L'Encyclopédie sur la mort


Madame Bovary (extraits)

Gustave Flaubert

Une chasse-croisée de contrastes démontre les contradictions qui sont les tourments de l'âme humaine. Le jeu des contraires se révèle dans le personnage d'Emma, face à son amant Rodolphe, par ce mélange de déception amoureuse, de ruse et de séduction, de larmes et de besoin urgent d'argent. Rodolphe est un échantillon de lâcheté masculine devant la quête amoureuse d'une femme et de fermeté face à la requête financière de la même personne. Charles, est catastrophé de la saisie à laquelle sa fortune est soumise, mais il est davantage affecté de sa propre impuissance, en tant que mari et médecin, devant l'état d'Emma dont il ne peut ni comprendre ni guérir le mal. La générosité naïve de Charles contraste avec l'égoïsme calculateur de Rodolphe. Emma n'accuse personne, elle se plaide coupable de trahison, alors que son mari lui demande : «est-ce de ma faute?», inconscient du drame vécu par sa femme: l'ennui et solitude, besoin impératif de mouvement et de distraction, de passion et d'aventure. Dans l'écriture même de Flaubert, le lecteur sent l'envoûtement de l'auteur pour ses personnages. «Quand j'écrivais l'empoisonnement d'Emma Bovary, j'avais le goût d'arsenic dans la bouche», dira Flaubert à Taine. (R. Dumesnil, «Introduction», op. cit., p. 278)
«O Rodolphe! si tu savais!... je t'ai bien aimé!»

C'est alors qu'elle prit sa main, et ils restèrent quelque temps les doigts entrelacés, - comme le premier jour, aux Comices! Par un geste d'orgueil, il se débattait sous l'attendrissement. Mais, s'affaissant contre sa poitrine, elle lui dit:
«Comment voulais-tu que je vécusse sans toi? On ne peut pas se déshabituer du bonheur! J'étais désespérée! J'ai cru mourir! Je te raconterai tout cela, tu verras. Et toi, tu m'as fuie!,,,»
Car depuis trois ans, il l'avait soigneusement évitée par suite de lâcheté naturelle qui caractérise le sexe fort; et Emma continuait avec des gestes mignons de tête, plus câline qu'une chatte amoureuse:
«Tu en aimes d'autres, avoue-le. Oh! je les comprends, va! je les excuse; tu les auras séduites, comme tu m'avais séduite. Tu es un homme, toi, tu as tout ce qu'il faut pour te faire chérir. Mais nous recommencerons, n'est-ce pas? Nous nous aimerons! Tiens, je ris, je suis heureuse!...parle donc!»
Et elle était ravissante à voir, avec son regard où tremblait une larme, comme l'eau d'un orage dans un calice bleu.

[...]

«Mais tu as pleuré! dit-il. Pourquoi?»
Elle éclata en sanglots. Rodolphe crut que c'était l'explosion de son amour; comme elle se taisait, il prit ce silence pour une dernière pudeur, et alors, il s'écria:
«Ah! pardonne-moi! tu es la seule qui me plaise. J'ai été imbécile et méchant! Je t'aime, je t'aimerai toujours! Qu'as-tu? dis-le donc!»
Il s'agenouillait.
- Eh bien!...je suis ruinée, Rodolphe! Tu vas me prêter trois mille francs!
- Mais...mais..., dit-il en se relevant peu à peu, tandis que sa physionomie prenait une expression grave.
- Tu sais, continuait-elle vite, que mon mari avait placé tout sa fortune chez un notaire; il s'est enfui. Nous avons emprunté; les clients ne payaient pas. [...] Mais aujourd'hui, faute de trois mille francs, on va nous saisir [...]
- Ah! pensa Rodolphe, qui devint très pâle tout à coup, c'est pour cela qu'elle est venue!»
Enfin, il dit d'un air très calme: «Je ne les ai pas, chère madame.»

[...]

«Tu ne les as pas!»
Elle répétait plusieurs fois:
«Tu ne les as pas!... J'aurais dû m'épargner cette dernière honte. Tu ne m'as jamais aimée! tu ne vaux pas mieux que les autres!»

[...]

- Je ne les ai pas!, répondit Rodolphe avec ce calme parfait dont se recouvrent, comme d'un bouclier, les colères résignées.
Elle sortit. Les murs tremblaient, le plafond l'écrasait; et elle repassa par la longue allée, en trébuchant contre les tas de feuilles mortes que le vent dispersait. Enfin elle arriva au saut-de-loup devant la grille; elle se cassa les ongles contre la serrure, tant elle se dépêchait pour l'ouvrir. Puis, cent pas plus loin, essoufflée, près de tomber, elle s'arrêta. Et alors, se détournant, elle aperçut encore une fois l'impassible château, avec le parc, les jardins, les trois cours, et toutes les fenêtres de la façade.

