Ligeia est le conte favori de Poe: «Le genre le plus élevé est celui de l'imagination la plus haute - et pour cette raison Ligeia peut être appelé mon meilleur conte» (Lettre à Philip P. Cooke, 8 août 1845). «Je pense, écrit James Gargano, que Ligeia ne peut se mieux comprendre que comme l'histoire d'un homme (le narrateur et non Poe) qui, ayant vécu une fois dans le royaume de l'idéal, cherche à recréer son extase perdue, au prix même de la folie.» (cité par Claude Richard dans Edgar Allan Poe, Contes - Essais - Poèmes, Paris, Robert Lafond, «Bouquins», 1989, p. 1337, note de p. 362). Dans ce conte, Poe semble porter jusqu'au paroxysme l'appel ésotérique du philosophe anglais Joseph Glanvill (1630-1680), proche des platoniciens de Cambridge: le vouloir vivre à jamais, sans connaître l'épreuve de la mort. Cette volonté d'immortalité ou de prolongation de la est le refus de la mort et du deuil*.
Et il y a là-dedans la volonté, qui ne meurt pas. Qui donc connaît les mystères de la volonté, ainsi que sa vigueur ? Car Dieu n’est qu’une grande volonté pénétrant toutes choses par l’intensité qui lui est propre. L’homme ne cède aux anges et ne se rend entièrement à la mort que par l’infirmité de sa pauvre volonté. (Joseph Glanvill)
Je ne puis pas me rappeler, sur mon âme, comment, quand, ni même où je fis pour la première fois connaissance avec Lady Ligeia. De longues années se sont écoulées depuis lors, et une grande souffrance a affaibli ma mémoire. Ou, peut-être, ne puis-je plus maintenant me rappeler ces points, parce qu’en vérité le caractère de ma bien-aimée, sa rare instruction, son genre de beauté, si singulier et si placide, et la pénétrante et subjuguante éloquence de sa profonde parole musicale, ont fait leur chemin dans mon coeur d’une manière si patiente, si constante, si furtive, que je n’y ai pas pris garde et n’en ai pas eu conscience.
Cependant je crois que je la rencontrai pour la première fois, et plusieurs fois depuis lors, dans une vaste et antique ville délabrée sur les bords du Rhin. Quant à sa famille, --- très certainement elle m’en a parlé. Qu’elle fût d’une date excessivement ancienne, je n’en fais aucun doute. --- Ligeia ! Ligeia ! --- Plongé dans des études qui par leur nature sont plus propres que toute autre à amortir les impressions du monde extérieur, --- il me suffit de ce mot si doux, --- Ligeia ! --- pour ramener devant les yeux de ma pensée l’image de celle qui n’est plus. Et maintenant, pendant que j’écris, il me revient, comme une lueur, que je n’ai jamais su le nom de famille de celle qui fut mon amie et ma fiancée, qui devint mon compagnon d’études, et enfin l’épouse de mon coeur. Etait-ce par suite de quelque injonction folâtre de ma Ligeia, --- était-ce une preuve de la force de mon affection, que je ne pris aucun renseignement sur ce point ? Ou plutôt était-ce un caprice à moi, --- une offrande bizarre et romantique sur l’autel du culte le plus passionné ? Je ne me rappelle le fait que confusément ; --- Faut-il donc s’étonner si j’ai entièrement oublié les circonstances qui lui donnèrent naissance ou qui l’accompagnèrent ? [...]
L’expression des yeux de Ligeia ! Combien de longues heures ai-je médité dessus ! Combien de fois, durant toute une nuit d’été, me suis-je efforcé de les sonder ! Qu’était donc ce je ne sais quoi, --- Ce quelque chose plus profond que le puits de Démocrite, --- Qui gisait au fond des pupilles de ma bien-aimée ? Qu’était cela ? J’étais possédé de la passion de le découvrir. Ces yeux ! ces larges, ces brillantes, ces divines prunelles ! elles étaient devenues pour moi les étoiles jumelles de Léda, et moi j’étais pour elles le plus fervent des astrologues.
[...]
