Certaines personnes ont le sentiment de ne pas exister au regard d'autrui. Dans l'histoire, elles n'ont pas lieu et, dans l'espace, elles ne disposent pas de lieu.
Puissant est le regard de l'autre sur nous. Il peut être perçu ou reçu par nous comme attentif ou aimable, comme indifférent ou hostile, comme bienveillant ou menaçant. Mais aussi longtemps que l'autre porte le moindre regard sur nous, bon ou mauvais, favorable ou défavorable, nous pouvons dire: «il m'a vu, je suis quelqu'un, j'existe». Il m'aime ou ne m'aime pas, mais je suis «quelqu'un» pour lui. Je suis dans son champ de vision. Même si la place que son regard m'accorde est menue, je suis là, j'existe géographiquement et historiquement, je dispose d'un espace vital. Cela ne veut pas dire pour autant qu'il me connaît ou que je suis reconnu par lui. Par contre, je puis me situer par rapport à son regard et à son égard. Une communication peut s'établir, oculaire et non verbale, visible et muette. Un regard, instantané et mutuel, peut devenir le point de départ d'une relation de réciprocité, sinon de neutralité où chacun garde sa distance et sa réserve. Un regard instantané peut augurer ou inaugurer des rapports harmonieux ou troubles, simples ou complexes.
Il y a des personnes pour qui le regard de l'autre devient une obsession qui désigne une dépendance de sorte que l'on choisit, décide et vit sous l'oeil omniprésent et tout puissant de l'autre. Sous l'oeil de Dieu ou de Caïn ! Un regard approbateur, permissif ou désapprobateur! En fonction de ce regard, on pense et on agit. On se cache de l'oeil de l'autre pour ne pas attirer la colère de celui-ci ou pour dissimuler sa propre honte*. Pire encore, certains adultes ont sans cesse besoin du regard de l'autre pour exister, à l'instar de l'enfant qui fait constamment appel au regard de ses parents: «Maman, Papa, regarde!» Il y a des personnes qui sont très sensibles au regard de l'autre ou ont tendance à mal interpréter ce regard ou à vivre sous l'impression que personne ne leur daigne un regard, ne leur porte le moindre intérêt.
Or, il faut reconnaître que dans nos sociétés certaines personnes échappent au regard de l'autre pour toutes sortes de raisons plutôt nébuleuses liées aux hasards des incompatibilités physiques, économiques, sociales ou idéologiques. Il y a des gens que l'on ne voit pas ou n'entend pas, ils passent inaperçus. Ils ne «passent» tout simplement pas. Ils ne parviennent pas, ou si peu, à attirer le regard ou l'attention de l'autre. Ils sont sans intérêt, car on n'a pas besoin d'eux, d'aucune utilité aux ambitions, à la carrière et au portefeuille de l'autre. Ils ne cadrent pas dans notre portrait social ou de notre curriculum vitae. Ils ne sont rien! J'ai connu des camarades de classe, des collègues, des étudiants, des voisins qui avaient le triste sort d'être si «petits» ou si «obombrés» par la brillance de autres - des rats de grange (que l'on me pardonne cette expression) - de sorte qu'on ne les choisissait jamais pour aucun jeu ni pour aucune tâche ou responsabilité. Certains d'entre eux pourtant ont su traverser la ligne d'ombre de leur anonymat et fort bien «réussir dans la vie» selon les normes sociales en vigueur. Si je me souviens d'eux, c'est qu'ils existaient quand même pour moi, sans doute «si peu». Par ailleurs, au regard d'autres groupes ou d'autres individus, moi-même, je n'existais pas ou si peu. En effet, les rapports sociaux sont en perpétuelle mouvance. On peut monter vite dans l'échelle sociale, en descendre aussi vite et disparaître dans l'anonymat de la foule ou de la majorité silencieuse.
