L'Encyclopédie sur la mort


Malpertuis

Jean Ray

«C'est un des plus importants novateurs de la littérature fantastique contemporaine», affirme d'emblée Jean-Baptiste Baronian dans le chapitre consacré à Jean Ray dans son Panorama de la littérature fantastique de langue française. Avec lui, c'est la peur qui naît, ses fantômes, ses monstres, la déraison et le surnaturel. Mais tout l'art de Jean Ray, qui en fait l'incontestable chef de file de cette école, est de suivre parfaitement la technique littéraire pour y injecter les poisons de l'irrationnel. De plus, c'est dans le quotidien - et comme il est bien décrit ! - que surgit l'autre dimension, celle que nous ne sommes pas capables de maîtriser.

Il semble acquis que son chef-d'œuvre absolu est Malpertuis, roman dédié à Jules Stéphane avec un «message» pour Stanislas-André Steeman et qu'il composa durant plus d'une dizaine d'années. Il le raconta à Jacques Van Herp : «Malpertuis est une vieille et sinistre maison de la paroisse Saint-Jacques à Gand. Les autres cadres se situent un peu partout. J'ai rassemblé tous les éléments épars dans l'espace et dans le temps et pour les faire revivre, j'ai fait appel au fantastique.» La maison va enfermer les personnages, les accabler d'une puissance obscure; personne ne peut s'en échapper ... (Jean Ray, Oeuvres choisies, Tournai (Belgique), La Renaissance du Livre, «Les Maîtres de l'Imaginaire», 2001, p.7)

