L'Encyclopédie sur la mort


L'Île

Giani Stuparich

Entre ciel et mer, un père malade et son fils ont abordé à Lussimpiccolo, îl de l'Adriatique, au large de l’Istrie, «l’île des origines» et s’interrogent sur la vie et la mort à mots couverts dans un récit linéaire d’une émouvante vérité existentielle. Un retour aux sources pour un père qui se sait atteint d'un mal incurable et qui, accompagné de son fils, goûte une dernière fois à la tranquillité des vagues et des rivages de sa jeunesse.
COMMENTAIRES

Entre mer et terre, deux êtres liés par le sang s’interrogent sur la naissance, la mort et la persistance de la mémoire. À l’appel du père, le fils a quitté ses chères montagnes pour s’embarquer sous « un grand ciel pâle à l’intense lumière ». Sur le pont du bateau, des gens respirent et circulent tranquillement, comme autant d’acteurs imprudents qui joueraient leur rôle sur l’avant-scène sans avoir assuré leurs arrières. Car, commente le fils, à la fois débordant de tendresse et inconsolable d’avoir à assister au dernier baisser de rideau, « n’y avait-il pas, embarqué sur ce même paquebot, un voyageur qui portait en lui la mort ? La mort, nichée dans son œsophage, à la hauteur de la troisième côte ».

Aux yeux du fils, le père est toujours apparu comme « un dieu, puissant, le visage lumineux, la voix retentissante, avec des manières de conquérant : droit, simple, gai ». Au-delà de l’inévitable nostalgie des choses passées et perdues, ce corps aujourd’hui fatigué, jadis solide tel un navire bien construit, sécrète un bien-être incommunicable, sorte d’« angoisse voluptueuse qui fait qu’on préfère rester seul, sans parler, à l’écoute de ce qui fermente en soi ».

En remontant le long de la côte, d’un écueil à l’autre, le fils se dit que la paix du port n’est qu’illusion, quand la réalité est là au large, dans la lutte ouverte et sans trêve. Le caractère du père, solitaire mais solaire, ne fait que reproduire à échelle humaine la dose de courage et de ténacité dont est formée la substance même de l’île, « cette poignée de terre, au milieu des fureurs et des caprices d’un élément indomptable, continuellement menacée de désagrégation, arrachée à son sous-sol et entraînée au large allègrement comme une carcasse poreuse ».

Une ouverture-fermeture qui permettra au narrateur du récit de Stuparich d’accoster après avoir traversé cinquante fois l’Atlantique et de conclure avec un sourire d’infinie tristesse : « L’homme né sur l’île était fait pour courir le monde et ne revenir qu’à la dernière extrémité» (Corina Ciocârlie-Mersch, «Un dernier bateau pour l’Istrie»,Tageblatt, jeudi 27 juillet 2006).

À l’instar de Svevo, ou du grand poète Saba, Giani Stuparich appartient à la grande famille des écrivains triestins. Le nom même de cet écrivain, né à Trieste en 1891, mort à Rome sept décennies plus tard, en dit beaucoup sur la singularité de ce lieu, cette ville sise sur la frontière entre Mitteleuropa et Europe latine, et où se mêlent cultures germanique et slave, tradition italienne… Si Trieste dans mon souvenir (traduit chez Christian Bourgois) est sans doute l’ouvrage le plus connu de Stuparich, L’île que rééditent aujourd’hui les éditions Verdier dans leur toute nouvelle collection de livres au format de poche, est assurément son chef-d’œuvre. D’inspiration autobiographique, cette longue nouvelle met en scène un père, un fils, réunis pour un bref séjour sur une île d’Istrie, berceau de la famille. Le père va mourir, et le fils l’accompagne comme pour un rendez-vous. En quelques pages, admirables de simplicité, voici sondée l’énigme des liens familiaux, de la succession des générations, du deuil. Chef-d’œuvre, écrivions-nous – c’est qu’il n’y a pas d’autre mot (Nathalie Crom, «L’Île», La Croix, jeudi 20 juillet 2006).

Déjà sur le bateau, il se rend compte que « cette mer était la sienne : le royaume illimité de ses années adolescentes, son refuge, l’amie de sa jeunesse », mais que « l’homme né sur l’île était fait pour courir le monde et ne revenir qu’à la dernière extrémité ». Et si l’île lui apparaît abandonnée au milieu de l’immensité infranchissable de la mort, elle est aussi le lieu de tout commencement, comme le rappelle le père évoquant « l’îlot de l’amour, où l’on s’échangeait les baisers sous les basses tonnelles, avec les grappes qui se balançaient entre les lèvres des amants ».

Se rapprocher du père, le but du voyage, s’avère bientôt douloureusement impossible, et un sentiment de solitude s’empare de l’auteur. Il faut partir : « Le fils vit l’île diminuer, s’évanouir à l’horizon, dans la lumière immense de la mer. Ce fut alors que, pour la première fois, il eut précisément et clairement conscience de ce qu’il perdait en perdant son père. » Ainsi est Giani Stuparich, tenté d’explorer, quand le monde une fois encore est délabré par la barbarie de la guerre, une totalité originelle, non historique, et dont l’île est le symbole. Mais si on ne peut pas arrêter la mort, on ne peut non plus revenir en arrière. (Jean-Baptiste Marongiu, «Stuparich, de guerre lasse», Libération, 6 avril 1989)

EXTRAITS

«La vie recommençait à se fissurer : une froide pâleur de mort voilait la transparence d’un sang chaud et exultant ; dans le cours d’une journée pleine de soleil, vécue dans la liberté de la lumière et du vent, survenait un marasme, un confinement étouffant, où le cerveau se dissolvait et où l’âme couvait ses peurs. Tout était envahi par un sentiment d’incertitude et de misérable compromis avec la fatalité.

Pourquoi, alors que régnaient harmonie et légèreté, quand son père et lui s’étaient trouvés sur le rocher, une vague déferlante ne les avait-elle pas arrachés de là et engloutis ? La fin serait arrivée comme une grâce violente, leur épargnant de sombrer interminablement, ballottés entre des regains illusoires et d’humiliants abandons.»

« Ses yeux mélancoliques suivaient le profil lointain de la côte, adoucie par les lumières bleues et rosées, avec de petites maisons disposées çà et là par amoncellements, comme des troupeaux, autour de leur clocher ; sur le miroir des criques. Ce n’était plus qu’un homme fatigué, le visage profondément ridé, la bouche amère et entrouverte, comme s’il peinait pour respirer. »

Image: L'île (Het eiland) www.antiqbook.nl
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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