«Si je n'existe pas au regard d'autrui, pourquoi poursuivre ma vie?», voilà une question qui surgit chez certaines personnes dites «fragiles» qui semblent manquer d'autonomie*. Ainsi, des femmes et des hommes, des jeunes et des vieux se suicident parce qu'ils se perçoivent comme absentes du champ de vision de l'autre - parfois ils le sont réellement. Ils n'ont pas lieu, n'ont pas de récit, sont sans histoire, parce qu'ils traversent le jour et la nuit, sans apercevoir le regard qu'autrui porte sur eux ou sans que personne ne se rende compte de leur présence, de leur passé ou de leur avenir. Ils n'ont pas de lieu où se révéler, se manifester, se dire, se faire entendre, se faire sentir ou se faire toucher. Ils sont hypersensibles à l'insensibilité d'autrui. Un chien qui n'aime pas une personne (l'odeur est en cause), fait tout pour ne pas la sentir. Il a même tendance à bailler pour ne pas l'entendre. Des personnes se suicident, parce qu'elles ont l'impression, justifiée ou non, que l'on ne peut ni ne veut les sentir!
Nous sommes là en face d'une forme particulière d'exclusion*, réelle ou subjectivement ressentie, par un effacement, conscient ou inconscient, par omission, par oubli ou par simple distraction. «Désolé, madame, je ne vous avait pas vue»; «Pardon, monsieur, vous n'êtes pas sur la liste»; Excuse, mon fils, je t'avais oublié». Heureusement, certaines de ces «omissions» et ces «distractions» ne sont que temporaires ou épisodiques. D'autres se répètent hélas trop souvent et prennent une tangente vers la permanence. Obsession de la «victime»? Période troublée de l'adolescence où la jeune fille ou le jeune homme croient sincèrement qu'ils n'existent plus au regard de l'autre? Un état d'immaturité ou de dépendance qui passe ou parfois perdure? Ou situation réelle de personnes, grandes oubliées de la société? «Je n'ai même pas vu la paille dans ton oeil» (absence du regard d'autrui).
Certains suicidés ressemblent à un fétu de paille emporté par le vent. Leur suicide n'est ni une rupture ni une rature, mais une suite logique d'une absence aux yeux d'autrui, une confirmation d'une non-existence, et un disparaître comme fruit d'une simple distraction ou omission sociales. La vie est si trépidante et si compétitive qu'il y aura toujours des «laissés pour compte» ou des «hors course». Ceux-ci éprouvent «dès ici-bas» dans leur chair l'inscription monastique: Memento mori ! «Tu es poussière et tu retourneras en poussière».
Un remède à cette tristesse d'une ignorance ou d'un abandon, plus ou moins conscient et responsable? Je lance l'idée d'une bonté, la «volonté bonne» d'Emmanuel Kant*, mais moins rationnelle et plus sensuelle. Une bonté qui émane du voir, de l'entendre, du sentir, du toucher et du goûter, à la fois de la raison et du coeur. Une sensibilité éthique à l'égard de la biographie et de la géographie de certaines personnes ou de certains groupes sociaux qui vivent hors des normes et des consensus sociaux, plus vulnérables, plus susceptibles d'être oubliés ou de passer inaperçus: certains vieillards, assistés sociaux, chômeurs, handicapés, etc.
Il y a des personnes pour qui le regard de l'autre devient une obsession qui désigne une dépendance de sorte que l'on choisit, décide et vit sous l'oeil omniprésent et tout puissant de l'autre. Sous l'oeil de Dieu ou de Caïn ! Un regard approbateur, permissif ou désapprobateur! En fonction de ce regard, on pense et on agit. On se cache de l'oeil de l'autre pour ne pas attirer la colère de celui-ci ou pour dissimuler sa propre honte*. Pire encore, certains adultes ont sans cesse besoin du regard de l'autre pour exister, à l'instar de l'enfant qui fait constamment appel au regard de ses parents: «Maman, Papa, regarde!» Il y a des personnes qui sont très sensibles au regard de l'autre ou ont tendance à mal interpréter ce regard ou à vivre sous l'impression que personne ne leur daigne un regard, ne leur porte le moindre intérêt.
