L'Encyclopédie sur la mort


Le martyre intérieur de Marc Aurèle. Sa préparation à la mort

Ernest Renan

Selon Renan, Marc Aurèle, homme supérieur, fut un empereur aimé par son peuple, mais sa bonté faillit le perdre à quelques reprises. Il prit comme associé Lucius Verus, «homme frivole et sans valeurs», qu'il garda pourtant en son service. Il supporta les frasques de Faustine qu'il considéra comme «sa très bonne et fidèle épouse». Il ne déshérita pas son fils, athlète de cirque dont la«nullité d'esprit» le fit haïr la sagesse de son père. Malgré ces souffrances et la maladie qui l'incommoda, il maintint sa sérénité, traitant sa mort prochaine avec la calme indifférence dont il a fait preuve tout au long de sa vie face aux événements et face à la méchanceté des hommes.


Pendant que ces étranges révolutions morales s'accomplissent, l'excellent Marc Aurèle, jetant sur chaque chose un regard aimant et calme, portait partout son visage pâle, sa douce figure résignée et sa maladie de coeur. Il ne parlait plus qu'à voix basse, et il marchait à petits pas (1). Ses forces diminuaient sensiblement; sa vue baissait. Un jour qu'il dut déposer par fatigue le livre qu'il tenait à la main: « Il ne t'est plus permis de lire, écrivit-il; mais il t'est toujours permis de repousser de ton coeur la violence; il t'est toujours permis de mépriser le plaisir et la peine; il t'est toujours permis d'être supérieur à la vaine gloire; il t'est toujours permis de ne pas t'emporter contre les sots et les ingrats; bien plus, il t'est permis de continuer à leur faire du bien (2)»

Portant la vie sans plaisir comme sans révolte, résigné au sort que la nature lui avait dévolu, il faisait son devoir de tous les jours, en ayant sans cesse à l'esprit la pensée de la mort. Sa sagesse était absolue, c'est-à-dire que son ennui* était sans bornes. La guerre*, la Cour, le théâtre le fatiguent également, et pourtant il fait bien tout ce qu'il fait; car il le fait par devoir. Au point où il est arrivé, le plaisir et la douleur, l'amour des hommes et leur haine sont une seule et même chose. La gloire est la dernière des illusions; combien pourtant elle est vaine! Le souvenir du plus grand homme disparaît si vite! Les plus brillantes cours comme celle d'Adrien, ces grandes parades à la façon d'Alexandre, que sont-elles, si ce n'est un décor qui passe et qu'on jette au rebut. Les acteurs changent: l'inanité du jeu est la même.

[...]

Ses prières étaient d'une humilité, d'une résignation toute chrétienne(5): «Serais-tu donc enfin un jour,ô mon âme, bonne, simple, parfaitement une, nue, plus diaphane que le corps matériel qui l'enveloppe? Quand pourras-tu goûter pleinement la joie d'aimer toute chose? Quand seras-tu satisfaite, indépendante, sans aucun désir, sans la moindre nécessité d'un être vivant ou inanimé pour tes jouissances? Quand n'auras-tu besoin ni du temps pour prolonger tes plaisirs, ni de l'espace, ni de lieu, ni de la sérénité des doux climats, ni même de la concorde des humains? Quand seras-tu heureuse de ta condition actuelle, contente des biens présents, persuadée que tu as tout ce que tu dois avoir, que tout est bien en ce qui te concerne, que tout te vient des dieux, que dans l'avenir tout sera également bien, je veux dire tout ce qu'ils décideront pour la conservation de l'être vivant (6), parfait, bon, juste, beau, qui a tout produit, renferme tout, enserre et comprend toutes les choses particulières, lesquelles ne se dissolvent que pour en former de nouvelles pareilles aux premières? Quand seras-tu donc telle, ô mon âme, que tu puisses vivre enfin dans la cité des dieux et des hommes, de manière à ne leur jamais adresser une plainte et à n'avoir jamais non plus besoin de leur pardon?»

[...]

«Ne maudis pas la mort; mais fais-lui bon accueil, puisqu'elle est du nombre de ces phénomènes que veut la nature. La dissolution de notre être est un fait aussi naturel que la jeunesse, la vieillesse, la croissance, la pleine maturité... Que si tu as besoin d'une réflexion toute spéciale, qui te rende bienveillant envers la mort, tu n'as qu'à considérer ce dont elle va te séparer et le milieu moral auquel ton âme ne sera plus mêlée. Ce n'est pas qu'il faille de brouiller avec eux (25); loin de là, tu dois les aimer, les supporter avec douceur. Seulement il faut bien te dire que ce ne sont pas des gens partageant tes sentiments que tu vas quitter; le seul motif qui te pourrait nous attacher à la vie et nous y retenir, ce serait d'avoir le bonheur de nous trouver avec des hommes qui auraient les mêmes opinions que nous. Mais, à cette heure, tu vois quels déchirements dans ton intérieur, à ce point que tu t'écries: "O mort! ne tarde plus à venir, de peur que je n'en arrive, moi aussi, à m'oublier (26)."»

