L'Encyclopédie sur la mort


Le Poème du Juste Souffrant

Jacques Marchand

Le deuxième témoin de la problématique du juste souffrant est un texte vraisemblablement de la période cassite et qu’on intitule diversement le Poème du Juste Souffrant ou Je veux louer le seigneur de sagesse ou même, chez les spécialistes, Ludlul bel nemeqi. Le texte est long (près de 500 vers) et on en a même retrouvé un commentaire à Ninive et peut-être des fragments complémentaires à Sultantepe.Comme toutes les tablettes retrouvées sont fragmentaires et qu’il n’existe pas de copie complète du texte, celui-ci est fort difficile à établir . Jacques Marchand a pris le parti de s’en tenir aux passages les plus sûrs de façon à éviter de prêter des intentions infondées à l’auteur. Cela paraît d’autant plus prudent que celui-ci pratique couramment une certaine inflation verbale parfois un peu confondante. Le texte est cité d’après l’édition de W. G. Lambert, Babylonian Wisdom Literature, p. 21-62, en m’aidant au besoin de la traduction de R. D. Biggs dans J. B. Pritchard, Ancient Near Eastern Texts, p. 596-600, et de la compilation française de J. Lévêque, Sagesses de Mésopotamie, p. 60-73.

Je passe outre à l’introduction, une assez longue louange à Marduk n’ajoutant rien d’essentiel au texte, qui peut donc commencer au vers 43 de la première tablette. Toute cette tablette raconte dans un certain luxe de détails comment l’auteur a été abandonné, d’abord par les dieux, puis par le petit cercle de notables auquel il appartenait fièrement, et enfin par ses proches et sa famille. Il résume ainsi son sentiment profond, son déshonneur: «Moi qui me pavanais comme un noble, j’ai appris à passer inaperçu. De dignitaire que j’étais, me voilà devenu l’esclave. En dépit de mes nombreuses relations, je suis devenu un solitaire» (I, 77-79). À cela s’ajoutent des calamités plus immédiates, telles la perte de ses biens et un malaise profond. Cette longue description prépare donc la lamentation qui suit et qui nous entraîne au cœur du problème.
Dès le début de la deuxième tablette, l’auteur résume ainsi sa préoccupation centrale: «Où que je me tourne, c’est malheur sur malheur. Mon infortune ne fait que grandir et je ne peux obtenir justice. J’ai appelé mon dieu [le dieu personnel], mais il n’a pas montré son visage; j’ai prié ma déesse, mais elle n’a pas levé la tête» (II, 2-5). Puis, après avoir reconnu l’inutilité de ses recours aux incantations, à la divination et à la magie, l’auteur entreprend d’élaborer la problématique qui va dominer tout le texte, celle du juste souffrant.

Ce passage est évidemment crucial pour notre propos et j’en cite tous les extraits pertinents en écartant quelques redites et insistances superflues: «Comme un homme qui n’aurait pas apporté d’offrandes à son dieu ou qui n’aurait pas invoqué sa déesse à table, qui n’aurait pas incliné son visage et aurait ignoré les prosternations […], comme un homme qui serait devenu confus et aurait oublié son seigneur ou juré par son dieu à la légère en un serment solennel: comme un tel homme je suis traité. Moi, pourtant, j’ai été fidèle à la supplication et à la prière; la prière était mon rempart et le sacrifice ma règle. […] Je croyais pourtant savoir que ces choses sont agréables au dieu! Mais ce qui semble correct pour soi-même peut être une offense pour le dieu, ce qui semble méprisable dans le cœur d’un homme peut sembler juste au dieu. Qui peut connaître la volonté des dieux dans le ciel? Qui peut comprendre les desseins des dieux du monde souterrain? Où les mortels ont-ils jamais appris la voie du dieu? Celui qui était vivant hier est mort aujourd’hui. Celui qui était abandonné à l’instant se retrouve soudain tout heureux. […] Dans la prospérité, ils songent à se hisser jusqu’aux cieux, dans l’adversité, ils redoutent la descente aux enfers. Je me suis inquiété de ces choses mais n’en saisis pas le sens» (II, 12-48).

