Résume du récit. Georg Bendemann, un jeune négociant, écrit une lettre à un ami de Saint-Pétersbourg, pour l'inviter à son mariage avec Frieda Brandenfeld, fille d'une famille aisée. Georg informe son père qu'il a annoncé ses fiançailles à son ami. Mais son père lui déclare bien connaître déjà cet ami, avoir lui-même une correspondance avec lui de sorte que celle de son fils est inutile. Le père insulte la fiancée de Georg à qui il dira qu'il la balaiera du revers de la main. Il révèle aussi à son fils qu'il peut compter sur l'appui de sa femme défunte, qui est la mère de Georg, et fonde ainsi son pouvoir paternel incontestable. Dépouillé ainsi de tout pouvoir, le fils entame avec son géant de père un long débat de répliques, d'argumentations et de moqueries pour enfin céder à la volonté mortifère de son père. Il met fin à sa vie en se glissant dans les eaux du fleuve.
Dans la nuit du 22 au 23 septembre 1912, Franz Kafka a écrit d'une seule traite, de dix heures du soir à six heures du matin le récit Le Verdict. Avant cette fameuse nuit, il avait passé par une période d'improductivité littéraire. En effet, le 1er avril 1912, il note dans son Journal : « Pour la première fois depuis une semaine, échec presque complet dans mon travail. Pourquoi? J'ai pourtant traversé des états de toutes sortes la semaine dernière et j'ai préservé mon travail de leur influence; mais j'ai peur d'écrire là-dessus ». Le 3 avril, il raconté sa journée et en conclut : « et je n'ai pas su tiré parti d'un seul instant ». Le 6 mai, il observe : « pour la première fois depuis quelque temps, échec complet dans ce que j'écris. Le sentiment d'un homme mis à l'épreuve ». Son manque d'inspiration se poursuit pendant l'été, car le 30 août, il avoue : « Rien fait de tout ce temps ». Et puis, soudainement la délivrance!
La nuit de la délivrance : l'écriture du récit
« Je suis resté si longtemps assis que c'est à peine si je puis retirer de dessous le bureau mes jambes ankylosées. Ma terrible fatigue et ma joie, comment l'histoire se déroulait sous mes yeux, j'avançais en fendant les eaux. À plusieurs reprises durant cette nuit, j'ai porté le poids de mon corps sur mon dos. Tout peut être dit, toutes les idées, si insolites soient-elles, sont attendues par un grand feu dans lequel elles s'anéantissent et renaissent. Comment tout devient bleu devant ma fenêtre. Une voiture passa. Deux hommes marchèrent sur le pont. À deux heures, je regardai ma montre pour la dernière fois. Quand la bonne a traversé le vestibule, j'écrivais la dernière phrase. La lampe éteinte, clarté du jour. Légères douleurs au coeur. La fatigue disparaissant au milieu de la nuit. [...] Ma certitude est confirmée, quand je travaille à mon roman, je me trouve dans les bas-fonds honteux de la littérature. Ce n'est qu'ainsi qu'on peut écrire, avec cette continuité, avec une ouverture aussi totale de l'âme et du corps ».
Deux jours plus tard, le 25 septembre, il se « fait violence pour ne pas écrire » : « Je me suis roulé dans mon lit. Avec une tête congestionnée où le sang passait inutilement. Que de choses malsaines! » Il repense à sa nuit féconde et, libéré du doute, il se trouve confirmé dans la puissance littéraire de son récit : « Vers la fin, ma main se promenait devant mon visage, dans un geste non contrôlé et vrai. J'avais les larmes aux yeux. Le caractère indubitable de mon récit s'est trouvé confirmé. Ce soir, je me suis arraché à mon travail ».
Le 11 février 1913, à l'occasion de la correction des épreuves du Verdict, Kafka « note, dans la mesure où elles [lui] sont présentes à l'esprit, toutes les associations qui ont pris un sens clair pour moi dans l'histoire. Ceci est nécessaire, car ce récit est sorti de moi comme une véritable délivrance couverte de saletés et de mucus et ma main est la seule qui puisse parvenir jusqu'au corps, la seule aussi qui en ait envie ».
