Nous sommes ici devant un modèle historiographique du suicide ou thanatographique qui met en valeur la lucidité et le courage du sage qui, touché personnellement par une grande douleur, exhorte ses amis à la fermeté. Sénèque accepte que son épouse l'accompagne dans la mort. La mort volontaire est exaltée dans ce récit comme un geste d'«honneur» et comme un «courageux trépas» d'ordre religieux* et sacrificiel*.
[15,62]
(1) Sénèque*, sans se troubler, demande son testament, et, sur le refus du centurion, il se tourne vers ses amis, et déclare «que, puisqu'on le réduit à l'impuissance de reconnaître leurs services, il leur laisse le seul bien qui lui reste, et toutefois le plus précieux, l'image de sa vie; que, s'ils gardent le souvenir de ce qu'elle eut d'estimable, cette fidélité à l'amitié deviendra leur gloire.»(2) Ses amis pleuraient: lui, par un langage tour à tour consolateur et sévère, les rappelle à la fermeté, leur demandant «ce qu'étaient devenus les préceptes de la sagesse, où était cette raison qui se prémunissait depuis tant d'années contre tous les coups du sort. La cruauté de Néron était-elle donc ignorée de quelqu'un? et que restait-il à l'assassin de sa mère et de son frère, que d'être aussi le bourreau du maître qui éleva son enfance?»
[15,63]
(1) Après ces exhortations, qui s'adressaient à tous également, il embrasse sa femme, et, s'attendrissant un peu en ces tristes instants, il la prie, il la conjure «de modérer sa douleur; de ne pas nourrir des regrets éternels; de chercher plutôt, dans la contemplation d'une vie toute consacrée à la vertu, de nobles consolations à la perte d'un époux.» Pauline proteste qu'elle aussi est décidée à mourir; et elle appelle avec instance la main qui doit frapper. (2) Sénèque ne voulut pas s'opposer à sa gloire; son amour d'ailleurs craignait d'abandonner aux outrages une femme qu'il chérissait uniquement. «Je t'avais montré, lui dit-il, ce qui pouvait te gagner à la vie: tu préfères l’honneur de la mort; je ne t'envierai pas le mérite d'un tel exemple. Ce courageux trépas, nous le subirons l'un et l'autre d'une constance égale; mais plus d'admiration consacrera ta fin.» Ensuite le même fer leur ouvre les veines des bras. (3) Sénèque, dont le corps affaibli par les années et par l'abstinence laissait trop lentement échapper le sang, se fait aussi couper les veines des jambes et des jarrets. Bientôt, dompté par d'affreuses douleurs, il craignit que ses souffrances n'abattissent le courage de sa femme, et que lui-même, en voyant les tourments qu'elle endurait, ne se laissât aller à quelque faiblesse; il la pria de passer dans une chambre voisine. Puis, retrouvant jusqu'en ses derniers moments toute son éloquence, il appela des secrétaires et leur dicta un assez long discours. Comme on l'a publié tel qu'il sortit de sa bouche, je m'abstiendrai de le traduire en des termes différents.
[15,64]
(1) Néron, qui n'avait contre Pauline aucune haine personnelle, et qui craignait de soulever les esprits par sa cruauté, ordonna qu'on l'empêchât de mourir. Pressés par les soldats, ses esclaves et ses affranchis lui bandent les bras et arrêtent le sang. On ignore si ce fut à l'insu de Pauline; (2) car (telle est la malignité du vulgaire) il ne manqua pas de gens qui pensèrent que, tant qu'elle crut Néron inexorable, elle ambitionna le renom d'être morte avec son époux, mais qu'ensuite, flattée d'une plus douce espérance, elle se laissa vaincre aux charmes de la vie. Elle la conserva quelques années seulement, gardant une honorable fidélité à la mémoire de son mari, et montrant assez, par la pâleur de son visage et la blancheur de ses membres, à quel point la force vitale s'était épuisée en elle. (3) Quant à Sénèque, comme le sang coulait péniblement et que la mort était lente à venir, il pria Statius Annaeus, qu'il avait reconnu par une longue expérience pour un ami sûr et un habile médecin, de lui apporter le poison dont il s'était pourvu depuis longtemps, le même qu'on emploie dans Athènes contre ceux qu'un jugement public a condamnés à mourir. Sénèque prit en vain ce breuvage: ses membres déjà froids et ses vaisseaux rétrécis se refusaient à l'activité du poison. (4) Enfin il entra dans un bain chaud, et répandit de l'eau sur les esclaves qui l'entouraient, en disant: «J'offre cette libation à Jupiter Libérateur.» Il se fit ensuite porter dans une étuve, dont la vapeur le suffoqua. Son corps fut brûlé sans aucune pompe il l'avait ainsi ordonné par un codicille, lorsque, riche encore et très puissant, il s'occupait déjà de sa fin.
