L'Encyclopédie sur la mort


L'écoute sans frontières

François Lapierre

En lien avec mes accompagnements auprès des mourants atteints de cancer, souvent les gens me demandent comment j’arrive à écouter des personnes qui, parfois, sont envahies par la colère, qui, souvent, sont dominées par le refus de la maladie où, à l’occasion, expriment un bien-être étonnant. Je leur dis que j’ai trouvé la réponse ni dans les livres ni dans des cours, lesquels demeurent tout de même nécessaires à l’apprentissage. J’ai plutôt découvert la réponse à l’intérieur de moi, là où se situe l’écoute silencieuse, celle qui conduit à faire du portage, à marcher au même rythme que le mourant, portant avec lui sur mes épaules le canot de sa vie jusqu’au passage vers l’autre rive.
Cette écoute me permet alors de vraiment porter son canot, et jamais le mien; elle le laisse toujours marcher le premier en avant, même si parfois l’un doit grimper une pente qui s’élève presque sans fin, un autre se buter, à l’occasion, à la dure réalité du sentier très étroit, et un dernier descendre une pente qui peut donner le vertige. Lui, le mourant, sans cesse en avant pour orienter sa dernière marche, et moi toujours en arrière de lui, m’obligeant à marcher dans ses propres pas pour bien écouter. Ainsi, le mourant n’entend pas le bruit de mes pas. Voilà, c’est l’écoute silencieuse.

Et c’est ainsi qu’à l’hiver 2009 j’ai rencontré mon nouvel ami, lui, le mécanicien. Lors de notre première rencontre, il m’a entretenu de sa mort imminente pendant trois bonnes heures. Le flot de ses paroles et, surtout, leur dimension spirituelle, m’invitaient au silence intérieur, le regard porté vers l’ascension de la dernière montagne de sa vie. Il était serein, presque joyeux, et d’un abandon qui m’a permis de saisir, dans ses yeux, la venue de la pleine lumière, qui le rendait extrêmement vivant.

Il me parlait de ce qui se passait dans sa tête. Il fréquentait son Dieu. Il ne lui demandait pas la guérison, il ne demandait rien de lui-même; il laissait l’Esprit faire au Père la demande du don de la grande liberté. Rien d’autre.

Il saisissait très bien que son Dieu n’était pas dans l’évènement de sa maladie mortelle. Et cette absence de Dieu, qui aurait pu le conduire à un éloignement, le rapprochait de Lui. Malgré cette absence, rien ne pouvait le séparer de la présence de l’Amour en lui.

Confronté à cette situation d’abandon dans la mort, mon nouvel ami transposait ses gémissements en espérance et en dépassement. Ces gémissements se comparaient aux douleurs d’un enfantement, d’une naissance à une vie nouvelle.

Moi, je le regardais, je l’écoutais et je demeurais avec mes interrogations sur le sens de la mort. Je n’en savais pas grand-chose. Lui, déjà, commençait à savoir et à saisir tout l’espace de vie nouvelle que son Dieu lui ouvrait.

Peu de temps après, au printemps 2009, je me suis fait un nouvel ami, un administrateur, habitué à dominer les situations problématiques et à réussir. Et voilà que nous marchions sur son sentier de fin de vie. Nous portions son canot sur nos épaules. Placé derrière lui, j’observais un silence intérieur. Je remarquais qu’en plus de son cancer, son cœur était déjà bien malade et le faisait trébucher au moindre caillou.

Il y avait le caillou de son aspect physique, le caillou de ne plus pouvoir avaler de nourriture solide, le caillou de porter une couche et de se faire laver, le caillou d’un lit d’hôpital à installer sous peu et le caillou des démarches entreprises pour le placer en institution si nécessaire.

Un matin, vers dix heures, nous avons mis le canot par terre. Il s’est assis dessus, m’a regardé et m’a dit : « Je n’en aurai plus de maladie, je vais bientôt être guéri. » Tous ces cailloux blessaient trop son cœur.

La seule façon de ne plus avoir de maladie, lui ai-je dit, serait de mourir. Il m’a alors répondu : « C’est bien cela. » Nous nous sommes serrés les mains et je l’ai laissé traverser la frontière de la vie. Sur l’heure du midi, il était déjà rendu sur l’autre rive. Tout était calme. Il avait accepté de mourir en écartant les cailloux. Il était devenu homme de liberté.

Et me voilà rendu à l’été 2009, à l’écoute d’un autre ami qui, normalement, aurait pu briser mon silence intérieur, en me faisant gratuitement la démonstration de la vraie révolte, sans aucun avertissement. Sa colère aurait pu me faire fuir.

Les deux accompagnements précédents ne m’avaient pas préparé à cette révolte. Alors, j’ai fait appel à mon écoute silencieuse, cette clé passe-partout qui ouvre beaucoup de cœurs.

Marchant avec son canot sur nos épaules, voilà que mon ami commence à descendre une pente très à pic. Il était massothérapeute, axé sur le transfert des énergies et adepte de la méditation. Dans le passé, ces trois éléments l’avaient bien servi.

Mais voilà que le cancer faisait de grands ravages en son corps, au point où le transfert des énergies qu’il effectuait sur lui-même et la méditation ne lui étaient d’aucun secours. Dans sa révolte et sa colère, il s’en prenait à Dieu, aux médecins, aux protocoles de chimiothérapie, à sa famille et, finalement, à la vie qui lui échappait.

J’aurais pu lui laisser porter son canot seul, avoir peur de ses colères et me réfugier dans la fuite. Il ne voulait pas mourir, lui qui se considérait un maître, un vainqueur. Mais nous nous sommes assis tous les deux sur son canot pour nous reposer des injures et je lui ai offert de lui donner la main quoiqu’il arrive : à la vie à la mort. Je lui ai promis que je ne laisserais pas tomber. Et c’est ainsi que les colères et la révolte ont cessé. Je ne lui avais fait aucune remarque, aucun rappel à l’ordre. Je ne lui avais que tendu la main. J’avais gardé le silence intérieur.

Il m’a alors regardé pour me dire : « C’est étrange, il y a peu de temps, je ne te connaissais pas, et aujourd’hui, tu m’accueilles comme je suis. Tu es le seul. »

En terminant, vous pourriez me demander avec lequel des trois accompagnements j’étais le plus à l’aise. Je vous répondrais : « Autant l’un que l’autre ». C’est mon écoute silencieuse qui rendait les trois égaux dans la fraternité, car monter doucement une pente, se buter à des cailloux ou descendre à pic n’ont aucune prise sur le silence intérieur de l’écoute.

C’est ainsi que l’écoute est sans frontières. Elle est universelle.
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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