L’argumentation de l’auteur se ramène à ceci: je suis traité comme quelqu’un qui n’a pas honoré les dieux; or je les honore constamment; donc il y a un malentendu entre moi et les dieux et, par suite, je ne comprends pas bien ce qu’ils attendent de moi, ce qui de fait est le lot commun. Conclusion: je ne comprends pas. Autrement dit: il y a un problème grave, du moins qui entraîne des conséquences personnelles très graves, mais je ne détiens pas la réponse à ce problème car les attentes des dieux à mon endroit m’échappent et je n’ai aucun moyen de les connaître. Ainsi, l’auteur voit clairement sa situation (les dieux l’abandonnent et il se retrouve dans l’infortune la plus totale), mais à aucun moment il ne se tourne contre les dieux pour se révolter contre leur traitement ou les accuser de quoi que ce soit; il reconnaît simplement que l’attitude religieuse habituelle ne donne pas les résultats attendus dans son cas, et cela l’amène à une seconde conclusion plus lourde mais tout à fait conséquente, à savoir que son attitude, bien que courante et même traditionnelle, ne correspond pas nécessairement aux exigences des dieux et qu’il n’a en fin de compte aucun moyen de s’assurer de ce que sont ces exigences. L’impasse est totale. Que faire? Quelle stratégie établir dans une situation où des vérités essentielles nous échappent?

Suivons l’auteur pas à pas. Il semble bien acculé au fatalisme pur et simple et, de fait, il se contente, pendant toute la seconde moitié de la deuxième tablette, de reprendre le fil du récit de ses malheurs, rapportant à peu près tout ce qui lui arrive à des persécutions démoniaques et terminant sa longue tirade par un constat désespéré: «Mon mal dépasse les capacités de l’exorciste et les présages ont confondu le devin. L’exorciste n’a pu détecter la nature de mon malaise ni le devin pu fixer un terme à mon mal. Mon dieu n’est pas venu à mon secours en me prenant par la main et ma déesse ne m’a montré aucune pitié en marchant à mes côtés. La tombe est ouverte et le mobilier funéraire déjà prêt pour moi; avant même que je meure, ma lamentation s’achève. Tout le pays a dit de moi: “Comme cet homme est brisé!”» (II, 108-116).
Jusqu’ici l’auteur n’ajoute rien à son argumentation, bien qu’il nous rende sa situation plus perceptible et ses malheurs plus présents. À mon sens, on franchit un pas décisif avec la troisième tablette. Dès le début, sans autre transition, il rapporte tout ce qui lui arrive à la colère de Marduk et avoue très clairement qu’il ne peut attendre de salut que de son dieu: «Sa main a pesé lourd sur moi, je ne peux la supporter. La terreur qu’il m’inspire est angoissante […]. Sa force […] porte une tornade [une inondation]. […] La maladie cruelle ne me quitte pas, […] égare mon esprit. Jour et nuit pareillement je gémis; dans les moments de veille et de sommeil, je me sens défait» (III, 1-8). Mais, au moment où le juste semble toucher le fond du désespoir, une lueur apparaît par le biais de rêves prémonitoires; comme on le sait, ces rêves ont valeur divinatoire et sont envoyés par les dieux. Le premier est trop obscur pour être interprété et le second se réduit à une cérémonie de purification et d’incantation (iii, 21-28). L’auteur qui semblait avoir renoncé aux pratiques magiques et exorcistiques reprend pied grâce à elles. On est ainsi prêt pour le troisième rêve qui, lui, me paraît parfaitement transparent: d’abord, une sorte de déesse lui apporte des mots de consolation, puis, un prêtre vient pratiquer une cérémonie incantatoire devant le fidèle et conclut par ces mots: «Marduk m’a envoyé. À Subsi-mesre-sakkan [l’auteur], j’ai apporté la prospérité, des mains pures de Marduk, j’apporte la prospérité» (III, 42-44). L’auteur ajoute aussitôt foi au message divin: «Ainsi Marduk m’a confié aux mains de ce ministre. Dès la levée du jour, il a envoyé son message et montré des présages favorables aux gens de mon entourage. Dans la maladie […]; ma maladie cessa brusquement et mes chaînes furent brisées» (III, 45-49).

Ces signes de délivrance opèrent comme par magie et le reste de la troisième tablette se passe à libérer progressivement le fidèle de tous les démons et de tous les maux qui l’affligeaient. On se retrouve donc dans des descriptions qui rappellent les rituels d’exorcisme et les prières qui les accompagnent. Il n’y a vraiment rien à chercher de ce côté pour nous. Quant à la quatrième tablette, qui est loin d’être établie de façon incontestable, elle peut se ramener à une action de grâces à Marduk qui n’ajoute rien non plus à l’argumentation de base de l’auteur.