De toutes les femmes que j'ai connues, elle, la toujours placide Ligeia, à l'extérieur si calme, était la proie la plus déchirée par les tumultueux vautours de la cruelle passion. Et je ne pouvais pas évaluer cette passion que par la miraculeuse expansion de ces yeux qui me ravissaient et m'effrayaient en même temps, par la mélodie presque magique, la modulation, la netteté et la placidité de sa voix profonde, --- et par la sauvage énergie des étranges paroles qu'elle prononçait habituellement, et dont l'effet était doublé par le contraste de son débit.
[...]
Je ne vis pas alors ce que maintenant je perçois clairement, que les connaissances de Ligeia étaient gigantesques, étourdissantes ; cependant j'avais une conscience suffisante de son infinie supériorité pour me résigner, avec la confiance d'un écolier, à me laisser guider par elle à travers le monde chaotique des investigations métaphysiques dont je m'occupais avec ardeur dans les premières années de notre mariage. Avec quel vaste triomphe, --- avec quelles vives délices, --- avec quelle espérance éthéréenne sentais-je, --- ma Ligiea penchée sur moi au milieu d'études si peu frayées, si peu connues, --- s'élargir par degrés cette admirable perspective, cette longue avenue, splendide et vierge, par laquelle je devais enfin arriver au terme d'une sagesse trop précieuse et trop divine pour n'être pas interdite !
[...]
Et les efforts de cette femme passionnée furent à mon grand étonnement, encore plus énergiques que les miens. Il y avait certes dans sa sérieuse nature de quoi me faire croire que pour elle la mort viendrait sans son monde de terreurs ; mais il n'en fut pas ainsi. Les mots sont impuissants pour donner une idée de la férocité de résistance qu'elle déploya dans sa lutte avec l'Ombre. Je gémissais d'angoisse à ce lamentable spectacle. J'aurais voulu la calmer, j'aurais voulu la raisonner ; mais dans l'intensité de son sauvage désir de vivre, --- de vivre, --- de rien que vivre, --- toute consolation et toutes raisons eussent été le comble de la folie. Cependant, jusqu'au dernier moment, au milieu des tortures et des convulsions de son sauvage esprit, l'apparente placidité de sa conduite ne se démentit pas. Sa voix devenait plus douce, --- devenait plus profonde, --- mais je ne voulais pas m'appesantir sur le sens bizarre de ces mots prononcés avec tant de calme. Ma cervelle tournait, quand je prêtais l'oreille en extase à cette mélodie surhumaine, --- à ces ambitions et à ces aspirations que l'humanité n'avait jamais connues jusqu'alors.
Qu'elle m'aimât, je n'en pouvais douter, et il m'était aisé de deviner que, dans une poitrine telle que la sienne, l'amour ne devait pas régner comme une passion ordinaire. Mais, dans la mort seulement, je compris toute la force et toute l'étendue de son affection. Pendant de longues heures, ma main dans la sienne, elle épanchait devant moi le trop-plein d'un coeur dont le dévouement plus que passionné montait jusqu'à l'idolâtrie. Comment avais-je mérité la béatitude d'entendre de pareils aveux ? Comment avais-je mérité d'être damné à ce point que ma bien-aimée me fût enlevée à l'heure où elle m'en octroyait la jouissance ? Mais il ne m'est pas permis de m'étendre sur ce sujet. Je dirai seulement que dans l'abandonnement plus que féminin de Ligeia à un amour, hélas ! non mérité, accordé tout à fait gratuitement, je reconnus enfin le principe de son ardent, de son sauvage regret de cette vie qui fuyait maintenant si rapidement. C'est cette ardeur désordonnée, --- cette véhémence dans son désir de vie, --- et de rien que la vie, --- que je n'ai pas la puissance de décrire ; les mots me manqueraient pour l'exprimer.
Juste au milieu de la nuit pendant laquelle elle mourut, elle m'appela avec autorité auprès d'elle, et me fit répéter certains vers composés par elle peu de jours auparavant. Je lui obéis.
[...]
--- O Dieu ! --- cria presque Ligeia, se dressant sur ses pieds et étendant ses bras vers le ciel dans un mouvement spasmodique, comme je finissais de réciter ces vers, --- ô Dieu ! ô Père céleste ! --- ces choses s'accompliront-elles irrémissiblement ? --- Ce conquérant ne sera-t-il jamais vaincu ? --- Ne sommes-nous pas une partie et une parcelle de Toi ! Qui donc connaît les mystères de la volonté ainsi que sa vigueur ? L'homme ne cède aux anges et ne se rend entièrement à la mort que par l'infirmité de sa pauvre volonté.