[...]

Quand Charles, bouleversée par la nouvelle de la saisie, était rentré à la maison, Emma venait d'en sortir. Il cria, il pleura, s'évanouit, mais elle ne revint pas. Où pouvait-elle être? Il envoya Félicité chez Homais, chez Tuvache, chez Lheureux, au Lion d'or, partout; et, dans les intermittences de son angoisse, il voyait sa considération anéantie, leur fortune perdue, l'avenir de Berthe brisé! Par quelle cause!... Pas un mot! Il attendit jusqu'à six heures du soir. Enfin, n'y pouvant plus tenir, et imaginant qu'elle était partie pour Rouen, il alla sur la grande route, fit une demi-lieue, ne rencontra personne, attendit encore et s'en revint.

Elle était rentrée.
«Qu'y avait-il?... Pourquoi?...Explique moi?...»
Elle s'assit à son secrétaire et écrivit une lettre qu'elle cacheta lentement, ajoutant la date du jour et de l'heure. Puis elle dit d'un ton solennel:
«Tu la liras demain; d'ici là, je t'en prie ne m'adresse pas une seule question!...Non, pas une!
- Mais...
- Oh! laisse-moi!»
Et elle se coucha tout du long sur son lit.

Une saveur âcre qu'elle sentait dans sa bouche la réveilla. Elle entrevit Charles et referma les yeux.
Elle s'épiait curieusement pour discerner si elle ne souffrait pas. Mais non! rien encore. Elle entendait le battement de la pendule, le bruit du feu, et Charles, debout près de sa couche, qui respirait.
«Ah! c'est bien peu de chose, la mort! pensait-elle: je vais dormir et tout sera fini!»
Elle but une gorgée d'eau et se tourna vers la muraille. Cet affreux goût d'encre continuait.
«J'ai soif!...oh! J'ai bien soif! soupira-t-elle.
- Qu'as-tu donc? dit Charles, qui lui tendait un verre,
- Ce n'est rien!... Ouvre la fenêtre...j'étouffe!»
Et elle fut prise d'une nausée si soudaine, qu'elle eut à peine le temps de saisir son mouchoir sous l'oreiller.
«Enlève-le! dit-elle vivement; jette-le!»

[...]

Charles observa qu'il y avait au fond de la cuvette une orte de gravier blanc, attaché aux parois de la porcelaine.
«C'est extraordinaire! c'est singulier!» se répéta-t-il.
Mais elle dit d'une voix forte:
«Non, tu te trompes!»
Alors, délicatement et presque en la caressant, il lui passa la main sur l'estomac. Elle jeta un cri aigu. Il se recula tout effrayé.

[...]

Il se jeta à genoux contre son lit.
-«Parle! qu'as-tu mangé? Réponds, au nom du ciel!»
Et il la regardait avec des yeux d'une tendresse comme elle n'en avait jamais vu.
«Ah bien, là...là!», dit-elle d'une voix défaillante.
Il bondit au secrétaire, brisa le cachet et lut tout haut: Qu'on n'accuse personne... Il s'arrêta, se passa la main sur les yeux, et relut encore.
«Comment! Au secours! À moi!»
Et il ne pouvait que répéter ce mot: «Empoisonnée! empoisonnée!»

[...]

Puis, revenu auprès d'elle, il s'affaissa par terre sur le tapis, et il restait la tête appuyée contre le bord de sa couche à sangloter.
«Ne pleure pas! lui dit-elle. Bientôt je ne te tourmenterais plus!
- Pourquoi? Qui t'a forcée?»
Elle répliqua:
«Il le fallait, mon ami.
- N'étais-tu pas heureuse? Est-ce ma faute? J'ai fait tout ce que j'ai pu, pourtant!
- Oui..., c'est vrai... tu es bon, toi!»

Et elle lui passait la main dans les cheveux, lentement. La douceur de cette sensation surchargeait la tristesse; il sentait tout son être s'écrouler de désespoir à l'idée qu'il fallait la perdre, quand, au contraire, elle avouait pour lui plus d'amour que jamais; et il ne trouvait rien; il ne savait pas, il n'osait, l'urgence d'une résolution immédiate achevant de le bouleverser.

Elle en avait fini, songeait-elle, avec toutes les trahisons, les bassesses et les innombrables convoitises qui la torturaient. Elle ne haïssait personne, maintenant; une confusion de crépuscule s'abattait en sa pensée, et de tous les bruits de la terre Emma n'entendait plus que l'intermittente lamentation de ce pauvre coeur, douce et indistincte, comme le dernier éclat d'une symphonie qui s'éloigne.

«Amenez-moi la petite, dit-elle en se soulevant du coude.»
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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