L'Encyclopédie sur la mort


Rationalité technoscientifique, souffrance et mort

Jean Ladrière

Jean Ladrière (1921-2007), mathématicien et philosophe, professeur émérite à l'université de Louvain-la-Neuve, ancien président de l'Union mondiale des sociétés catholiques de philosophie, auteur de Les enjeux de la rationalité (1977), a tenu des propos en réponse aux questions formulées par Jean-François Malherbe à l'université de Sherbrooke (Québec). Une des questions fut: «Quelle est selon vous l'influence de la rationalité technoscientifique sur la perception par le sujet humain des limitations inévitables de son existence et sur leur intégration dans la destinée du sujet? À quelles conditions cette rationalité pourrait-elle être un facteur positif dans la difficile intégration de la souffrance au coeur de la destinée su sujet humain?» Voici quelques extraits de la réponse de Jean Ladrière à cette question.
Je me demande si, lorsqu'on parle de l'épreuve de la souffrance, il est suffisant de parler des limitations que rencontre inévitablement l'existence. Le mot «limitation» n'indique-t-il pas lui-même déjà une certaine tentative de rationalisation du fait de la souffrance en tant qu'épreuve? Je pense justement à ce qu'il y a d'inassignable, d'inexplicable, d'incompréhensible, voire d'absurde et d'intolérable dans la souffrance vécue. Par exemple, lorsqu'on se trouve en présence de la mort de quelqu'un qu'on aime beaucoup, surtout si c'est quelqu'un de jeune encore, on éprouve le sentiment de quelque chose d'impossible à assimiler, d'impossible à justifier. Cet inacceptable est plus qu'une limitation. Éprouver la limitation, c'est reconnaître une frontière au-delà de laquelle commence le non-possible, s'il s'agit de l'action, ou du provisoirement non-compris, s'il s'agit de la connaissance. Mais ce caractère d'absurdité révèle une sorte d'incohérence du réel. Ce caractère d'inacceptabilité, voire d'injustice, évoque peut-être, comme dans la tragédie antique, quelque chose comme un kakos daimôn, une puissance surhumaine douée d'un caractère intrinsèquement méchant.

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La science et la technologie ont longtemps soutenu une sorte d'optimisme radical qui identifiait recherche scientifique, travail technologique et progrès, ce dernier terme désignant un succès de la raison dans l'avancement de l'humain contre les forces obscures du cosmos. Aux yeux de certains, ce processus est en principe illimité. Quand je dis «aux yeux de certains», je ne pense pas nécessairement à des techniciens à l'esprit étroit, mais aussi à cette page extraordinaire de Bergson qui évoque l'effort des générations successives pour établir le règne de l'homme sur la terre. Il évoque cette image assez fantastique d'une chevauchée immense qui balaye en quelque sorte tout sur son passage et qui peut-être un jour arrivera à franchir la porte de la mort. Il y a là comme un passage au-delà de la limite absolue que symbolise la mort. Si, par progrès des connaissances et du savoir-faire, l'homme arrive un jour à s'affranchir de la mort, ce serait précisément le passage au-delà de ce qui a éré considéré depuis toujours comme la limite la plus radicale.

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Par rapport à une vision optimiste de l'histoire qui croyait que la culture scientifique allait nous ouvrir une sorte d'âge d'or, les grands drames du vingtième siècle, les guerres mondiales, les famines, les régimes d'oppression, nous font voir qu'il y a une dimension de l'existence par rapport à laquelle le projet technoscientifique est non seulement impuissant, mais même non pertinent. Et pourtant cette dimension tragique s'impose à nous comme pénétrant au coeur même de notre existence historique de telle façon qu'il n'y a pas moyen de coordonner à l'historicité du rationnel cette historicité obscure du tragique qui se manifeste dans les faits de notre histoire.

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Et il me semble que le projet technoscientifique apparaît aujourd'hui plus que jamais comme une sorte de devoir qu'il faut assumer et qui fait partie du destin historique de l'humanité, plutôt que comme une affirmation prométhéenne de la puissance de l'homme. Dans cette mesure, la prise de conscience dont nous parlons se rapprocherait de ce qui dans l'existence est de l'ordre de l'épreuve; mais le devoir comme l'épreuve doivent être assumés dans l'existence humaine. Ce ne sont donc pas les ressources de la technoscience qui vont nous permettre d,assumer l'épreuve de la souffrance, c'est plutôt l'épreuve de la souffrance qui nous conduit à réinterpréter la technoscience comme étant de l'ordre d'une responsabilité historique à assumer.
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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