[...]
Elle mourut; et moi, anéanti, pulvérisé par la douleur, je ne pus pas supporter plus longtemps l'affreuse désolation de ma demeure dans cette sombre cité délabrée aux bords du Rhin. [...] Aussi, après quelques mois perdus dans un vagabondage fastidieux et sans but, je me jetai dans une espèce de retraite dont je fis l'acquisition, une abbaye dont je ne veux pas dire le nom, dans une des parties les plus incultes et les moins fréquentées de la belle Angleterre. [...] J'étais devenu un esclave de l'opium, il me tenait dans ses liens, et tous mes travaux et mes plans avaient pris la couleur de mes rêves. Je parlerai seulement de cette chambre maudite à jamais, où dans un moment d'aliénation mentale je conduis à l'autel et pris pour épouse, après l'inoubliable Ligeia! lady Rowena Trevanion de Tremaine, à la blonde chevelure et aux yeux bleus.
[...]
... un rapide changement en mal s'opéra dans la maladie de ma femme; si bien que, la troisème nuit, les mains de ses serviteurs la préparait pour la tombe, et que j'étais assis seul . son corps enveloppé dans le suaire, dans cette chambre fantastique qui avait reçu la jeune épouse. D'autres visions, engendrées par l'opium, voltigeait autour de moi comme des ombres. [...]
Je retombai en frissonnant sur le lit de repos d’où j’avais été arraché si soudainement, et je m’abandonnai de nouveau à mes rêves, à mes contemplations passionnées de Ligeia.
Une heure s’écoula ainsi quand — était-ce, grand Dieu ! possible ? — j’eus de nouveau la perception d’un bruit vague qui partait de la région du lit. J’écoutai, au comble de l’horreur. Le son se fit entendre de nouveau, c’était un soupir. Je me précipitai vers le corps, je vis, — je vis distinctement un tremblement sur les lèvres. Une minute après, elles se relâchaient, découvrant une ligne brillante de dents de nacre. La stupéfaction lutta alors dans mon esprit avec la profonde terreur qui jusque-là l’avait dominé. Je sentis que ma vue s’obscurcissait, que ma raison s’enfuyait ; et ce ne fut que par un violent effort que je trouvai à la longue le courage de me roidir à la tâche que le devoir m’imposait de nouveau. Il y avait maintenant une carnation imparfaite sur le front, la joue et la gorge : une chaleur sensible pénétrait tout le corps ; et même une légère pulsation remuait imperceptiblement la région du cœur.
Ma femme vivait ; et avec un redoublement d’ardeur, je me mis en devoir de la ressusciter. Je frictionnai et je bassinai les tempes et les mains, et j’usai de tous les procédés que l’expérience et de nombreuses lectures médicales pouvaient me suggérer. Mais ce fut en vain. Soudainement, la couleur disparut, la pulsation cessa, l’expression de mort revint aux lèvres et, un instant après, tout le corps reprenait sa froideur de glace, son ton livide, sa rigidité complète, son contour amorti, et toute la hideuse caractéristique de ce qui a habité la tombe pendant plusieurs jours.
Et puis je retombai dans mes rêves de Ligeia, — et de nouveau — s’étonnera-t-on que je frissonne en écrivant ces lignes ? — de nouveau un sanglot étouffé vint à mon oreille de la région du lit d’ébène. Mais à quoi bon détailler minutieusement les ineffables horreurs de cette nuit ? Raconterai-je combien de fois, coup sur coup, presque jusqu’au petit jour, se répéta ce hideux drame de ressuscitation : que chaque effrayante rechute se changeait en une mort plus rigide et plus irrémédiable, que chaque nouvelle agonie ressemblait à une lutte contre quelque invisible adversaire, et que chaque lutte était suivie de je ne sais quelle étrange altération dans la physionomie du corps ? Je me hâte d’en finir.