- "C'était un honnête homme, c'était un sage", se dira-t-on; ce qui n'empêchera pas tel autre de se dire en lui-même: "Nous voilà donc délivrés de ce pédagogue; respirons! Certes, il n'était méchant pour personne d'entre nous; mais je sentais qu'au fond il nous désapprouvait!"... Qu'au lit de mort, cette réflexion te fasse quitter la vie plus aisément: "Je sors de cette vie, où même mes compagnons de route, pour qui j'ai tant lutté, fait tant de voeux, pris tant de peines, désirent que je m'en aille, espérant que ma mort les mettra plus à l'aise." Quel motif pourrait donc nous faire souhaiter de demeurer plus longtemps ici?

Ne vas pas, toutefois, en partant, montrer moins de bienveillance pour eux: conserve à leur égard ton caractère habituel; reste affectueux, indulgent, doux, et ne prends pas l'air d'un homme qui se fait tirer pour sortir... C'est la nature qui avait tourné ton lien avec eux. Voici qu'elle le rompt. Eh bien, adieu, amis, je m'en vais sans qu'il soit besoin d'employer la force pour m'arracher au milieu de vous; car cette séparation même n'a rien que de conforme à la nature (27).»

Les derniers livres des Pensées se rapportent à cette époque où Marc Aurèle resté seul avec sa philosophie, que personne ne partage plus, n'a qu'une pensée, celle de sortir tout doucement du monde. C'est la même mélancolie* que dans la philosophie de Carnonte (28); mais l'heure de la vie du penseur est bien autre. À Carnonte et sur les bords du Gran, Marc Aurèle médite pour se rendre fort dans la vie. Maintenant, toute sa pensée n'est qu'une préparation à la mort (29), un exercice spirituel pour arriver paré comme il faut à l'autel. Tous les motifs par lesquels on peut chercher à se persuader que la mort n'est pas une souveraine injustice pour l'homme vertueux, il se les donne: il va jusqu'au sophisme afin d'absoudre la Providence et de prouver que l'homme, en mourant, doit être satisfait.

«Le temps que dure la vie de l'homme n'est qu'un point: son être est dans un flux perpétuel; ses sensations sont obscures (30). Son corps, composé d'éléments divers, tend de lui-même à la corruption; son âme est un tourbillon; son destin est une énigme insoluble; la gloire est une indéterminée. En un mot, tout ce qui regarde le corps est un fleuve qui s'écoule; tout ce qui regarde l'âme n'est que songe et fumée; la vie est un combat, un séjour en pays étranger; la renommée posthume, c'est l'oubli. Qui peut donc nous servir de guide? Une chose, une seule chose, c'est la philosophie. Et la philosophie, c'est de faire en sorte que le génie qui est en nous reste pur de toute souillure, plus fort que les plaisirs ou les souffrances, ... acceptant les événements et le sort comme des émanations de la source d'où il vient lui-même, enfin attendant d'une humeur sereine la mort, qu'il prend pour la simple dissolution des éléments dont tout être vivant est composé. Si, pour les éléments eux-mêmes, ce n'est point un mal que de subir de perpétuelles métamorphoses, pourquoi regarder avec tristesse le changement et la dissolution de toutes choses ? Ce changement est conforme aux lois de la nature, et rien n'est mal de ce qui est conforme à la nature.»

Ainsi, à force d'analyser la vie, il la dissout,il la rend peu différente de la mort. Il arrive à la parfaite bonté, à l'absolue indulgence, à l'indifférence tempérée par la pitié et le dédain. «Passer sa vie résigné au milieu des hommes menteurs et injustes (31)», voilà le programme du sage. Et il avait raison. La plus solide bonté est celle qui se fonde sur le parfait ennui, sur la vue claire de ce fait que tout en ce monde est frivole et sans fond réel. Dans cette ruine absolue de toute chose que reste-t-il? La méchanceté? Oh! cela n'en vaut pas la peine. La méchanceté suppose une certaine foi au sérieux de la vie., la foi du moins au plaisir, la foi à la vengeance, la foi à l'ambition. Néron croyait à l'art; Commode [fils de Marc Aurèle] croyait au cirque, et cela les rendait cruels. Mais le désabusé qui sait que tout objet de désir est frivole, pourquoi se donnerait-il la peine d'un sentiment désagréable? La bonté du sceptique est la plus assurée, et le pieux empereur était plus que sceptique; le mouvement de la vie dans cette âme était presque aussi doux que les petits bruits de l'atmosphère intime d'un cercueil. Il avait atteint le nirvana bouddhique, la paix du Christ. Comme Jésus, Çakya-Mouni, Socrate*, François d'Assise,et trois ou quatre autres sages, il avait totalement vaincu la mort. Il pouvait sourire d'elle, car vraiment elle n'avait plus de sens pour elle.

NOTES
1, Hérodien, V, II, 3-4.
2. Pensées, VIII, 8.
5. op. cit., X, 1
26. op. cit., IX, 3.
27. op. cit., X, 36.
28, op. cit,, livre II.
29. op. cit., XII, 1.
30. op. cit., II, Comp. IV, 3, 5
31. op. cit., VI, 47,
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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