L'interprétation de Kafka
Ensuite, Kafka donne son interprétation de la place que le fils Georg occupe dans l'intrigue en tant que sujet de l'acte tragique par rapport à son père Bendemann, à son ami et à sa fiancée Frieda Brandenfeld :
« L'ami forme la liaison entre le père et le fils, c'est leur plus grand avoir commun. Assis tout seul à la fenêtre, Georg fouille avec volupté dans ce fond commun, s'imagine avoir le père en lui et, à part un état passager de rêverie mélancolique, se croit en paix avec toutes choses. Le développement du récit montre alors comment le père surgit du fonds commun - de l'ami - et se dresse en antagoniste de Georg, grâce aux forces accrues qu'il puise dans d'autres éléments communs de moindre importance, grâce notamment à l'amour et au dévouement de la mère, à la fidélité qu'il lui garde, à la clientèle, puisque c'est bien le père qui, à l'origine, l'a formée pour la maison de commerce ».
Face au pouvoir du père, appuyé par la mère et la clientèle, Georg, dépossédé de son ami et dissocié de son amie Frieda, est situé dans une position d'extrême faiblesse ou d'impuissance :
« Georg n'a rien; la fiancée, qui n'existe dans le récit que relativement à l'ami et qui, la noce n'ayant précisément pas eu lieu, ne peut entrer dans le cercle de sang qui se trace autour du père et du fils, est facilement éliminée par le père. Tout l'avoir commun est amoncelé autour du père. Georg ne le sent que comme quelque chose d'étranger, quelque chose qui a gagné son indépendance, ne saurait jamais être assez protégé par lui et se trouve exposé aux révolutions russes; et si le verdict qui lui ferme complètement le coeur paternel influe aussi fortement sur lui, c'est uniquement parce qu'il n'a plus en propre que le regard qu'il tourne vers son père ».
Si Georg ne survivra pas à ce pouvoir souverain du père, Franz fils, double de Georg, se délivrera de la mort grâce à l'écriture. Le récit est la mise en scène de plusieurs doubles, comme nous le montre Kafka lui-même :
« Georg a le même nombre de lettres que Franz. Dans Bendemann, "mann" n'est qu'un renforcement de "Bende" proposé pour toutes les possibilités du récit que je ne connais pas encore. Mais Bende a le même nombre de lettres que Kafka et la voyelle e s'y répète à la même place que la voyelle a dans Kafka. Frieda a le même nombre de lettres que F. et la même initiale, Brandenfeld a la même initiale que B. et aussi un certain rapport de sens avec B. par le mot "feld". Il se peut que la pensée de Berlin n'ait pas été sans m'influencer et que le souvenir de la marche de Brandenbourg ait également joué un rôle ».
Peu après la révision du Verdict, le 3 mai 1913, Kafka exprime « la terrible insécurité de [son] existence intérieure » relativement à l'acceptation ou au refus de son mariage avec F. Le 23 juillet, il s'écrie: « Être misérable que je suis! [...] Quelle détresse! » Le 14 août, après avoir reçu trois lettres de F., il demeure toujours dans l'indécision : « Je l'aime, dans la mesure où j'en suis capable, mais mon amour est étouffé sous l'angoisse et les reproches que je me fais. Conclusions du Verdict appliquées à mon cas. C'est à elle [F.] que je dois indirectement d'avoir écrit l'histoire, mais Georg est perdu à cause de sa fiancée ». Franz n'épousera pas F., mais il ne sera pas perdu comme Georg. L'écriture fut une délivrance pour lui et aussi pour le couple que, en réalité, il n'aura pas pu former avec F. Cette délivrance de l'obsession du gigantisme de la figure paternelle et du suicide n'épargnera pas Kafka de sa détresse existentielle et de son impossible espoir. Sa vie fut un tourment, sa fin de vie un désastre.
Regard de la psychanalyse
Dans « Le suicide et son double : de l'écriture mélancolique », Geneviève Morel, dir., Le suicide clinique, Toulouse,érès, 2010, p. 81-113, Franz Kaltenbeck consacre un long paragraphe au Verdict sous le titre : « Quand Kafka devance Freud ». En voici quelques courts extraits :
« Car sans limite, il l'est, ce père! Il ne connaît pas la loi de la contradiction, il croit que tout lui appartient : la relation de son fils à l'ami lointain et à la mère morte. Il se moque même de la différence sexuelle quand il imite le comportement lascif par lequel Frieda aurait, selon ses dires, séduit son fils. [...] Le père, loin de représenter la Loi, incarne plutôt cet objet hors-la-loi que Freud * situe, en 1915, au centre de la mélancolie*. Or, cet objet reste immune au traitement par l'inconscient. Kafka a vu monter cet objet sur la scène avant que Freud ne l'ait saisi dans sa métapsychologie. [...]
