L'Encyclopédie sur la mort


Le Jour de l'éclipse

Paul Bélanger

Le poète veut qu'une trace subsiste de son étrange expérience, celle de la mort d'un ami. Il s'engage dans l'écriture d'un récit qui raconte cette expérience, à la fois la plus personnelle et la plus universelle. Chaque mot semble s'éloigner du dessein qu'il a conçu et dont l'achèvement lui semble hors de portée. Sa plume, qu'il dit «mauvaise», l'interrogeant, ne l'abandonne point dans sa démarche douloureuse: «Rien ne résiste à l'expérience de la mort, ni même ces mots qui se perdent devant moi, incroyablement inadéquats. Toutefois, et depuis le premier jour, la seule tâche ne consiste-t-elle pas à l'accompagner?» (op, cit., p. 67)
Le Jour de l'éclipse (récit d'un témoin d'agonie)

à ma mère, car je sais qu'elle me pardonne


Puis-je nommer récit ce qui n'a pas même de mots pour se dire? J'ai assisté impuissant à ce que nul ne peut éviter. J'écrivais peu, au gré des veilles. Je pensais: ce qui nous est le plus individuel, finalement, appartient à l'expérience commune. Ça me ramenait. Je ne voulais pas parler de cette expérience. Il fallait encore, malgré les circonstances, que j'écrive pour éprouver la vie. La vie contre la mort. Encore. Tout est affaire de vie, de mort. Dans mon corps qui se dépeuplait, j'entendais des voix s'enfuir. Je voulais qu'une trace subsiste, de cette étrange expérience.

Toute mort est vérité, et j'héritais de celle-là. En pure perte les mots nous quittent, nous laissant pantois dans notre sommeil éveillé.

Je sautais les seuils, et cette approximation même me conduisait devant toi.

Depuis longtemps je n'écris plus; j'agite la main, elle demeure sans mot. Comme si elle marquait seulement le mouvement de l'âme, qui n'est plus chant, mais étouffée, colère contre l'insigne mouvement de la disparition. Je sens la honte à témoigner. Sans que ces traits forment un quelconque dessin.

De tout temps, les mots viennent de loin. En quelque lieu de la chair souffrante. Ils reprennent, à l'instar même de ce mouvement perpétuel qu'ils accomplissent pour eux-mêmes, leur trajet de mort.

Papillon, tu ne meurs pas. Tu t'en vas devenir le putride qui domine la terre et permet au fruit de survivre.

[...]

l'oiseau nyctalope en plein jour

La langue cassée ouvrait en moi le territoire infini du silence. La langue cassée me lacérait de partout, et ce territoire était pour moi totalement inconnu, inaccessible. Notre lent éveil d'entre la terre, le visage inconsolé des heures, du plaisir entre nous consenti; la longue absence du corps à laquelle je consentais: tout cela me lassait.

Cette lassitude, toutefois, me rendait curieusement disponible, davantage présent à la Servante de l'aube, et la nuit ne me parvenait plus qu'en signaux épars, égarés, indistincts. Je dansais, derviche tourneur, sur cette musique.

J'avais intériorisé, en son temps, la mort du père, de longtemps souhaitée et sans haine, cette attitude fallacieuse du fils qui reste silencieux dans sa colère sans fond. Était-ce colère ou feu d'amour? Il paraissait vain d'y penser à présent.

Je m'étonne de ce que la vie ne tienne qu'à un tremblement qui distille le jour, me scinde. Seigneur délivre-moi des réponses qui veulent naître de chacune de mes questions.

Le poème vient au milieu de ces voix contraires. Moyens et fins se confondent et s'unissent pour créer l'accord neuf, définitif, un lien intemporel. Parmi ces voix, Seigneur, laisse le poème les dénouer, car il attend, malgré ma plume mauvaise, que s'unissent les noeuds.

Je médite durant des heures sur ces mots que j'écris, Ils ne sont pas l'aveu de mon existence ni de mon vécu, mais le prolongement d'un saisissement qui n'arrive pas à saisir. Bientôt, j'arrive à ce point où ils cessent d'être possibles, où leurs présences annihilent la mienne.

Inexact.

À ce point où le mot n'est plus, je ne suis pas davantage présent. En exil au milieu de mes propres signes, je suis l'œil le plus près de la blessure.

À ce point j'espère l'invisible, la légèreté de ce qui reste étouffement. L'exercice est perdu dans l'horizon de
ma vie.

après le sommeil

Par quels chemins te suis-je revenu? Sentiers à peine dessinés dans le sol, qui relient nos êtres. Tu es ma mère et j'ai baigné dans tes eaux.

Il n'y a aucune joie à naître ou mourir. Perdu hors de toi j'avance dans mon long tunnel de froid, dans mon sang. Est-ce possible encore de choisir? Les navires partent pour le large, leurs proues fendent l'ombre - catafalques misérables.

Je reste enfoncé dans mon fauteuil, inapte à bouger, dans le demi-sommeil de mon coma. Des villes naissent et meurent. J'observe ces lieux depuis les fenêtres de mes yeux.

Je peux choisir. Je refuse de me mêler à l'illusion d'exister, de procéder d'une identité précise et de me déplacer de par le monde.

jour de Pâques

Le ciel était fermé, blanc, livide. Au milieu de cette blancheur, un bateau passait sur le long fleuve gris.

Alors j'ai senti la mort qui entrait en moi et l'amour qui s'en allait.

Sa souffrance me restait incompréhensible. Je ne pouvais imaginer qu'une lente chute silencieuse. Je ne saisissais que des gémissements épars.

Le trouble, cependant, était plus grave: en moi l'amour mourait je vivais une autre vie que la mienne. Je me devenais extérieur.

La route bifurquait, passé la rangée d'arbres. Ce fut un jeu d'enfant de s'y perdre ...

Nous foulions les pas que nous avions oubliés dans la pénombre d'hier, les mollets durcis par les longs jours de marche.

L'amoureuse dormait. C'était une mort sans conséquence.

Le jour de l'éclipse, je devins cette chose ambulatoire qui continue d'errer dans sa vie. La mort était entrée sans frapper. Le souffle s'était retiré, me laissant à mon étouffement et à ma jubilation.
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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