«C'’est à une sorte d'’immense pas en arrière par rapport à l’'ensemble de la tradition occidentale qu'’en appelle l’'auteur d’'«Etre et Temps» et de la «Lettre sur l’humanisme». L’'oubli de «la question de l’'être» est ce qui caractérise pour lui toute la pensée occidentale, à commencer bien sûr par le projet cartésien de se rendre par la raison «maître et possesseur de la nature». Cet oubli de la pensée au profit de la maîtrise du monde culmine aujourd'’hui avec le triomphe de la rationalité scientifico-technique.» Jean-Luc Nancy cite un texte de Martin Heidegger et le met en rapport avec la fuite ou le refus de la mort qui semble caractériser le monde contemporain.
«L'’être quotidien vers la mort est une constante fuite devant elle. La mort comme possibilité ne donne en effet à l’'existant rien à «réaliser». Elle est la possibilité de l’'impossibilité, mais ainsi la possibilité la plus propre de l’'existant. Elle interpelle celui-ci en tant que singulier. –Libre pour les possibilités les plus propres déterminées à partir de sa fin, l’'existant bannit le danger de méconnaître les possibilités d’'existence d'’autrui qui le dépassent ou bien, en les mésinterprétant, de les rabattre sur les siennes propres. La mort, en tant que possibilité absolue, n'isole que pour rendre l'existant, en tant qu'être-avec-les-autres, compréhensif pour leur propre pouvoir-être. – Le rapport à la mort ne sollicite pas seulement une conduite déterminée de l’'existant, mais le sollicite lui-même dans la pleine propriété de son existence.»
(Heidegger, Être et Temps, §53)
Le terme récent d’'athanée («sans mort») est adopté par certains funérariums. Aux Etats-Unis, on peut trouver sous ce nom des lieux funéraires où les morts cryogénisés peuvent attendre à grands frais qu’'une technoscience ou bien un miracle vienne leur redonner la vie. Plus communément, la discrétion expéditive des opérations qui prennent la mort en charge – depuis le raisonnable allégement des souffrances jusqu'’à la douceur écoeurante des «athanées» et à l'’effacement des signes ostensibles du deuil – témoigne d'un recul et d'un refus devant une échéance dont le caractère fatal paraît n'’avoir plus de lieu situable dans notre expérience.
Le refus de la mort module une tonalité nouvelle de la peur de la mort, de la révolte contre elle ou du désir de vaincre sa victoire certaine. D'’une part, le refus est la tonalité la plus fuyante, celle d'’une fuite conjuratoire, comble de religion ou de fantasme magique. Mais, d'autre part, comment ne pas refuser l'inacceptable ? La mort, en effet, ne peut pas être acceptée – si accepter, c'’est reconnaître, incorporer et s'approprier. Elle est par essence inappropriable. Comment donc éviter aussi bien la fuite que l'’apprivoisement de la mort?
Cette impossible pensée de la mort structure notre tradition entière – y compris dans ses plus fortes figures religieuses. Cette impossible pensée de la certitude de l'’impossible possède aux moins deux bords par lesquels elle s’écarte du refus sans pour autant s'’accommoder d’'une acceptation.
Un bord se forme de la pensée qu'’il n’y a pas à «apprendre à mourir» (Montaigne lui-même y renonça). La mort ne demande aucune conduite propre, puisqu'’elle nous désapproprie. Nul geste, nulle représentation pour apprivoiser ni pour donner du sens. Il faut apprendre à désapprendre tous les sens imaginables. Or cela même est en général la tâche de la pensée.
L'’autre bord se trouve en ceci, que la mort qui m'’isole absolument jusqu'’à me séparer de moi-même indique donc aussi absolument les autres dans leurs possibilités propres, égales et incommensurables. A ces autres, «ma» mort est remise pour que je sois par eux à la fois enfoui ou dispersé et ainsi gardé, «tel qu'’en moi-même enfin l'’éternité me change». La mort de chacun est l’'affaire de tous et donc l’'affaire d’une pensée de «nous tous» qui soit une pensée «sociale» ou «commune» au sens d’'une culture ou d’'une civilisation.
Dans le refus fuyant de la mort, une culture meurt. Il nous revient d’'en tenir le deuil, c'’est-à-dire de libérer la puissance d’'une autre culture. Que chaque mort montre chaque existence à la fois dans son égalité et dans sa singularité irremplaçable. Cela ne peut advenir que par la communauté – et cela doit aussi advenir à tous. Paradoxe: il nous faut inventer la démocratie de la mort.
Source: Jean-Luc Nancy, «Heidegger et la vie sans mort», Le Nouvel Observateur
http://hebdo.nouvelobs.com/hebdo/parution/p2019/dossier/a208106-heidegger_et_la_vie_sans_mort.html