Il vaut sans doute mieux reporter tout commentaire général après l’examen de notre dernier texte. Il est toutefois évident que la réflexion du juste souffrant est demeurée dans des limites très restreintes et que cela devrait tout naturellement nous amener à nous demander ce qui rend si difficile, pour un juste souffrant de Mésopotamie, de concevoir une réflexion radicale sur la justice divine et le principe de rétribution.

La Théodicée babylonienne.
Ce texte, parfois intitulé le Dialogue acrostiche et plus souvent la Théodicée babylonienne, est notre troisième et dernier témoin de la problématique du juste souffrant. Il est habituellement daté un peu plus tardivement que les autres, quelque part entre -1000 et -750, mais il demeure indéniablement un des grands textes canoniques de la sagesse mésopotamienne, à l’égal de tous les autres. Il se composait originellement de 27 strophes de 11 vers chacune, mais il ne nous reste que les 8 premières et les 6 dernières strophes, ce qui nous condamne à une appréciation moins assurée de l’ensemble. Reste que le texte est sans surprise et assurément très homogène si l’on se fie à la rigueur de sa construction formelle et à la progression quasi systématique que laisse entrevoir son argumentation subsistante. (Les éditions utilisées sont les mêmes que pour le texte précédent: W. G. Lambert, R. D. Biggs dans J. B. Pritchard, et J. Lévêque — avec beaucoup de circonspection.)

Commençons par cerner le format général du texte. L’ensemble constitue un dialogue soutenu entre le juste souffrant et un de ses amis, chaque strophe représentant de façon alternée l’intervention de l’un des protagonistes. Tout au long du texte, les amis débattent de façon extrêmement attentive et respectueuse, ce qui donne une certaine impression de quête méthodique de la vérité et hausse ainsi le texte au plus haut niveau dans toute la littérature du genre. En outre, il est vite évident que le fait de proposer un dialogue entre deux amis permet à l’auteur, tout comme dans le Livre de Job, de proposer deux argumentations opposées et de les pousser au bout de leur logique: d’un côté, il y a le juste souffrant, un prêtre incantateur affligé par toutes sortes de souffrances et de malheurs, qui est tenté par le pessimisme et même un certain scepticisme assez radical; de l’autre, son ami, un sage traditionnel, qui prétend se porter à la défense de la «théologie» mésopotamienne établie que son compère met à mal. Mais comme on va le voir, le parallèle entre Job et notre serviteur souffrant ne s’arrête pas là, et les commentateurs s’entendent généralement pour déceler une filiation très nette entre le Dialogue acrostiche et le Livre de Job. Il vaut donc la peine de l’analyser de très près.

À la première strophe, le juste souffrant commence par ancrer son plaidoyer dans sa situation personnelle. C’est un enfant tard venu qui par surcroît a perdu très vite ses parents et a dû vivre sans soutien ni protection. Il se confie donc à son très sage ami et en attend réconfort et conseil: «Où trouver le conseiller à qui confier ma souffrance? Je suis réduit à néant; l’angoisse m’a assailli» (vers 6-8). À la deuxième strophe, le confident se contente de le ramener à la raison en lui enjoignant à ne pas s’appesantir sur ses malheurs (vers 12-15) et en considérant que sa situation n’a rien d’exceptionnel ni de si défavorable (vers 16-20). Naturellement, les strophes sont courtes et les arguments très condensés, parfois sans lien détectable entre eux; le genre utilisé contraint l’auteur à une approche parfois impressionniste. L’ami conclut ses remarques en faisant un saut important qui résume sans doute tout le débat à ses yeux: «Celui qui se tourne vers son dieu comme vers un ange protecteur, l’homme humble qui craint sa déesse atteindra la prospérité» (vers 21-22). Bref, tout se ramène au principe de rétribution car les dieux peuvent tout pour leur fidèle.

