L'Encyclopédie sur la mort


Mon Pays Que Voici (2e partie)

Anthony Phelps

Mon pays que voici, long texte divisé en quatre parties, est une marche poétique à l'intérieur de l'histoire d'Haïti. C'est le poème-témoignage qui a résisté au temps et qui, curieusement, continue à dire avec force la réalité d'un pays aux prises avec l'exploitation et l'aliénation. Cet incontournable ouvrage est l'une des oeuvres les plus connues de la littérature haïtienne. Mon pays que voici rappelle l'utilité publique de la poésie. «Chant ample, puissant, fluide (…) cette poésie est de celles qui nous font aller très loin dans l'âme d'un peuple…», nous dit dans le journal Les Lettres Françaises du 19 février 1969 le critique René Lacôte. (Rodney Saint-Éloi, éditeur http://www.memoiredencrier.com). L'auteur «continue sa longue marche de Poète», «une lente marche dans les ténèbres», «sa lente marche à travers les forêts de la nuit». Le poète fait mémoire des «vaisseaux de la mort» qui mènent vers l'esclavage un peuple fait pour la liberté*. L'âme d'un peuple, faite pour la parole et la joie, est réduite au silence dans un pays qui éprouve une si triste saison.
Je continue ô mon pays ma lente marche de poète
un bruit de chaîne dans l'oreille
un bruit de houle et de ressac
et sur les lèvres un goût de sel et de soleil
Je continue ma lente marche dans les ténèbres
car c'est le règne des vaisseaux de mort
Ils sont venus à fond de cale
tes nouveaux fils à la peau noire
pour la relève de l'Indien au fond des mines

[...]

Et l'homme noir est arrivé
avec sa force et sa chanson
Il était prêt pour la relève
et prêt aussi pour le dépassement
Sa peau tannée défia la trique et le supplice
Son corps de bronze n'était pas fait pour l'esclavage
car s'il était couleur d'ébène
c'est qu'il avait connu
la grande plaine brûlée de liberté

[...]

Ô mon Pays je t'aime comme un être de chair
et je sais ta souffrance et je vois ta misère
et me demande la rage au coeur
quelle main a tracé sur le registre des nations
une petite étoile à côté de ton nom
Yankee de mon coeur
qui bois mon café
et mon cacao
qui pompes la sève
de ma canne à sucre
Yankee de mon coeur
qui entres chez moi
en pays conquis
imprimes ma gourde
et bats ma monnaie
Yankee de mon coeur
qui viens dans ma caille
parler en anglais
qui changes le nom
de mes vieilles rues
Yankee de mon coeur
j'attends dans ma nuit
que le vent change d'aire
Je continue ô mon Pays ma lente marche de Poète
à travers les forêts de ta nuit
et le reflet de la Polaire
parmi l'essence et la sève
dénombrant sous l'écorce les cercles de l'aubier
Entre la liane des racines
tout un peuple affligé de silence
se déplace dans l'argileux mutisme des abîmes
et s'inscrivant dans les rétines
le mouvement ouateux a remplacé le verbe
La vie partout est en veilleuse

[...]

Ô mon Pays si triste est la saison
qu'il est venu le temps de se parler par signes

Je continue ma lente marche de Poète
à travers les forêts de ta nuit
province d'ombre peuplée d'aphones
Qui ose rire dans le noir ?
Nous n'avons plus de bouche pour parler
Quel choeur obscène chante dans l'ombre
cette chanson dans mon sommeil
cette chanson des grands marrons
marquant le rythme au ras des lèvres
Qui ose rire dans le noir ?
Nous n'avons plus de bouche pour parler
Les mots usuels sont arrondis
collants du miel de la résignation
et la parole feutrée de peur
s'enroule dans nos cerveaux capitonnés
Qui ose rire dans le noir ?

Source: Anthony Phelps, Mon pays que voici, Montréal, Mémoire d'encrier, 2007.
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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