L'Encyclopédie sur la mort


Le Suicide : des actes pour le dire ou l’enjeu de la négativité (fort ou da ?)

Ahmed Bouhlal, auteur La clinique lacanienne 2011/2 (n°20)
PREMIÈRES LIGNES « Nul ne sait ce que peut le corps… » Spinoza Freud indique que c’est le corps qui vient à la rencontre du psychique, pour lui offrir un support et lui permettre de se dire. Il y a comme un écho de cela dans le propos de Spinoza. Lacan nous dit qu’à mesure que le sujet approfondit le désir que l’on a eu pour lui, il remet en question son existence. On pourrait en déduire que la... Un des facteurs qui favorisent le suicide est l’échec qui engendre l’humiliation ou la honte* et qui mène au découragement ou au désespoir. Selon l’hypothèse de Philippe Ariès, «[À] partir du 17e-18e siècle, et plus généralement au 19e-20e siècle, le moment du constat de l’échec a cessé de coïncider avec le moment de la mort. Il s’est avancé dans le temps d’une vie, il est devenu de plus en plus précoce, au point de se situer parfois aujourd’hui à l’âge de l’adolescence. L’épreuve de l’échec est désormais tout à fait séparée de l’idée et de la présence de la mort. […] La distance entre la conscience de l’échec individuel et le temps de la mort constitue l’espace où le suicide, depuis la tentative de suicide jusqu’à l’occasion réussie, a trouvé un terrain favorable» (Essais de mémoire 1943-83, Paris, Seuil, 1993, p. 211). L’expérience de l’échec est souvent associée au deuil*, c’est-à-dire à la perte d’un emploi ou d’un statut social, à de grosses pertes financières lors d’une faillite, à la perte de la garde et de la visite des enfants lors d’un divorce. Il faudrait par ailleurs éviter de présenter le suicide comme une performance réussie en opposition avec une vie ratée. On ne réussit pas un suicide, on l’accomplit pour signifier un échec. À la suite d’un échec amoureux, il n’est pas rare que l’on entende dire «Je ne puis plus vivre sans toi» ou «Tu es toute ma vie». Or, si le «tout» disparaît, l’autre n’est plus «rien». La personne qui subit le départ de l’être auquel elle s’est complètement identifiée ne vit plus sa propre vie, elle ne respire que par ou pour l’autre: «Depuis que tu es parti pour toujours, ma vie n’a plus de sens pour moi.» Il devient donc tout à fait logique pour elle de rejoindre au plus tôt l’autre et de se fondre en lui. Ce qui est vrai dans le cas d’un conjoint ou d’un amant, qui s’en va ou qui meurt de mort naturelle ou accidentelle, est d’autant plus vrai dans le cas d’une personne qui quitte l’autre par suicide pour des raisons liées à la difficulté d’aimer ou d’être aimée. Les lettres d’adieu* écrites par des jeunes font souvent mention d’un chagrin d’amour trop dur à porter. Ne disposant pas d’assez de distance historique ou critique par rapport à un refus d’amour de la part de la personne aimée, le jeune homme en particulier est très vulnérable à la crise suicidaire. L'échec amoureux est un facteur fréquemment associé aux idées et aux actes suicidaires de patients rencontrés en consultation psychiatrique d’urgence. «Mendoca et Holden [«Are all Suicidal Ideas Closely Linked to Hopelessness?», Acta Psychiatrica Scandinaviae, vol. 93, 1996, p. 246-251] rapportent un taux de 63,5% d’un échantillon de patients suicidaires dans un centre de crise. Souvent la première intention est de mourir, la seconde est de maintenir le contact avec l’autre au moyen de la menace suicidaire. Nous rencontrons également le fantasme (et parfois sa tragique mise en œuvre) de l’assassinat suivi du suicide, lesquels maintiendraient une forme d’union dans la mort» (D. Bordeleau, Face au suicide, p. 140). Honte Dans la tragédie grecque, la mort volontaire des femmes est présentée comme une mort infligée sous le coup du déshonneur et de la honte (N. Loraux, Façons tragiques de tuer une femme). L’infamie a conduit nombre de militaires et de politiciens à choisir la mort à la suite de la défaite. Certains sujets estiment leur handicap physique, leur sexualité ou leur comportement moral comme déviants par rapport à la norme sociale. À d’autres, l’idéal du moi impose des exigences trop élevées ou indéfinies, de sorte que le sujet n’est pas en mesure de s’y conformer. Il constate une inadéquation entre ses aspirations et ses performances. Il ressent un besoin constant de se valoriser aux yeux des autres et à ses propres yeux. L’image négative qu’il a de lui-même lui fait éprouver un sentiment de honte qui, à un moment donné, devient intolérable. Le suicide devient alors un acte par lequel le sujet tente, non pas de changer le monde, mais de se changer lui-même afin d’échapper à son état d’infériorité ou d’impéritie dont il se sent accablé. Le suicidant pourra donc envisager son geste comme une renaissance ou comme une transfiguration. Ou bien, il ne désirera pas mieux que de fondre, d’effacer son image ou de disparaître dans le néant de l’oubli. Il ne cherchera pas à tuer symboliquement l’autre, même pas à se tuer, mais à mourir. Pour la réhabilitation de la honte comme partie intégrante de l’identité morale d’une personne, voir B. Williams, La honte et la nécessité, Paris, puf, 1997. En ce qui regarde la distinction entre culpabilité* et honte, l'auteur la résume de façon éclairante dans ce livre aux page 124-125: «Ces différences entre l'expérience de la honte et celle de la culpabilité peuvent s'insérer dans un ensemble plus vaste d'oppositions. Ce qui provoque un sentiment de culpabilité, c'est un acte ou un oubli de nature à susciter spécifiquement chez autrui colère, ressentiment ou indignation. L'agent peut offrir, pour l'annuler, une réparation; il peut également vivre dans la crainte du châtiment ou il peut se l'infliger à lui-même. Ce qui, d'autre part, est au principe de la honte, c'est quelque chose de nature à susciter spécifiquement chez autrui mépris, dérision, éloignement. Il peut s'agir également d'un acte, ou d'un défaut d'action, mais ce n'est pas nécessaire: il peut s'agir d'un manque ou d'un défaut chez l'agent qui entamera sa propre estime et le rabaissera à ses propres yeux. Sa réaction, comme nous venons de le voir, sera de vouloir se cacher ou disparaître, et c'est une chose qu'on retrouve depuis le degré minimal de la honte, l'embarras, jusqu'à la honte qui est dépréciation personnelle ou sociale. De façon plus positive, la honte peut se traduire par des tentatives de reconstruire son moi ou de l'amender.» En termes psychanalytiques, on pourrait dire que la honte est un effet de l'idéal du moi sur le moi, tandis que la culpabilité est un effet du surmoi sur le moi (Andrea Baldassarro, «Brève anthologie psychanalytique de la honte et de la pudeur» dans Cosino Trono et Éric Bidaud, dir., Il n'y a plus de honte dans la culture. Enjeux pour psychanalyse, philosophie, littérature, société, art, Paris, Éditions Penta, 2010, p. 19)
Date de création:2012-05-11 | Date de modification:2012-05-11

Documents associés