- Père Euchère, dit-il, mon heure est venue. Je ne croîs pas vous avoir tout dit. Mes instants sont comptés, ne dites pas le contraire. Je le sens.
Qui est, qui fut Quentin Moretus Cassave? Je me pose la question à moi-même.
Incarna-t-il le démon? Je ne le crois pas, mais je pense que le Malin a compté avec lui en lui abandonnant, comme un fief, la maison maudite, Malpertuis, où il allait se livrer à l'épouvantable expérience.
Quels furent ses desseins en y enfermant après sa mort, les créatures que vous connaissez?
Je ne le sais, mais j'ose formuler une hasardeuse conjecture: il confia la fin de l'expérience à la destinée elle-même.
Il m'apparaît maintenant que, tout au long de leur séjour à Malpertuis, les habitants y étaient soumis à d'imprévisibles alternances de déité et d'humanité. Laquelle prima? Peut-on le dire? Enfermés dans de grotesques dépouilles, ils en supportèrent le poids. Ont-ils passé par des épisodes de connaissance? Cela, j'ose l'affirmer, mais il me semble que, même en ces heures de réveil, ils savaient mal se servir de leur puissance divine. Ils restaient malgré tout à jamais de pauvres créatures. Et quand venaient les longues périodes d'oubli, ils ne se souvenaient même plus qu'ils étaient des dieux. Ils vivaient dans un étrange état humain et végétatif avec, par moments, une sorte d'anxiété, une conscience confuse de leur essence véritable...
Ici se place une nouvelle interruption de ma part:
- Vous avez parlé d'autres divinités sans citer leurs noms. Doucedame semblait avoir prévu ma question, il s'apprêtait à y répondre quand une nouvelle syncope le priva de ses moyens. Pourtant il revint à lui et reprit la parole:
- Le magasin de couleurs ... ç'est un symbole ... la lumière Lampernisse ... oh oui! Rappelez-vous le dernier cri de sa vie!
- Je m'en souviens: Promettez !
- Et il ajoute: Ce n'est pas cela! ... Aha! je le vois, Lampernisse, qui sanglote parce qu'on lui ravit la lumière des lampes, l'aigle qui le déchire, les chaînes qui le clouent au sol noirci de son sang: Prométhée!
Je poussai un cri d'horreur.
- Ils ont trouvé Prométhée dans son agonie éternelle et l'ont ramené pour en faire Lampernisse! murmura l'abbé. Ô dérision! Cassave avait doté Prométhée d'un magasin de couleurs et d'huiles lampantes! ... Prométhée qui jouit à Malpertuis d'un statut particulier, dû peut-être au fait que le Destin lui-même lui avait dévolu une éternelle agonie, .. Lampernisse qui fut peut-être le seul, parmi les dieux captifs du satanique Cassave, à conserver toujours au moins une demi-conscience de son essence divine ... Lui, n'oubliait jamais tout à fait ! ... Tous les autres avaient de longs moments de torpeur et d'oubli... L'aigle de Prométhée, l'aigle du châtiment, lui-même, dut oublier longtemps. C'est ce qui permit au lamentable Lampemisse de mener contre lui, à coups de couleurs et de lumière, pendant de longs mois, un dérisoire combat dont la tragique issue était cependant écrite sur la roue inexorable du Destin ...
L'abbé se tut un moment.
- L'aigle ... reprit-il, j'ai cru parfois qu'il s'attachait aux pas d'Euryale, la servait en quelque sorte. Qui sait? Ah ! j'ai cru à tant de choses. Je n'ai pas toujours compris, hélas ! .. Mais qui pourrait m'en vouloir? Au fond, qu'importe de comprendre? J'avais une double mission à accomplir, celle de protéger Jean-Jacques et Nancy, et celle, bien plus terrible, de racheter l'immense faute d'un homme de mon sang.
Tout à coup un violent frisson agita l'abbé Doucedame, ses yeux s'ouvrirent tout grands.
- Les petits génies du grenier ... rappelez-vous les minuscules dieux pénates, si nombreux, parfois bons, parfois méchants ... , la nef du capitaine Anselme n'a ramené que ce qu'elle a trouvé.
Eisengott ... les dames Cormélon ... Aha ! Ceux-là, vous avez certainement deviné qui ils étaient ... Quant à moi, j'ai cherché plus loin, toujours plus loin ... Tellement loin que j'ai fini par inquiéter les valets de Cassave, Philarète et Sambucque, ceux auxquels il avait légué quelques miettes dc sa science gigantesque et ténébreuse ... Je me suis glissé dans Malpertuis à l'insu de tous et même du pauvre Jean-Jacques Grandsire ... Philarète et Sambucque tremblaient d'anxiété rien qu'à l'odeur de mon tabac ... Ils étaient épouvantés à l'idée que je finisse par découvrir le Grand Secret, ce qui m'aurait armé pour sauver Jean-Jacques et leur faire connaître le châtiment. .. Le châtiment? ... Une autre puissance s'en est chargée... Je
ne suis pas arrivé au bout de ma tâche ... Dieu, dans son infinie sagesse, a voulu que les Destins s'accomplissent, son Saint Nom soit loué! ... Mais des parcelles de vérité sont venues jusqu'à mon faible entendement. .. Griboin, crachant le feu, c'était Vulcain à n'en pas douter; mais qui était sa femme? Peut-on croire à une telle déchéance qui aurait fait, de la fille de la mer, la vieille Griboin? .. Tchiek, n'était-ce pas la grotesque survivance du Titan échappé au châtiment jovien et que rapporta Anselme Grandsire? ... Rappelez-vous ce que disait Lampernisse à son sujet. .. Qui fut Mathias Krook? Je vous l'ai dit, Cassave lui-même ne le sut jamais et hésita à l'identifier avec Apollon ... La mère Groulle? Pourquoi ne serait-ce pas, à l'extrême limite de sa déchéance, Junon elle-même? Dideloo ! Sa femme! Philarète! Sambucque ! Je vous en ai parlé, c'étaient des êtres humains, tout simplement, des valets de Cassave, ses exécuteurs testamentaires en quelque sorte... Et Élodie? ... Qui définira jamais le rôle de cette humble femme, pieuse et dévote, au sein de cette tourmente de puissances infernales? ... Et puis il reste ... Elle...
L'abbé Doucedame se dressa sur son séant, d'un geste violent il écarta ses bras mutilés.
- Il l'a ramenée dans toute sa force, dans toute son épouvantable beauté! Seigneur, protégez vos enfants contre elle!
Je le forçai doucement à se recoucher.
= C'est d'Euryale que vous parlez? demandai-je en tremblant. Mais le pauvre abbé Doucedame n'aurait pu me répondre, la
lumière s'éteignit dans son regard.
_ Cela suffit! m'écriai-je. Que m'importent ces mystères et même la lumière que vous vouliez y apporter? Songez à votre âme!
Je lui administrai les Saintes Huiles et prononçai les grandes paroles qui absolvent, qui ouvrent le ciel à ceux qui vont vers Lui, confiants dans sa justice et dans sa bonté.
Quand après les ultimes prières je me relevai, l'abbé Doucedame n'était plus de ce monde.

(extrait de Malpertuis, op. cit., p. 151-153)
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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