La plus grande partie de la terrible nuit était passée, et celle qui était morte remua de nouveau, — et cette fois-ci, plus énergiquement que jamais, quoique se réveillant d’une mort plus effrayante et plus irréparable. J’avais depuis longtemps cessé tout effort et tout mouvement, et je restais cloué sur l’ottomane, désespérément englouti dans un tourbillon d’émotions violentes, dont la moins terrible peut-être, la moins dévorante, était un suprême effroi. Le corps, je le répète, remuait, et maintenant plus activement qu’il n’avait fait jusque-là. Les couleurs de la vie montaient à la face avec une énergie singulière, — les membres se relâchaient, — et, sauf que les paupières restaient toujours lourdement fermées, et que les bandeaux et les draperies funèbres communiquaient encore à la figure leur caractère sépulcral, j’aurais rêvé que Rowena avait entièrement secoué les chaînes de la Mort. Mais si, dès lors, je n’acceptai pas entièrement cette idée, je ne pus pas douter plus longtemps, quand, se levant du lit, — et vacillant, — d’un pas faible, — les yeux fermés, — à la manière d’une personne égarée dans un rêve, — l’être qui était enveloppé du suaire s’avança audacieusement et palpablement dans le milieu de la chambre.
Je ne tremblai pas, — je ne bougeai pas, — car une foule de pensées inexprimables, causées par l’air, la stature, l’allure du fantôme, se ruèrent à l’improviste dans mon cerveau, et me paralysèrent — me pétrifièrent. Je ne bougeais pas, je contemplais l’apparition. C’était dans mes pensées un désordre fou, un tumulte inapaisable. Était-ce bien la vivante Rowena que j’avais en face de moi ? cela pouvait-il être vraiment Rowena — lady Rowena Trevanion de Tremaine, à la chevelure blonde, aux yeux bleus ? Pourquoi, oui, pourquoi en doutais-je ? — Le lourd bandeau oppressait la bouche ; — pourquoi donc cela n’eût-il pas été la bouche respirante de la dame de Tremaine ? — Et les joues ? — oui, c’étaient bien là les roses du midi de sa vie ; — oui, ce pouvaient être les belles joues de la vivante lady de Tremaine. — Et le menton, avec les fossettes de la santé, ne pouvait-il pas être le sien ? Mais avait-elle donc grandi depuis sa maladie ? Quel inexprimable délire s’empara de moi à cette idée ! D’un bond j’étais à ses pieds ! Elle se retira à mon contact, et elle dégagea sa tête de l’horrible suaire qui l’enveloppait ; et alors déborda dans l’atmosphère fouettée de la chambre une masse énorme de longs cheveux désordonnés ; ils étaient plus noirs que les ailes de minuit, l’heure au plumage de corbeau ! Et alors je vis la figure qui se tenait devant moi ouvrir lentement, lentement les yeux.
— Enfin, les voilà donc ! criai-je d’une voix retentissante ; pourrais-je jamais m’y tromper ? — Voilà bien les yeux adorablement fendus, les yeux noirs, les yeux étranges de mon amour perdu, — de Lady, de Lady Ligeia.
Source : Poe (Edgar Allan), Histoires extraordinaires, trad. par Charles Baudelaire, Paris, Livre de Poche, 1972.
Je ne puis pas me rappeler, sur mon âme, comment, quand, ni même où je fis pour la première fois connaissance avec Lady Ligeia. De longues années se sont écoulées depuis lors, et une grande souffrance a affaibli ma mémoire. Ou, peut-être, ne puis-je plus maintenant me rappeler ces points, parce qu’en vérité le caractère de ma bien-aimée, sa rare instruction, son genre de beauté, si singulier et si placide, et la pénétrante et subjuguante éloquence de sa profonde parole musicale, ont fait leur chemin dans mon coeur d’une manière si patiente, si constante, si furtive, que je n’y ai pas pris garde et n’en ai pas eu conscience.
Cependant je crois que je la rencontrai pour la première fois, et plusieurs fois depuis lors, dans une vaste et antique ville délabrée sur les bords du Rhin. Quant à sa famille, --- très certainement elle m’en a parlé. Qu’elle fût d’une date excessivement ancienne, je n’en fais aucun doute. --- Ligeia ! Ligeia ! --- Plongé dans des études qui par leur nature sont plus propres que toute autre à amortir les impressions du monde extérieur, --- il me suffit de ce mot si doux, --- Ligeia ! --- pour ramener devant les yeux de ma pensée l’image de celle qui n’est plus. Et maintenant, pendant que j’écris, il me revient, comme une lueur, que je n’ai jamais su le nom de famille de celle qui fut mon amie et ma fiancée, qui devint mon compagnon d’études, et enfin l’épouse de mon coeur. Etait-ce par suite de quelque injonction folâtre de ma Ligeia, --- était-ce une preuve de la force de mon affection, que je ne pris aucun renseignement sur ce point ? Ou plutôt était-ce un caprice à moi, --- une offrande bizarre et romantique sur l’autel du culte le plus passionné ? Je ne me rappelle le fait que confusément ; --- Faut-il donc s’étonner si j’ai entièrement oublié les circonstances qui lui donnèrent naissance ou qui l’accompagnèrent ? [...]