Or, il faut reconnaître que dans nos sociétés certaines personnes échappent au regard de l'autre pour toutes sortes de raisons plutôt nébuleuses liées aux hasards des incompatibilités physiques, économiques, sociales ou idéologiques. Il y a des gens que l'on ne voit pas ou n'entend pas, ils passent inaperçus. Ils ne «passent» tout simplement pas. Ils ne parviennent pas, ou si peu, à attirer le regard ou l'attention de l'autre. Ils sont sans intérêt, car on n'a pas besoin d'eux, d'aucune utilité aux ambitions, à la carrière et au portefeuille de l'autre. Ils ne cadrent pas dans notre portrait social ou de notre curriculum vitae. Ils ne sont rien! J'ai connu des camarades de classe, des collègues, des étudiants, des voisins qui avaient le triste sort d'être si «petits» ou si «obombrés» par la brillance de autres - des rats de grange (que l'on me pardonne cette expression) - de sorte qu'on ne les choisissait jamais pour aucun jeu ni pour aucune tâche ou responsabilité. Certains d'entre eux pourtant ont su traverser la ligne d'ombre de leur anonymat et fort bien «réussir dans la vie» selon les normes sociales en vigueur. Si je me souviens d'eux, c'est qu'ils existaient quand même pour moi, sans doute «si peu». Par ailleurs, au regard d'autres groupes ou d'autres individus, moi-même, je n'existais pas ou si peu. En effet, les rapports sociaux sont en perpétuelle mouvance. On peut monter vite dans l'échelle sociale, en descendre aussi vite et disparaître dans l'anonymat de la foule ou de la majorité silencieuse.
«Si je n'existe pas au regard d'autrui, pourquoi poursuivre ma vie?», voilà une question qui surgit chez certaines personnes dites «fragiles» qui semblent manquer d'autonomie*. Ainsi, des femmes et des hommes, des jeunes et des vieux se suicident parce qu'ils se perçoivent comme absentes du champ de vision de l'autre - parfois ils le sont réellement. Ils n'ont pas lieu, n'ont pas de récit, sont sans histoire, parce qu'ils traversent le jour et la nuit, sans apercevoir le regard qu'autrui porte sur eux ou sans que personne ne se rende compte de leur présence, de leur passé ou de leur avenir. Ils n'ont pas de lieu où se révéler, se manifester, se dire, se faire entendre, se faire sentir ou se faire toucher. Ils sont hypersensibles à l'insensibilité d'autrui. Un chien qui n'aime pas une personne (l'odeur est en cause), fait tout pour ne pas la sentir. Il a même tendance à bailler pour ne pas l'entendre. Des personnes se suicident, parce qu'elles ont l'impression, justifiée ou non, que l'on ne peut ni ne veut les sentir!
Nous sommes là en face d'une forme particulière d'exclusion*, réelle ou subjectivement ressentie, par un effacement, conscient ou inconscient, par omission, par oubli ou par simple distraction. «Désolé, madame, je ne vous avait pas vue»; «Pardon, monsieur, vous n'êtes pas sur la liste»; Excuse, mon fils, je t'avais oublié». Heureusement, certaines de ces «omissions» et ces «distractions» ne sont que temporaires ou épisodiques. D'autres se répètent hélas trop souvent et prennent une tangente vers la permanence. Obsession de la «victime»? Période troublée de l'adolescence où la jeune fille ou le jeune homme croient sincèrement qu'ils n'existent plus au regard de l'autre? Un état d'immaturité ou de dépendance qui passe ou parfois perdure? Ou situation réelle de personnes, grandes oubliées de la société? «Je n'ai même pas vu la paille dans ton oeil» (absence du regard d'autrui).
Certains suicidés ressemblent à un fétu de paille emporté par le vent. Leur suicide n'est ni une rupture ni une rature, mais une suite logique d'une absence aux yeux d'autrui, une confirmation d'une non-existence, et un disparaître comme fruit d'une simple distraction ou omission sociales. La vie est si trépidante et si compétitive qu'il y aura toujours des «laissés pour compte» ou des «hors course». Ceux-ci éprouvent «dès ici-bas» dans leur chair l'inscription monastique: Memento mori ! «Tu es poussière et tu retourneras en poussière».
Un remède à cette tristesse d'une ignorance ou d'un abandon, plus ou moins conscient et responsable? Je lance l'idée d'une bonté, la «volonté bonne» d'Emmanuel Kant*, mais moins rationnelle et plus sensuelle. Une bonté qui émane du voir, de l'entendre, du sentir, du toucher et du goûter, à la fois de la raison et du coeur. Une sensibilité éthique à l'égard de la biographie et de la géographie de certaines personnes ou de certains groupes sociaux qui vivent hors des normes et des consensus sociaux, plus vulnérables, plus susceptibles d'être oubliés ou de passer inaperçus: certains vieillards, assistés sociaux, chômeurs, handicapés, etc.