Mais l’affligé s’estime incompris et aspire à être entendu d’une autre oreille (vers 25-26). La troisième strophe marque une surenchère importante dans la description de ses malheurs: «Mon corps est une ruine, la maigreur m’assombrit, mon succès s’est envolé, mon assurance est disparue. Ma force s’est affaiblie, ma prospérité n’est plus, mélancolie et plainte ont jeté un masque douloureux sur mon visage» (vers 27-30). La plainte s’achève dans un constat amer: «Comment retrouver une vie heureuse? Je ne vois pas d’issue» (vers 33). On peut sous-entendre ici que les dieux ne peuvent plus rien pour le juste souffrant mais, au stade actuel, ils ne sont même pas mentionnés; à mon sens, c’est ce silence même qui est significatif. À la quatrième strophe, le sage reprend à nouveau son ami et le semonce respectueusement; le texte est lacunaire mais le sens général apparaît tout de même assez clairement: si tu es juste et pieux, ton dieu prendra pitié et t’accordera ce que tu souhaites. En fin de compte, les strophes 3 et 4 ne sont que la reprise amplifiée des strophes 1 et 2: alors que l’affligé semble ne plus rien attendre des dieux, son ami le reprend et lui signifie qu’il faut au contraire tout attendre d’eux. Les attitudes étant ainsi polarisées, il reste à en rendre compte. La véritable argumentation peut commencer.

Le premier argument du juste souffrant, à la cinquième strophe, est déjà radical et de niveau très général: le spectacle de la nature et de la société contredit cette croyance en la justice rétributive des dieux. La concision de l’auteur est admirable: «L’onagre, l’âne sauvage, qui se rassasie de […], a-t-il jamais prêté attention à celui qui rend les oracles infaillibles des dieux? Le lion féroce qui dévore toujours les meilleures parts de viande, a-t-il jamais apporté l’offrande de farine pour apaiser la colère de la déesse? […] Le nouveau riche qui a décuplé ses richesses, a-t-il jamais pesé de l’or précieux à la déesse Mami? [Ai-je] jamais refusé d’amener des offrandes? J’ai prié mon dieu et j’ai béni les sacrifices que j’apportais sans cesse à ma déesse» (vers 48-55). L’ami essaie de réfuter cet argument par un contre-argument classique et de portée tout aussi générale: on ne connaît pas les plans divins et on ne peut donc juger la manière dont les dieux rétribuent; mais le développement concret de cet argument fait problème, car on voit bien que le sage ne se situe pas sur le même plan que l’affligé du fait qu’il consent à ne pas comprendre ce qui se passe et à reporter les rétributions dans un avenir incertain. Le texte mérite d’être cité; il s’adresse d’abord au palmier, merveille de richesse et de résistance: «Tu es aussi stable que la terre, mais les plans des dieux sont lointains [inscrutables]. Regarde l’âne sauvage sur la steppe: la flèche atteindra celui qui parcourt les champs. Considère, veux-tu, le lion que tu as mentionné, l’ennemi du bétail: à cause du crime qu’il a commis, la fosse l’attend. Le nouveau riche qui empile les richesses, il sera brûlé au lieu désigné par le roi et finira prématurément. Désires-tu suivre le chemin que ceux-là ont suivi? Recherche plutôt la récompense durable de ton dieu» (vers 58-66).