Tacite, Annales, Livre XV, 62-64
Bibliotheca selecta
http://bcs.fltr.ucl.ac.be/tac/AnnXV.html#62
(1) Sénèque*, sans se troubler, demande son testament, et, sur le refus du centurion, il se tourne vers ses amis, et déclare «que, puisqu'on le réduit à l'impuissance de reconnaître leurs services, il leur laisse le seul bien qui lui reste, et toutefois le plus précieux, l'image de sa vie; que, s'ils gardent le souvenir de ce qu'elle eut d'estimable, cette fidélité à l'amitié deviendra leur gloire.»(2) Ses amis pleuraient: lui, par un langage tour à tour consolateur et sévère, les rappelle à la fermeté, leur demandant «ce qu'étaient devenus les préceptes de la sagesse, où était cette raison qui se prémunissait depuis tant d'années contre tous les coups du sort. La cruauté de Néron était-elle donc ignorée de quelqu'un? et que restait-il à l'assassin de sa mère et de son frère, que d'être aussi le bourreau du maître qui éleva son enfance?»
[15,63]
(1) Après ces exhortations, qui s'adressaient à tous également, il embrasse sa femme, et, s'attendrissant un peu en ces tristes instants, il la prie, il la conjure «de modérer sa douleur; de ne pas nourrir des regrets éternels; de chercher plutôt, dans la contemplation d'une vie toute consacrée à la vertu, de nobles consolations à la perte d'un époux.» Pauline proteste qu'elle aussi est décidée à mourir; et elle appelle avec instance la main qui doit frapper. (2) Sénèque ne voulut pas s'opposer à sa gloire; son amour d'ailleurs craignait d'abandonner aux outrages une femme qu'il chérissait uniquement. «Je t'avais montré, lui dit-il, ce qui pouvait te gagner à la vie: tu préfères l’honneur de la mort; je ne t'envierai pas le mérite d'un tel exemple. Ce courageux trépas, nous le subirons l'un et l'autre d'une constance égale; mais plus d'admiration consacrera ta fin.» Ensuite le même fer leur ouvre les veines des bras. (3) Sénèque, dont le corps affaibli par les années et par l'abstinence laissait trop lentement échapper le sang, se fait aussi couper les veines des jambes et des jarrets. Bientôt, dompté par d'affreuses douleurs, il craignit que ses souffrances n'abattissent le courage de sa femme, et que lui-même, en voyant les tourments qu'elle endurait, ne se laissât aller à quelque faiblesse; il la pria de passer dans une chambre voisine. Puis, retrouvant jusqu'en ses derniers moments toute son éloquence, il appela des secrétaires et leur dicta un assez long discours. Comme on l'a publié tel qu'il sortit de sa bouche, je m'abstiendrai de le traduire en des termes différents.
[15,64]
(1) Néron, qui n'avait contre Pauline aucune haine personnelle, et qui craignait de soulever les esprits par sa cruauté, ordonna qu'on l'empêchât de mourir. Pressés par les soldats, ses esclaves et ses affranchis lui bandent les bras et arrêtent le sang. On ignore si ce fut à l'insu de Pauline; (2) car (telle est la malignité du vulgaire) il ne manqua pas de gens qui pensèrent que, tant qu'elle crut Néron inexorable, elle ambitionna le renom d'être morte avec son époux, mais qu'ensuite, flattée d'une plus douce espérance, elle se laissa vaincre aux charmes de la vie. Elle la conserva quelques années seulement, gardant une honorable fidélité à la mémoire de son mari, et montrant assez, par la pâleur de son visage et la blancheur de ses membres, à quel point la force vitale s'était épuisée en elle. (3) Quant à Sénèque, comme le sang coulait péniblement et que la mort était lente à venir, il pria Statius Annaeus, qu'il avait reconnu par une longue expérience pour un ami sûr et un habile médecin, de lui apporter le poison dont il s'était pourvu depuis longtemps, le même qu'on emploie dans Athènes contre ceux qu'un jugement public a condamnés à mourir. Sénèque prit en vain ce breuvage: ses membres déjà froids et ses vaisseaux rétrécis se refusaient à l'activité du poison. (4) Enfin il entra dans un bain chaud, et répandit de l'eau sur les esclaves qui l'entouraient, en disant: «J'offre cette libation à Jupiter Libérateur.» Il se fit ensuite porter dans une étuve, dont la vapeur le suffoqua. Son corps fut brûlé sans aucune pompe il l'avait ainsi ordonné par un codicille, lorsque, riche encore et très puissant, il s'occupait déjà de sa fin.
Tacite, Annales, Livre XV, 62-64
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