L'ami de Georg est donc à la place de l'autre accaparé par le père. En mettant toutes les relations de son fils de son côté, le père détruit le fils en tant que sujet. Mais le père, « descendant » de l'ami, exploite aussi la relation spéculaire de Georg à son ami pour la transformer dans une relation mortifère.
Pourquoi le fils, après s'être débattu contre son père, lui obéit-il? Pourquoi exécute-t-il la condamnation du père en se laissant glisser dans l'eau? Il peut arriver qu'un sujet psychotique se suicide en prenant à la lettre une parole qu'un proche a imprudemment prononcée à son endroit. Cette dimension clinique n'épuise évidemment par les lectures possibles du Verdict.
Bibliographie
F. Kafka, Le Verdict, Paris, Fayard, Mille et une Nuits, 1993.
F. Kafka, Journal, traduit et présenté par Marthe Robert, Paris, Grasset, «Le Livre de poche », 1982.
La nuit de la délivrance : l'écriture du récit
« Je suis resté si longtemps assis que c'est à peine si je puis retirer de dessous le bureau mes jambes ankylosées. Ma terrible fatigue et ma joie, comment l'histoire se déroulait sous mes yeux, j'avançais en fendant les eaux. À plusieurs reprises durant cette nuit, j'ai porté le poids de mon corps sur mon dos. Tout peut être dit, toutes les idées, si insolites soient-elles, sont attendues par un grand feu dans lequel elles s'anéantissent et renaissent. Comment tout devient bleu devant ma fenêtre. Une voiture passa. Deux hommes marchèrent sur le pont. À deux heures, je regardai ma montre pour la dernière fois. Quand la bonne a traversé le vestibule, j'écrivais la dernière phrase. La lampe éteinte, clarté du jour. Légères douleurs au coeur. La fatigue disparaissant au milieu de la nuit. [...] Ma certitude est confirmée, quand je travaille à mon roman, je me trouve dans les bas-fonds honteux de la littérature. Ce n'est qu'ainsi qu'on peut écrire, avec cette continuité, avec une ouverture aussi totale de l'âme et du corps ».
Deux jours plus tard, le 25 septembre, il se « fait violence pour ne pas écrire » : « Je me suis roulé dans mon lit. Avec une tête congestionnée où le sang passait inutilement. Que de choses malsaines! » Il repense à sa nuit féconde et, libéré du doute, il se trouve confirmé dans la puissance littéraire de son récit : « Vers la fin, ma main se promenait devant mon visage, dans un geste non contrôlé et vrai. J'avais les larmes aux yeux. Le caractère indubitable de mon récit s'est trouvé confirmé. Ce soir, je me suis arraché à mon travail ».
Le 11 février 1913, à l'occasion de la correction des épreuves du Verdict, Kafka « note, dans la mesure où elles [lui] sont présentes à l'esprit, toutes les associations qui ont pris un sens clair pour moi dans l'histoire. Ceci est nécessaire, car ce récit est sorti de moi comme une véritable délivrance couverte de saletés et de mucus et ma main est la seule qui puisse parvenir jusqu'au corps, la seule aussi qui en ait envie ».
L'interprétation de Kafka
Ensuite, Kafka donne son interprétation de la place que le fils Georg occupe dans l'intrigue en tant que sujet de l'acte tragique par rapport à son père Bendemann, à son ami et à sa fiancée Frieda Brandenfeld :
« L'ami forme la liaison entre le père et le fils, c'est leur plus grand avoir commun. Assis tout seul à la fenêtre, Georg fouille avec volupté dans ce fond commun, s'imagine avoir le père en lui et, à part un état passager de rêverie mélancolique, se croit en paix avec toutes choses. Le développement du récit montre alors comment le père surgit du fonds commun - de l'ami - et se dresse en antagoniste de Georg, grâce aux forces accrues qu'il puise dans d'autres éléments communs de moindre importance, grâce notamment à l'amour et au dévouement de la mère, à la fidélité qu'il lui garde, à la clientèle, puisque c'est bien le père qui, à l'origine, l'a formée pour la maison de commerce ».