La septième strophe complète l’argument avancé dans la cinquième et nous ramène au vrai problème du juste souffrant: non seulement les méchants ne sont pas punis pour leurs crimes, mais même les bons sont châtiés en dépit de leur vertu. On arrive ici au cœur du problème: «Ceux qui négligent leur dieu connaissent la prospérité, tandis que ceux qui prient leur déesse sont appauvris et dépossédés. Dans ma jeunesse, j’ai cherché à suivre la volonté de mon dieu; dans la prière et les supplications j’ai recherché ma déesse. Mais j’ai porté comme un joug un service sans profit. Mon dieu a décrété pour moi le dénuement plutôt que la richesse. Un infirme me surclasse, un médiocre passe devant moi; la crapule obtient des promotions tandis que je suis abaissé» (vers 70-77). Ainsi, pour la première fois, le principe de rétribution est contesté radicalement dans une argumentation condensée et complète. Les dieux sont sur la sellette. L’auteur ne dramatise pas, il ne se révolte pas, il ne se plaint même pas: il analyse froidement la situation et se pose calmement en critique de l’absolutisme religieux. L’embarras du confident dans la huitième strophe me semble manifeste malgré les importantes lacunes du texte. Pour la première fois, il accuse son interlocuteur de méchanceté et de sacrilège et tombe dans l’argumentation ad hominem: «Mon ami juste et savant, tes pensées sont perverses. Tu es devenu injuste et tu blasphèmes contre les desseins divins. Dans ton esprit tu songes à rejeter les décrets des dieux» (vers 78-80). Le reste de la strophe est très mutilé, mais on croit comprendre qu’alors que précédemment le traditionaliste avait joué sur l’inscrutabilité des plans divins, il les tient maintenant pour clairs et dominants. Les fragments les moins illisibles affirment: «Les plans divins […] comme au centre du monde. […] Saisir les intentions divines. […] Leurs raisons nous sont proches» (vers 82-87).
La discussion s’interrompt brutalement ici. Entre la neuvième et la vingt-deuxième strophe, il ne reste que des lambeaux de texte très difficiles à situer. Le peu qui reste donne de plus en plus l’impression d’un dialogue de sourds. À la douzième strophe, l’ami évoque les bienfaits d’une vie de piété, entre les mains d’un dieu, tandis que l’affligé rétorque, à la treizième, qu’il n’aspire plus qu’à une vie retirée et même errante: «Je vais quitter ma maison. […] Je renonce à toute propriété. […] Je vais délaisser le culte de mon dieu [le dieu personnel] et me libérer de tous ses rites. […] Je vais prendre la route et m’en aller errer au loin. […] Comme un voleur je vais rôder à travers le pays. J’irai de maison en maison et soulagerai ma faim; affamé, je chercherai partout et je courrai à travers les rues» (vers 133-141). Ce qui s’achève sur ces simples mots: «Le bonheur est loin…» (vers 143). Naturellement, une attitude aussi radicale et même désespérée est considérée comme déraisonnable par le traditionaliste (strophe 14 et surtout 20), qui ne cède pas d’un pouce sur sa foi fondamentale en la rétribution divine.

Lorsque la discussion suivie reprend à la vingt-deuxième strophe, l’ami semble en voie de nuancer sa position de départ. Il commence par affirmer que le méchant finit toujours par être puni mais semble plus circonspect en ce qui concerne la récompense du juste: «À moins de te conformer à la volonté de ton dieu, comment peux-tu atteindre le succès? Celui qui se soumet au joug de son dieu ne manque jamais de nourriture, même si elle n’est pas abondante. Recherche le souffle favorable de ton dieu et ce que tu as perdu sur un an te sera compensé en un instant» (vers 239-242). Mais cette concession paraît bien mince et ne semble pas modifier le moins du monde le sombre cours des pensées du juste souffrant. Les déclarations de la strophe 23 semblent sans appel: «Je regarde partout autour de moi mais on nage dans le désordre et la confusion. Les dieux ne barrent même pas la route aux démons» (vers 243-244). Et plus clairement encore: «Qu’ai-je gagné à me prosterner devant les dieux? Je dois encore m’humilier devant les gens de rien que je croise; les riches et opulents me traitent avec mépris, comme un homme de rien» (vers 251-253). À la vingt-quatrième strophe, le traditionaliste revient avec insistance sur l’inscrutabilité des décrets divins et en tire une interprétation assez arbitraire qui le conforte dans sa position: pourquoi, en effet, l’incompréhension des hommes donnerait-elle une plus-value aux rétributions divines, et comment, dès lors, peut-on prétendre juger dans une perspective humaine si elles seront justes ou non, avantageuses ou non? La strophe suivante est sans lien détectable avec la précédente. Le juste souffrant insiste cette fois sur un aspect négligé du débat: peu importe que le riche et le puissant soient des gens de mérite ou soient même favorisés par les dieux, ce qui importe c’est leur statut et la considération qu’il leur confère. Le sens de l’argument est clair et montre bien que les choses de ce monde ne dépendent pas des dieux autant que le traditionaliste se plaît à le croire: «On fait grand cas des paroles d’un puissant qui est familier de la violence ou du meurtre, mais on rabaisse le faible qui n’est coupable de rien. On accrédite la position du méchant qui déteste la vérité, mais on écarte l’honnête homme qui se conforme à la volonté divine» (vers 267-270). Devant cet argument somme toute bien connu et assez peu dérangeant pour un absolutiste convaincu, la réplique devrait être simple et sans équivoque: même si nous ne saisissons pas toujours le cours du destin, il finit toujours par frapper les impies. Mais on a l’impression ici que l’auteur cherche une conclusion acceptable aux deux parties, devant un débat qui s’annonce sans issue. C’est peut-être ce qui explique le virage inattendu de la vingt-sixième strophe. On se rappelle qu’à la vingt-deuxième l’ami commençait à en rabattre sur la question de la rétribution positive, reconnaissant que les récompenses divines à l’endroit du juste ne sont pas toujours à la hauteur de sa vertu (vers 239-240); or, cette fois, c’est sur la question de la rétribution négative qu’il en rabat, reconnaissant que les méchants ne subissent pas toujours le sort qu’on aimerait leur voir subir. À vrai dire, l’accord du traditionaliste face au juste souffrant est presque trop facile et sent un peu la connivence: «On se prononce solennellement en faveur d’un homme riche: “C’est un roi, affirme-t-on, la richesse est de son côté!” Mais on maltraite un pauvre homme comme un voleur, on le calomnie et on complote pour le tuer, lui faisant subir tous les torts comme un criminel parce qu’il ne jouit d’aucune protection» (vers 281-285).