L’expression des yeux de Ligeia ! Combien de longues heures ai-je médité dessus ! Combien de fois, durant toute une nuit d’été, me suis-je efforcé de les sonder ! Qu’était donc ce je ne sais quoi, --- Ce quelque chose plus profond que le puits de Démocrite, --- Qui gisait au fond des pupilles de ma bien-aimée ? Qu’était cela ? J’étais possédé de la passion de le découvrir. Ces yeux ! ces larges, ces brillantes, ces divines prunelles ! elles étaient devenues pour moi les étoiles jumelles de Léda, et moi j’étais pour elles le plus fervent des astrologues.
[...]
De toutes les femmes que j'ai connues, elle, la toujours placide Ligeia, à l'extérieur si calme, était la proie la plus déchirée par les tumultueux vautours de la cruelle passion. Et je ne pouvais pas évaluer cette passion que par la miraculeuse expansion de ces yeux qui me ravissaient et m'effrayaient en même temps, par la mélodie presque magique, la modulation, la netteté et la placidité de sa voix profonde, --- et par la sauvage énergie des étranges paroles qu'elle prononçait habituellement, et dont l'effet était doublé par le contraste de son débit.
[...]
Je ne vis pas alors ce que maintenant je perçois clairement, que les connaissances de Ligeia étaient gigantesques, étourdissantes ; cependant j'avais une conscience suffisante de son infinie supériorité pour me résigner, avec la confiance d'un écolier, à me laisser guider par elle à travers le monde chaotique des investigations métaphysiques dont je m'occupais avec ardeur dans les premières années de notre mariage. Avec quel vaste triomphe, --- avec quelles vives délices, --- avec quelle espérance éthéréenne sentais-je, --- ma Ligiea penchée sur moi au milieu d'études si peu frayées, si peu connues, --- s'élargir par degrés cette admirable perspective, cette longue avenue, splendide et vierge, par laquelle je devais enfin arriver au terme d'une sagesse trop précieuse et trop divine pour n'être pas interdite !
[...]
Et les efforts de cette femme passionnée furent à mon grand étonnement, encore plus énergiques que les miens. Il y avait certes dans sa sérieuse nature de quoi me faire croire que pour elle la mort viendrait sans son monde de terreurs ; mais il n'en fut pas ainsi. Les mots sont impuissants pour donner une idée de la férocité de résistance qu'elle déploya dans sa lutte avec l'Ombre. Je gémissais d'angoisse à ce lamentable spectacle. J'aurais voulu la calmer, j'aurais voulu la raisonner ; mais dans l'intensité de son sauvage désir de vivre, --- de vivre, --- de rien que vivre, --- toute consolation et toutes raisons eussent été le comble de la folie. Cependant, jusqu'au dernier moment, au milieu des tortures et des convulsions de son sauvage esprit, l'apparente placidité de sa conduite ne se démentit pas. Sa voix devenait plus douce, --- devenait plus profonde, --- mais je ne voulais pas m'appesantir sur le sens bizarre de ces mots prononcés avec tant de calme. Ma cervelle tournait, quand je prêtais l'oreille en extase à cette mélodie surhumaine, --- à ces ambitions et à ces aspirations que l'humanité n'avait jamais connues jusqu'alors.
