes de la mort de Levi sont loin d’être éclaircies. Comme l’ont remarqué plusieurs commentateurs, dont des amis proches de Levi, il n’est pas certain qu’il s’agisse dans son cas d’un suicide. Il n’a laissé aucun message en ce sens et n’a jamais parlé à ses amis de mettre fin à ses jours. Il n’est pas exclu qu’il ait trouvé la mort par accident dans la cage de l’escalier — non en sautant, mais en tombant à la suite d’un étourdissement. S’il avait voulu se suicider, un chimiste comme lui aurait-il choisi un moyen aussi peu sûr? Le doute là-dessus ne pourra jamais être définitivement levé; mais, à supposer même qu’il y ait suicide, rien ne prouve qu’il serait en rapport direct avec l’expérience concentrationnaire de Levi. Ce qui est certain, c’est que le suicide n’est en aucune façon l’aboutissement logique de sa réflexion» (ibid., p. 203).

Selon Claire Quilliot*, auteure de Primo Levi revisité, «l'hypothèse d'un Primo Levi mort du «mal des déportés» ne résisite pas aux faits. Elle naquit, sous le choc d'une mauvaise conscience hybride et multiface: chez les intellectuels les plus dignes de lui, remords de n'avoir pas diffusé son oeuvres, et en même temps ignorance de cette oeuvre; chez les ex-déportés, regret d'avoir choisi la vie plutôt que le témoignage, et en même temps besoin de trouver au Témoin l'hypersensibilité qui leur manquait, à eux qui ne se suicidaient pas; chez ceux que le hasard fit naître à l'abri de la déportation, terreur et incompréhension à son idée, désir de vivre quand même et en même temps d'accomplir le devoir de mémoire par un hommage à celui qui vécut la déportation jusqu'au bout. Chagrins personnels, hagiographie et tabous aidant, il se créa pour le grand public une béatification saint-sulpicienne du Martyr Connu de la Shoah; elle reprend périodiquement, quand un tournant de l'Histoire inspire le besoin d'inculquer à une jeune génération nouvelle le souvenir du Lager [...]

Finalement pourquoi au juste s'est-il suicidé, Primo Levi ? Hé! je n'en sais rien, pas plus que lors de ma «visite». Peut-être un incident familial pénible et une colère rentrée. [...] Peut-être, comme le suggère Tullio Regge et le craint malgré lui Einaudi, joua le sentiment d'avoir accepté des responsabilités trop lourdes et de ne pouvoir les assumer. Personnellement, je pencherais vers cette explication: il s'était engagé, il ne savait comment s'y prendre pour se dégager. [...] Rien de prémédité. [...] Un coup de tête, oui. C'est bien un suicide, et non ce que maintenant on commence tout juste à appeler le choix de la mort dans la dignité.» ( Paris, Odile Jacob, 2004, p. 271-272)

Dans Beaucoup de gens protestent. Mais je maintiens, Primo Levi affirme: «Je ne suis pas un gourou. Je serais content de l'être pour moi et ceux qui m'entourent, mais il me manque une chose essentielle, l'assurance. J'ai plus de doutes que de conviction ferme. En outre, je crois qu'il me manque le charisme, et il me manquera toujours, car j'ai trop tendance à rire des autres et de moi-même.» (cité par Claire Quilliot, op. cit., p. 273)

Selon Geneviève Morel, « Primo Levi, déprimé par l'imminence de sa mère très âgée et malade, aurait confié, la veille de son suicide [...] que le visage des "musulmans" du camp de concentration et d'extermination d'Auschwitz se superposait à celui de sa mère lorsqu'il la regardait. » Elle parvient ainsi à la conclusion: « Dans un accès mélancolique*, le retour de l'image de l'objet perdu peut entraîner le suicide » (G. Morel, « Spectres et idéaux: les images qui aspirent » dans G. Morel, dir., Clinique du suicide, Toulouse, érès, 2010, p. 30-31)

Date de création:-1-11-30 | Date de modification:2012-04-12

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