L'Encyclopédie sur la mort


La transmission de l'existence chez J.-P. Sartre et A. Camus

Jean-Paul Matot

Sartre et Camus, frères ennemis, «partagent un originaire commun constitué par la trilogie: disparition réelle du père, mort avant qu'ils aient un an, puis effacement symbolique de ce père; mère adoptant une position de soumission masochiste la situant comme une grande soeur; enfance placée sous l'autorité grand-parentale.» Dans le texte de Jean-Paul Matot, psychanalyste et maître d'enseignement à l'université libre de Bruxelles, nous nous limitons au premier volet de la trilogie: le père manquant ou l'absence du père.
Sartre et Camus ont tous deux rencontré dans leur enfance* et leur adolescence un obstacle majeur à la transmission du fait du gommage du père mort et de l'effacement maternel. Voici ce qu'écrit Sartre à propos de son père dans Les Mots, son autobiographique publié en 1963, à 58 ans:

Je n'eus même pas à l'oublier: en filant à l'anglaise, Jean-Baptiste m'avait refusé le plaisir de faire sa connaissance... Il a aimé pourtant, il a voulu vivre, il s'est vu mourir; cela suffit pour faire tout un homme. Mais de cet homme là, personne dans ma famille, n'a su me rendre curieux... Plus tard, j'ai hérité de livres qui lui avaient appartenu... Il avait de mauvaises lectures, comme tous ses contemporains. Dans les marges, j'ai découvert des griffonnages indéchiffrables, signes morts d'une petite illumination qui fut vivante et dansante aux environs de ma naissance. J'ai vendu les livres: ce défunt me concernait si peu... Ce père n'est pas même une ombre, pas même un regard...

Camus dans Le premier homme, roman autobiographique inachevé trouvé sur les lieux de l'accident de voiture dans lequel il venait de perdre la vie le 4 janvier 1960, à 47 ans, écrivait:

... il n'avait jamais pensé à l'homme qui dormait là comme à un être vivant, mais comme à un inconnu qui était passé autrefois sur la terre où il était né... Pourtant ce qu'il avait cherché avidement à savoir à travers les livres et les êtres, il lui semblait maintenant que ce secret avait partie liée avec ce mort, ce père-cadet, avec ce qu'il avait été et ce qu'il était devenu et que lui-même avait cherché bien loin ce qui était près de lui dans le temps et dans le sang. À vrai dire, il n'avait pas été aidé. Une famille où l'on parlait peu, où on lisait ni n'écrivait, une mère malheureuse et distraite, qui l'aurait enseigné sur ce jeune et pitoyable père?


[...]

Cette configuration tellement similaire chez ces deux philosophes de l'Être, de l'Absurde et du Néant, il me semble qu'elle a pu constituer pour les adolescents qu'ils furent un obstacle majeur à la transmission du sentiment d'exister, qu'en tant que créateurs ils ont tenté de sublimer dans leur oeuvre: celle-ci a rétabli quelque chose d'une continuité narcissique menacée, dont témoigne notamment l'inversion générationnelle père-fils.

Dans Le premier homme, le héros Jacques Cormery, âgé de quarante ans, se rend au cimetière de Saint-Brieux pour y voir, pour la première fois, la tombe de son père mort en 1914 pendant la bataille de la Marne, alors que lui-même n'avait pas un an. Voici ce qu'écrit Camus:

C'est à ce moment qu'il lut sur la tombe la date de naissance de son père, dont il découvrit à cette occasion qu'il l'ignorait. Puis il lut les deux dates: «1885-1914» et fit un calcul machinal: vingt-neuf ans. Soudain une idée le frappa qui l'ébranla jusque dans son corps. Il avait quarante ans. L'homme enterré sous cette date, et qui avait été son père, était plus jeune que lui. Et le flot de tendresse et de pitié qui d'un coup vint lui emplir le coeur n'était pas le mouvement d'âme qui porte le fils vers le souvenir du père disparu, mais la compassion bouleversée qu'un homme fait ressent devant l'enfant injustement assassiné - quelque chose ici n'étant pas dans l'ordre naturel, et, à vrai dire, il n'y avait pas d'ordre mais seulement folie et chaos où le fils était plus âgé que le père.

Cette représentation «ébranlante» d'un renversement de l'ordre des générations qui apparaît dans le texte se trouve chez Jean-Paul Sartre, qui a également perdu son père alors qu'il avait neuf mois. Nous noterons au passage que Sartre ne laisse pas percer directement, comme Camus, l'affect de souffrance. En effet, comme remarque A Green (1985),

la liberté, chez Sartre, procède du renversement du désespoir en occasion inespérée... le Sartre adulte se félicitera que le sort l'ait fait «apère».

Voici donc ce qu'écrit Sartre dans Les Mots:

Il n'y a pas de bon père, c'est la règle; qu'on n'en tienne pas grief aux hommes mais au lien de paternité qui est pourri. Faire des enfants rien de mieux; en avoir quelle iniquité! Eut-il vécu, mon père se fut couché sur moi de tout son long et m'eut écrasé. Par chance il est mort en bas âge; ... j'ai laissé derrière moi un jeune mort qui n'eut pas le temps d'être mon père et qui pourrait bien aujourd'hui être mon fils...

[...]

On peut penser que cette absence du père, qui pèse lourdement sur la possibilité d'une transmission, pose un problème identificatoire qui est résolu précisément par un fantasme d'auto-engendrement mettant le père mort hors temps, hors génération. Sartre écrit, toujours dans Les Mots: Fils de personne, je fus ma propre cause, comble d'orgueil et comble de misère.

[...]

Le fantasme d'auto-engendrement recouvre en effet une béance narcissique, un défaut d'exister qui ne peut être comblé, pas même par le génie créateur: L'appétit d'écrire enveloppe un refus de vivre, écrit Sartre. L'inscription dans une généalogie littéraire et philosophique ne peut remplacer de manière satisfaisante l'absence de la transmission d'une existence parentale.

Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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