Qu'elle m'aimât, je n'en pouvais douter, et il m'était aisé de deviner que, dans une poitrine telle que la sienne, l'amour ne devait pas régner comme une passion ordinaire. Mais, dans la mort seulement, je compris toute la force et toute l'étendue de son affection. Pendant de longues heures, ma main dans la sienne, elle épanchait devant moi le trop-plein d'un coeur dont le dévouement plus que passionné montait jusqu'à l'idolâtrie. Comment avais-je mérité la béatitude d'entendre de pareils aveux ? Comment avais-je mérité d'être damné à ce point que ma bien-aimée me fût enlevée à l'heure où elle m'en octroyait la jouissance ? Mais il ne m'est pas permis de m'étendre sur ce sujet. Je dirai seulement que dans l'abandonnement plus que féminin de Ligeia à un amour, hélas ! non mérité, accordé tout à fait gratuitement, je reconnus enfin le principe de son ardent, de son sauvage regret de cette vie qui fuyait maintenant si rapidement. C'est cette ardeur désordonnée, --- cette véhémence dans son désir de vie, --- et de rien que la vie, --- que je n'ai pas la puissance de décrire ; les mots me manqueraient pour l'exprimer.
Juste au milieu de la nuit pendant laquelle elle mourut, elle m'appela avec autorité auprès d'elle, et me fit répéter certains vers composés par elle peu de jours auparavant. Je lui obéis.
[...]
--- O Dieu ! --- cria presque Ligeia, se dressant sur ses pieds et étendant ses bras vers le ciel dans un mouvement spasmodique, comme je finissais de réciter ces vers, --- ô Dieu ! ô Père céleste ! --- ces choses s'accompliront-elles irrémissiblement ? --- Ce conquérant ne sera-t-il jamais vaincu ? --- Ne sommes-nous pas une partie et une parcelle de Toi ! Qui donc connaît les mystères de la volonté ainsi que sa vigueur ? L'homme ne cède aux anges et ne se rend entièrement à la mort que par l'infirmité de sa pauvre volonté.
[...]
Elle mourut; et moi, anéanti, pulvérisé par la douleur, je ne pus pas supporter plus longtemps l'affreuse désolation de ma demeure dans cette sombre cité délabrée aux bords du Rhin. [...] Aussi, après quelques mois perdus dans un vagabondage fastidieux et sans but, je me jetai dans une espèce de retraite dont je fis l'acquisition, une abbaye dont je ne veux pas dire le nom, dans une des parties les plus incultes et les moins fréquentées de la belle Angleterre. [...] J'étais devenu un esclave de l'opium, il me tenait dans ses liens, et tous mes travaux et mes plans avaient pris la couleur de mes rêves. Je parlerai seulement de cette chambre maudite à jamais, où dans un moment d'aliénation mentale je conduis à l'autel et pris pour épouse, après l'inoubliable Ligeia! lady Rowena Trevanion de Tremaine, à la blonde chevelure et aux yeux bleus.
[...]
... un rapide changement en mal s'opéra dans la maladie de ma femme; si bien que, la troisème nuit, les mains de ses serviteurs la préparait pour la tombe, et que j'étais assis seul . son corps enveloppé dans le suaire, dans cette chambre fantastique qui avait reçu la jeune épouse. D'autres visions, engendrées par l'opium, voltigeait autour de moi comme des ombres. [...]
Je retombai en frissonnant sur le lit de repos d’où j’avais été arraché si soudainement, et je m’abandonnai de nouveau à mes rêves, à mes contemplations passionnées de Ligeia.
Une heure s’écoula ainsi quand — était-ce, grand Dieu ! possible ? — j’eus de nouveau la perception d’un bruit vague qui partait de la région du lit. J’écoutai, au comble de l’horreur. Le son se fit entendre de nouveau, c’était un soupir. Je me précipitai vers le corps, je vis, — je vis distinctement un tremblement sur les lèvres. Une minute après, elles se relâchaient, découvrant une ligne brillante de dents de nacre. La stupéfaction lutta alors dans mon esprit avec la profonde terreur qui jusque-là l’avait dominé. Je sentis que ma vue s’obscurcissait, que ma raison s’enfuyait ; et ce ne fut que par un violent effort que je trouvai à la longue le courage de me roidir à la tâche que le devoir m’imposait de nouveau. Il y avait maintenant une carnation imparfaite sur le front, la joue et la gorge : une chaleur sensible pénétrait tout le corps ; et même une légère pulsation remuait imperceptiblement la région du cœur.
Ma femme vivait ; et avec un redoublement d’ardeur, je me mis en devoir de la ressusciter. Je frictionnai et je bassinai les tempes et les mains, et j’usai de tous les procédés que l’expérience et de nombreuses lectures médicales pouvaient me suggérer. Mais ce fut en vain. Soudainement, la couleur disparut, la pulsation cessa, l’expression de mort revint aux lèvres et, un instant après, tout le corps reprenait sa froideur de glace, son ton livide, sa rigidité complète, son contour amorti, et toute la hideuse caractéristique de ce qui a habité la tombe pendant plusieurs jours.