Mais il faut voir à quel prix une telle entente inespérée est acquise. Il suffit d’analyser la strophe pour se rendre compte que l’argument du traditionaliste repose sur une croyance bien ancrée chez les Mésopotamiens et que cette croyance est reprise par lui sans le moindre esprit critique: «[Les dieux] ont gratifié l’humanité d’un langage retors. Ils l’ont dotée pour toujours non de la vérité mais du mensonge» (vers 279-280). À la suite de cette concession tout de même assez massive, peut-être le juste souffrant a-t-il enfin l’impression d’être compris et peut-être reprend-il quelque peu espoir. C’est ce qu’exprime en tout cas assez clairement la vingt-septième et dernière strophe: «Tu es bon, mon ami; supporte ma plainte. Aide-moi, vois ma détresse, reconnais mon accablement. Moi, bien que soumis, juste et suppliant, je n’ai reçu ni aide ni secours, à aucun moment» (vers 287-290). Puis, à la fin: «Que le dieu qui m’a abandonné m’accorde son aide. Que la déesse qui m’a abandonné me prenne en pitié» (vers 295-296).

Il convient de bien montrer, pour terminer notre analyse, ce que cette conclusion a de surprenant et même de déconcertant. Il faut commencer par reconnaître que le juste souffrant, à la dernière strophe, ne donne pas explicitement son accord à son ami, mais qu’il se contente de trouver quelque motif de réconfort dans ses paroles et de reprendre quelque peu espoir face aux dieux qui l’ont délaissé. Faut-il comprendre qu’il se réjouit de l’entente commune sur la position qu’il a émise à la vingt-cinquième strophe et que l’ami corrobore à la suivante? Or cette position n’a rien de si réconfortant puisqu’elle revient à affirmer que la loi du plus fort l’emporte généralement et que les gens injustes et impies échappent au châtiment attendu dans la mesure où leur richesse et leur pouvoir les mettent à l’abri des lois et même de la rétribution divine. Ce qui achève de nous confondre, c’est l’argument que l’ami sert au juste souffrant pour fonder leur commun accord: si les hommes sont méchants et retors, c’est que les dieux les ont ainsi faits. Au scepticisme du juste souffrant s’ajoute maintenant le fatalisme du traditionaliste. Mais dès lors, comment croire que des dieux qui ont permis et même mis en place la méchanceté humaine puissent ensuite la punir? À mon sens, le débat tourne ici à la confusion: les dieux doivent assumer la double tâche de maintenir la justice et de créer des hommes en les destinant à être injustes. Ici, deux destins s’entrechoquent et les dieux sont menacés des pires incohérences par des humains qui ne savent plus comment rendre compte de leur condition de vie et de leur croyance religieuse.

