L'Encyclopédie sur la mort


Les nuits athéniennes (extraits)

Varlam Chalamov

Le récit «Les nuits athéniennes» appartient au sixième et dernier recueil (Le Gant ou KR2) des Récits de Kolyma que Chalamov* décrit comme suit: «Les récits de Kolyma sont une tentative de poser et résoudre certains problèmes éthiques importants pour notre époque [...]: problèmes de la confrontation de l'homme et du monde, de la lutte de l'homme contre la machine d'État, c'est-à-dire les aspects réels de cette lutte: lutte pour soi, au-dedans de soi et en-dehors de soi. Dans quelle mesure est-il possible d'intervenir dans un destin broyé entre les mâchoires de la machine étatique, entre les mâchoires du mal? Illusion et pesanteur de l'espoir. Possibilité de s'appuyer sur d'autres forces que celles de l'espoir. L'auteur détruit la frontière entre forme et fond, ou plutôt il ne conçoit pas cette frontière. Il lui semble que l'importance du sujet commande déjà la forme. Le thème des Récits de Kolyma ne trouve pas sa solution dans un récit ordinaire, qui ne ferait que le banaliser. [...] L'auteur des Récits de Kolyma tend à démontrer que l'essentiel pour un écrivain est de garder son âme vivante. (Tout ou rien, p. 36-37, cité par Catherine Coquio, «La "vérité" du témoin comme schisme littéraire» dans Les camps et la littérature. Une littérature du XX° siècle, Rennes, La Licorne, Presses de l'Université de Rennes, 2006, p. 78)
L'essentiel est de vaincre la faim. Et tous les organes se retiennent pour ne pas trop manger. On est affamé pour des années. Péniblement, on découpe sa journée avec le petit déjeuner, le déjeuner et le dîner. Pendant des années, plus rien d’autre n’existe dans le cerveau, dans la vie. On ne peut pas savourer un repas, se sentir rassasié, manger à sa faim. On a perpétuellement envie de manger.

Puis arrive l’heure, le jour où, par un effort de volonté, on parvient à chasser l’idée de la nourriture et des aliments, où on cesse de se demander si la semoule sera pour le dîner ou pour le petit déjeuner du lendemain. Il n’y a pas de pommes de terre à Kolyma. Aussi étaient-elles exclues du menu de mes rêves gastronomiques, et à juste titre, sinon ces rêves n’auraient plus été des rêves : ils seraient devenus par trop irréels. Les fantasmes gastronomiques d’un détenu de Kolyma concernent le pain et non les gâteaux, la semoule, le riz, les flocons d’avoine, l’orge perlé, le froment, mais pas les pommes de terre.

Je n’avais pas mangé de pommes de terre pendant quinze ans, et lorsque j’en ai goûté une fois libre, sur la Grande Terre, à Turkmen, dans la région de Tver, j’ai eu l’impression que c’était du poison, un aliment inconnu et dangereux : j’étais comme un chat à qui l’on veut faire manger quelque chose qui menace sa vie. J’ai mis au moins un an à me réhabituer aux pommes de terre. Juste à me réhabituer. Aujourd’hui encore, je suis incapable de les savourer. Et une fois de plus, je constate que les recommandations de la médecine carcérale, avec son « catalogue des substituts » et ses « normes alimentaires », sont fondées sur des conceptions d’une grande profondeur scientifique. Des pommes de terre... Et alors ? Vive l’époque précolombienne ! L’organisme humain peut très bien se passer de pommes de terre.

Et voici que surgit, plus lancinant que la pensée de la nourriture, un nouveau besoin, une nouvelle exigence que Thomas More a complètement oubliée dans sa classification simpliste des besoins humains. Ce cinquième besoin est le besoin de poésie.

Tous les aides-médecins cultivés, mes collègues d’enfer, possédaient un bloc-notes sur lequel ils recopiaient des vers avec les encres de couleurs diverses qui leur tombaient sous la main. Pas des citations de Hegel ou de la Bible, mais uniquement des vers. Voilà le besoin qui vient juste après la faim, la sexualité, la défécation et le plaisir d’uriner. L’appétit de poésie, dont Thomas More n’a pas tenu compte. Des poèmes, tout le monde en a.

[...]

Je contracte mon cerveau qui voua jadis tant d’heures à la poésie et, à mon propre étonnement, comme malgré moi, du fond de ma gorge montent des mots oubliés depuis longtemps. Ce ne sont pas mes vers qui me reviennent, mais ceux de mes poètes préférés : Tiouttchev, Baratynski, Pouchkine, Annenski. Ils sont là, au fond de ma gorge.

[...]

Une heure de poésie. Une heure dans un monde enchanté. Nous étions tous très excités. J’avais même dicté à Dobrovolski Caïn de Bounine. Ce poème s’était gravé dans ma mémoire par hasard, Bounine n’est pas un grand poète, mais il sonnait à merveille pour une anthologie orale composée à Kolyma.

[...]

Ces nuits poétiques débutaient à neuf heures du soir, après les soins, et se terminaient vers onze heures ou minuit. Dobrovolski et moi étions de garde, Portugalov avait le droit d’arriver en retard. Nous organisâmes un certain nombre de ces soirées poétiques qui furent baptisées par la suite « nuits athéniennes ».

Le Gant ou KR 2 (1970-72)
Traduit du russe par Sophie Benech.

Éditions Verdier 2003
http://remue.net/spip.php?article896
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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