Et puis je retombai dans mes rêves de Ligeia, — et de nouveau — s’étonnera-t-on que je frissonne en écrivant ces lignes ? — de nouveau un sanglot étouffé vint à mon oreille de la région du lit d’ébène. Mais à quoi bon détailler minutieusement les ineffables horreurs de cette nuit ? Raconterai-je combien de fois, coup sur coup, presque jusqu’au petit jour, se répéta ce hideux drame de ressuscitation : que chaque effrayante rechute se changeait en une mort plus rigide et plus irrémédiable, que chaque nouvelle agonie ressemblait à une lutte contre quelque invisible adversaire, et que chaque lutte était suivie de je ne sais quelle étrange altération dans la physionomie du corps ? Je me hâte d’en finir.
La plus grande partie de la terrible nuit était passée, et celle qui était morte remua de nouveau, — et cette fois-ci, plus énergiquement que jamais, quoique se réveillant d’une mort plus effrayante et plus irréparable. J’avais depuis longtemps cessé tout effort et tout mouvement, et je restais cloué sur l’ottomane, désespérément englouti dans un tourbillon d’émotions violentes, dont la moins terrible peut-être, la moins dévorante, était un suprême effroi. Le corps, je le répète, remuait, et maintenant plus activement qu’il n’avait fait jusque-là. Les couleurs de la vie montaient à la face avec une énergie singulière, — les membres se relâchaient, — et, sauf que les paupières restaient toujours lourdement fermées, et que les bandeaux et les draperies funèbres communiquaient encore à la figure leur caractère sépulcral, j’aurais rêvé que Rowena avait entièrement secoué les chaînes de la Mort. Mais si, dès lors, je n’acceptai pas entièrement cette idée, je ne pus pas douter plus longtemps, quand, se levant du lit, — et vacillant, — d’un pas faible, — les yeux fermés, — à la manière d’une personne égarée dans un rêve, — l’être qui était enveloppé du suaire s’avança audacieusement et palpablement dans le milieu de la chambre.
Je ne tremblai pas, — je ne bougeai pas, — car une foule de pensées inexprimables, causées par l’air, la stature, l’allure du fantôme, se ruèrent à l’improviste dans mon cerveau, et me paralysèrent — me pétrifièrent. Je ne bougeais pas, je contemplais l’apparition. C’était dans mes pensées un désordre fou, un tumulte inapaisable. Était-ce bien la vivante Rowena que j’avais en face de moi ? cela pouvait-il être vraiment Rowena — lady Rowena Trevanion de Tremaine, à la chevelure blonde, aux yeux bleus ? Pourquoi, oui, pourquoi en doutais-je ? — Le lourd bandeau oppressait la bouche ; — pourquoi donc cela n’eût-il pas été la bouche respirante de la dame de Tremaine ? — Et les joues ? — oui, c’étaient bien là les roses du midi de sa vie ; — oui, ce pouvaient être les belles joues de la vivante lady de Tremaine. — Et le menton, avec les fossettes de la santé, ne pouvait-il pas être le sien ? Mais avait-elle donc grandi depuis sa maladie ? Quel inexprimable délire s’empara de moi à cette idée ! D’un bond j’étais à ses pieds ! Elle se retira à mon contact, et elle dégagea sa tête de l’horrible suaire qui l’enveloppait ; et alors déborda dans l’atmosphère fouettée de la chambre une masse énorme de longs cheveux désordonnés ; ils étaient plus noirs que les ailes de minuit, l’heure au plumage de corbeau ! Et alors je vis la figure qui se tenait devant moi ouvrir lentement, lentement les yeux.
— Enfin, les voilà donc ! criai-je d’une voix retentissante ; pourrais-je jamais m’y tromper ? — Voilà bien les yeux adorablement fendus, les yeux noirs, les yeux étranges de mon amour perdu, — de Lady, de Lady Ligeia.
Source : Poe (Edgar Allan), Histoires extraordinaires, trad. par Charles Baudelaire, Paris, Livre de Poche, 1972.