L'Encyclopédie sur la mort


Sur «La brièveté de la vie» de Sénèque

Denis Diderot

Diderot dit du chapitre 3 du traité de Sénèque «De la brièveté de la vie» qu'il est beau et qu'il le fait rougir lorsqu'il pense à son mauvais emploi du temps: «c'est mon histoire!», s'écrie-il. Cependant, il reproche à Sénèque de «se laisser emporter au-delà des limites de la vérité», lorsqu'il s'attaque à Aristote, Paulinus et à tant d'autres citoyens probes et actifs qui rendent de grands services à leur cité ou à leur communauté. À lire dans la présente Encyclopédie sur la mort le traité «De la brièveté de la vie» de Sénèque (document associé au dossier «Sénèque*»)
On présume que le Paulinus, à qui Sénèque adresse ce traité, était père de Pauline, la seconde femme de Sénèque. Il exerçait à Rome une charge très importante, la surintendance générale des vivres.

«La vie n'est courte, dit Sénèque, que par le mauvais emploi qu'on en fait»
«Perdre sa vie, c'est tromper le décret des dieux»
«Se cacher son âge, c'est vouloir mentir au destin»
.

Ce traité, qu'on ne lit point sans s'appliquer à soi-même la plupart des sages réflexions dont il est semé, est surtout célèbre par la réponse vive, ingénieuse et même éloquente, d'un homme de lettres, à laquelle il donna lieu. Un de ses amis, témoin de ses regrets sur la rapidité du temps, sachant d'ailleurs combien il en était prodigue, l'interrompit en lui citant ce passage de Sénèque: Tu te plains de la brièveté de la vie et te laisses voler la tienne.

«On ne me vole point ma vie, répondit le philosophe, je la donne: et qu'ai-je de mieux à faire que d'en accorder une portion à celui qui m'estime assez pour solliciter ce présent ? [...] Je n'ai jamais regretté le temps que j'ai donné aux autres, je n'en dirais pas autant de celui que j'ai employé pour moi. Peut-être m'en imposé-je par des illusions spécieuses, et ne suis-je prodigue de mon temps, que par le peu de cas que j'en fais : je ne dissipe que la chose que je méprise : on me la demande comme rien, et je l'accorde de même. Il faut bien que cela soit ainsi, puisque je blâmerais en d'autres ce que j'approuve en moi.»

«Fort bien, répliquera Sénèque, mais le temps que tu t'es laissé ravir par une maîtresse, celui que tu as perdu à te quereller avec ta femme, tes domestiques et tes enfants? En amusements? En distractions? En débauches de table? En visites inutiles? En courses aussi fatigantes que superflues ? Tes passions, tes goûts, tes fantaisies, tes folies, n'ont-ils pas mis tes jours et tes nuits au pillage. sans que tu t'en sois aperçu?»

Sénèque a raison : les journées sont longues et les années sont courtes pour l'homme oisif: il se traîne péniblement du moment de son lever, jusqu'au moment de son coucher; l'ennui prolonge sans fin cet intervalle de douze à quinze heures, dont il compte toutes les minutes : de jours d'ennui en jours d'ennui, est-il arrivé à la fin de l'année, il lui semble que le premier de janvier touche immédiatement au dernier de décembre, parce qu'il ne s'intercale dans cette durée aucune action qui la divise. Travaillons donc: le travail, entre autres avantages, a celui de raccourcir les heures et d'étendre la vie.

[...]

Sénèque prétend qu'Aristote* intenta à la nature un procès indigne d'un sage, sur la longue vie qu'elle accorde à quelques animaux*, tandis qu'elle a marqué un terme si court à l'homme, né pour tant de choses importantes. «Nous n'avons pas trop peu de temps, lui dit-il; nous en perdons trop...» Certes, ce n'était pas un reproche à faire au plus laborieux des philosophes...[...] Sénèque, adressez ces reproches aux hommes dissipés; mais épargnez-les à Aristote, épargnez-les à vous-même, et à tant d'hommes célèbres, que la mort a surpris au milieu des plus belles entreprises. Je suis bien loin de sentir comme vous: je regrette que vos semblables soient mortels.

Je n'aurais pas de peine à trouver dans Sénèque plus d'un endroit où il se plaint de la multiplicité des affaires, et de la rapidité des heures. L'animal sait, en naissant, tout ce qu'il lui importe de savoir: l'homme meurt lorsque son éducation est faite.

Je ne suis pas plus satisfait de ce qu'il vient de dire à Aristote, que de ce qu'il va dire à Paulinus : «Songez à combien d'inquiétudes vous expose un emploi aussi considérable: vous avez affaire à des estomacs qui n'entendent ni la raison ni l'équité: vous êtes le médecin d'un de ces maux urgents, qu'il faut traiter et guérir à l'insu des malades. Croyez-vous qu'il y ait aucune comparaison entre passer son temps à surveiller aux fraudes des marchands de blé, à la négligence des magasiniers, à prévenir l'humidité qui échauffe et gâte les grains, à empêcher que la mesure et le poids n'en soient altérés; et vous occuper de connaissances importantes et sublimes sur la nature des dieux, le sort qui les attend, leur félicité ?» Je répondrais à Sénèque: non, je ne compare pas ces fonctions; c'est la première qui me paraît la plus urgente et la plus utile... «On ne manquera pas, dites-vous, d'hommes d'une exacte probité, d'une stricte attention...» Vous vous trompez: on trouvera cent contemplateurs oisifs, pour un homme actif; cent rêveurs sur les choses d'une autre vie, pour un bon administrateur des choses de celle-ci. Votre doctrine tend à enorgueillir des paresseux et des fous, et à dégoûter les bons princes, les bons magistrats, les citoyens vraiment essentiels. Si Paulinus fait mal son devoir, Rome sera dans le tumulte. Si Paulinus fait mal son devoir, Sénèque manquera de pain. [...]

«Si quelques-uns de vos concitoyens ont été souvent revêtus des charges de la magistrature, ne leur portez point envie.» - J'y consens, il ne faut porter envie à personne. - «S'ils se sont rendus célèbres au barreau, ne leur portez point envie.» - Et pourquoi ! - « C'est qu'ils ont acquis cette célébrité aux dépens de leur vie.» - Et quelle est la célébrité qu'on acquiert autrement? - «C'est qu'ils ont perdu leurs années.» - Quoi, les années consacrées au bien général sont des années perdues? - «Les hommes obtiennent plus facilement de la loi, que d'eux-mêmes, la fin de leurs travaux.» - Je les en loue. - «Personne ne pense à la mort.» - Il est bien de penser à la mort, mais afin de se hâter de rendre sa vie utile.

C'est un défaut si général, que de se laisser emporter au-delà des limites de la vérité, par l'intérêt de la cause qu'on défend, qu'il faut le pardonner quelquefois à Sénèque. Je n' ai pas lu le chapitre 3 sans rougir: c'est mon histoire. Heureux celui qui n'en sortira point convaincu qu'il n'a vécu qu'une très petite partie de sa vie ! Ce traité est très beau : j'en recommande la lecture à tous les hommes; mais surtout à ceux qui tendent à la perfection dans les beaux arts. Ils y apprendront combien ils ont peu travaillé, et que c'est aussi souvent à la perte du temps, qu'au manque de talent, qu'il faut attribuer la médiocrité des productions en tout genre. (XCVI-XCVII)

Source: Essai sur la vie de Sénèque le philosophe, sur ses écrits et sur les règnes de Claude et de Néron, 1778, extraits [sur La Brièveté de la vie.]
http://www.site-magister.com/prepas/diderot.htm
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Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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