Face au pouvoir du père, appuyé par la mère et la clientèle, Georg, dépossédé de son ami et dissocié de son amie Frieda, est situé dans une position d'extrême faiblesse ou d'impuissance :
« Georg n'a rien; la fiancée, qui n'existe dans le récit que relativement à l'ami et qui, la noce n'ayant précisément pas eu lieu, ne peut entrer dans le cercle de sang qui se trace autour du père et du fils, est facilement éliminée par le père. Tout l'avoir commun est amoncelé autour du père. Georg ne le sent que comme quelque chose d'étranger, quelque chose qui a gagné son indépendance, ne saurait jamais être assez protégé par lui et se trouve exposé aux révolutions russes; et si le verdict qui lui ferme complètement le coeur paternel influe aussi fortement sur lui, c'est uniquement parce qu'il n'a plus en propre que le regard qu'il tourne vers son père ».
Si Georg ne survivra pas à ce pouvoir souverain du père, Franz fils, double de Georg, se délivrera de la mort grâce à l'écriture. Le récit est la mise en scène de plusieurs doubles, comme nous le montre Kafka lui-même :
« Georg a le même nombre de lettres que Franz. Dans Bendemann, "mann" n'est qu'un renforcement de "Bende" proposé pour toutes les possibilités du récit que je ne connais pas encore. Mais Bende a le même nombre de lettres que Kafka et la voyelle e s'y répète à la même place que la voyelle a dans Kafka. Frieda a le même nombre de lettres que F. et la même initiale, Brandenfeld a la même initiale que B. et aussi un certain rapport de sens avec B. par le mot "feld". Il se peut que la pensée de Berlin n'ait pas été sans m'influencer et que le souvenir de la marche de Brandenbourg ait également joué un rôle ».
Peu après la révision du Verdict, le 3 mai 1913, Kafka exprime « la terrible insécurité de [son] existence intérieure » relativement à l'acceptation ou au refus de son mariage avec F. Le 23 juillet, il s'écrie: « Être misérable que je suis! [...] Quelle détresse! » Le 14 août, après avoir reçu trois lettres de F., il demeure toujours dans l'indécision : « Je l'aime, dans la mesure où j'en suis capable, mais mon amour est étouffé sous l'angoisse et les reproches que je me fais. Conclusions du Verdict appliquées à mon cas. C'est à elle [F.] que je dois indirectement d'avoir écrit l'histoire, mais Georg est perdu à cause de sa fiancée ». Franz n'épousera pas F., mais il ne sera pas perdu comme Georg. L'écriture fut une délivrance pour lui et aussi pour le couple que, en réalité, il n'aura pas pu former avec F. Cette délivrance de l'obsession du gigantisme de la figure paternelle et du suicide n'épargnera pas Kafka de sa détresse existentielle et de son impossible espoir. Sa vie fut un tourment, sa fin de vie un désastre.
Regard de la psychanalyse
Dans « Le suicide et son double : de l'écriture mélancolique », Geneviève Morel, dir., Le suicide clinique, Toulouse,érès, 2010, p. 81-113, Franz Kaltenbeck consacre un long paragraphe au Verdict sous le titre : « Quand Kafka devance Freud ». En voici quelques courts extraits :
« Car sans limite, il l'est, ce père! Il ne connaît pas la loi de la contradiction, il croit que tout lui appartient : la relation de son fils à l'ami lointain et à la mère morte. Il se moque même de la différence sexuelle quand il imite le comportement lascif par lequel Frieda aurait, selon ses dires, séduit son fils. [...] Le père, loin de représenter la Loi, incarne plutôt cet objet hors-la-loi que Freud * situe, en 1915, au centre de la mélancolie*. Or, cet objet reste immune au traitement par l'inconscient. Kafka a vu monter cet objet sur la scène avant que Freud ne l'ait saisi dans sa métapsychologie. [...]
L'ami de Georg est donc à la place de l'autre accaparé par le père. En mettant toutes les relations de son fils de son côté, le père détruit le fils en tant que sujet. Mais le père, « descendant » de l'ami, exploite aussi la relation spéculaire de Georg à son ami pour la transformer dans une relation mortifère.
Pourquoi le fils, après s'être débattu contre son père, lui obéit-il? Pourquoi exécute-t-il la condamnation du père en se laissant glisser dans l'eau? Il peut arriver qu'un sujet psychotique se suicide en prenant à la lettre une parole qu'un proche a imprudemment prononcée à son endroit. Cette dimension clinique n'épuise évidemment par les lectures possibles du Verdict.
Bibliographie
F. Kafka, Le Verdict, Paris, Fayard, Mille et une Nuits, 1993.
F. Kafka, Journal, traduit et présenté par Marthe Robert, Paris, Grasset, «Le Livre de poche », 1982.