Ainsi, d’un côté, si le juste souffrant a persisté dans sa mise en question du principe de rétribution et dans son constat tragique de l’abandon des dieux en dépit de sa piété et de sa vertu, il reste qu’il ne trouve rien de mieux à faire, au bout du compte, que d’implorer l’aide divine qui semble bien représenter sa seule chance de salut; mais, de l’autre côté, celui qui avait cherché à maintenir le principe d’une justice rétributive des dieux contre vents et marées finit à son tour par mettre le doigt sur la difficulté la plus fondamentale de tout ce débat et par reconnaître bien malgré lui que l’être humain, tel qu’il a été créé par les dieux, n’a aucun droit à la justice divine mais doit au mieux se contenter de quêter la grâce qui le sauvera malgré sa nature de pécheur et son incompréhension des desseins divins. Évidemment, cette notion de grâce est à peine effleurée dans le texte et cela n’a rien pour nous surprendre, puisque nous savons que la relation fondamentale de l’homme mésopotamien à son dieu n’en est pas une de confiance aveugle ni d’amour inconditionnel. Mais j’estime tout de même que la logique de l’argumentation conduit bon gré mal gré dans cette direction en raison même de la problématique mise en place. Si l’homme est foncièrement un pécheur, par destination divine, et si les plans marqués par le destin (ou par les dieux) lui échappent sans recours, que lui reste-t-il sinon l’humble attente et la supplication? Car derrière ces deux admissions décisives, il s’en cache une troisième plus décisive encore et qui est à la racine de l’absolutisme religieux, à savoir que ce sont les dieux et les dieux seuls qui mènent le jeu et que, même s’il semble absurde de croire en leur sollicitude bienveillante, c’est la seule issue qui reste au croyant de par la construction même qu’il a mise en place. Si les dieux ont créé l’homme pécheur, pourquoi voudraient-ils le sauver? Par surcroît, si l’homme ne comprend rien à leur justice rétributive, pourquoi se condamnerait-il à une attente sans espoir? Et en dernière analyse, si le croyant est conscient de n’avoir aucune autre possibilité de salut (et de bonheur) que par l’aide gracieuse des dieux, pourquoi maintient-il une construction qu’il a lui-même mise en place et qui le condamne à l’impuissance du pécheur, à l’incompréhension du croyant et au pessimisme fataliste ou au scepticisme désespéré qui sont les deux seules positions «théologiques» possibles selon le texte?

Au bout de notre examen de l’Épopée de Gilgamesh*, nous avons été contraints de reconnaître que l’absolutisme héroïque constituait une possibilité bien réelle de l’expérience mésopotamienne même si ce choix nous est apparu comme inéluctablement voué à l’échec, par la construction même de la situation et la logique profonde de son développement; ce héros n’aboutissait pas à la gloire qu’il avait convoitée, sinon une gloire tragique, acquise au prix de la défaite et du malheur, et revendiquée au-delà de toute raison et par la seule volonté du héros d’être reconnu inconditionnellement et par-delà sa déchéance.

Dans le cas du héros de l’absolutisme religieux, la construction est analogue et le dénouement tout à fait comparable. Le juste souffrant est ce sage qui conçoit le projet proprement héroïque de revendiquer sa vertu (tout comme Gilgamesh revendique honneur et gloire) et qui veut forcer les dieux à le reconnaître non pas gracieusement et arbitrairement mais bien pour son mérite inconditionnel. Tout se passe donc comme si la vertu devait porter sa récompense en elle-même et qu’il était possible de dépasser son statut de pécheur qui attend tout de la grâce divine, et d’humain qui ne comprend pas les plans divins sur son destin. Or, bien sûr, un tel projet est par principe voué à l’échec, puisque la vertu ne peut être récompensée que par les dieux dans le cadre de l’absolutisme religieux et que le jugement que le juste souffrant porte sur lui-même doit être entériné par les dieux pour avoir une valeur quelconque. À cet égard, le texte de la Théodicée babylonienne demeure d’une cohérence impeccable car, dans la dernière strophe, l’affligé persiste à clamer son innocence et sa vertu même s’il est forcé d’admettre qu’il attend une confirmation de tout cela de la part des dieux.

Et tout comme il n’y a qu’un seul cas clair d’absolutisme héroïque (Gilgamesh), il n’y a qu’un seul cas incontestable d’héroïsme dans l’absolutisme religieux (le juste souffrant de la Théodicée babylonienne). Ces positions d’exception ne pourront être appréciées à leur juste valeur que dans le cadre de la vision du monde où elles ont pris naissance. Nous disposons maintenant de tous les éléments pour prendre une telle vue d’ensemble sur la sagesse ou le projet éthique mésopotamien, et c’est ce que je vais m’efforcer de faire en conclusion.

Mais auparavant, je me propose, dans la courte section qui suit, de parachever mon enquête sur les sagesses du Proche-Orient asiatique et d’examiner de façon succincte ce que la civilisation syrienne en particulier est susceptible d’y apporter de nouveau. La conclusion pourra ensuite prendre valeur de bilan, puisqu’elle portera sur l’ensemble de la sagesse archaïque examinée dans ce livre et dans le livre précédent.
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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