L'Encyclopédie sur la mort


La mort, loi universelle de la vie

Vladimir Jankélévitch

La réflexion de Jankélévitch sur la mort se situe à l'intérieur de sa philosophie du paradoxe. D'une part, la mort est un événement quotidien et familier. D'autre part, elle est événement insolite et mystérieux. Destin particulier et universel. L'existant tombe soudainement dans le vide du non-être. Voilà le paradoxe de la mort, qui tient à la fois de la banalité et du miracle, du visible et de l'invisible. Fait divers observable, la mort ne ressemble à aucun autre des phénomènes habituels. Elle est hors d'ordre. L'auteur insiste sur la négativité et l'altérité de la mort: «le Non absolu de cet indicible», «une monstruosité solitaire». Sa vision de la mort est à mille lieux de l'idéologie sous-jacente à une certaine littérature des soins palliatifs* qui banalise la mort comme un passage vers une vie en continuation avec la vie sur terre.
Dans le Non absolu de cet indicible, toutes les déterminations positives se trouvent nihilisées. Les catégories servent à classer ou à ordonner abstraitement certaines déterminations suivant les questions qu'on peut poser à leur sujet; mais la mort de quelqu'un est un événement dépareillé et unique en son genre, une monstruosité solitaire; inclassable , cette incomparable négation de l'être-propre est sur un tout autre plan que le reste et sans commune mesure avec le reste. En nous obligeant à chaque point à passer à la limité, la nihilisation absolue fait éclater toutes les formes catégorielles.

La mort n'est plus transformation, c'est-à-dire passage d'une forme à une autre forme et modification des modes, mais l'abolition de tous les modes et passage de la forme à l'absence de toute forme; avènement de l'informe, sinon du difforme. Le passage de tout à rien ou (ce qui revient au même) le changement du tout au tout n'est plus l'événement d'un autre ordre: ce passage est littéralement une accession au tout-autre, au radicalement-autre. [...] La mort n'est pas déplacement, c'est-à-dire simple changement de place; car un déplacement n'est rien qu'un autre placement, au lieu que la mort est passage de quelque part à nulle-part.

Les généralisations cosmologiques, d'une part, la réflexion rationnelle, d'autre part, tendent soit à bagatelliser, soit à conceptualiser la mort, à en réduire l'importance métaphysique, à faire de la tragédie absolue un phénomène relatif, de l'anéantissement total une disparition partitive, du mystère un problème, du scandale une loi; qu'elle escamote la cessation métempirique dans une continuation empirique ou dans une éternité idéale, c'est, de part et d'autre, la conscience philosophique qui se veut consolatrice : tantôt en naturalisant la surnaturalité de la mort, tantôt en rationalisant son irrationalité. Mais l'évidence de la tragédie proteste à son tour contre la banalisation du phénomène; l'ipséité de la personne disparue demeure irremplaçable, comme la disparition même de cette personne demeure incompensable ; et d'autre part la nihilisation dérisoire de l'être pensant ferait encore question, même si la pensée survit à l'être qui pense. En somme, il y a deux évidences contradictoires qui paradoxalement sont évidentes toutes les deux à la fois, et nonobstant se tournent le dos. Le caractère déconcertant et même vertigineux de la mort, si profondément analysé par P. L. Landsberg*(1), tient lui-même à cette contradiction: d'une part, un mystère qui a des dimensions métempiriques, c'est-à-dire infinies, ou mieux pas de dimensions du tout et d'autre part un événement familier qui advient dans l'empirie et s'accomplit parfois sous nos yeux. Il y a certes des phénomènes naturels régis par des lois (encore que leur «quoddité» ou origine radicale soit, en définitive, toujours inexplicable), des phénomènes à l'échelle de l'empirie et toujours en relation avec d'autres phénomènes. Et il y a, d'autre part. des vérités métempiriques à priori, indépendantes de toute réalisation hic et nunc, des vérités qui n'«arrivent» jamais, mais ont pour conséquence certains phénomènes particuliers. Et entre les deux. il y a ce fait insolite et banal. ce monstre empirico-métempirique qu'on appelle la mort: d'un côté, la mort est un fait divers journalistique que le chroniqueur relate, un incident que le médecin légiste constate, un phénomène universel que le biologiste analyse; capable de survenir à tout moment et n'importe où, la mort est repérable selon des coordonnées de temps et de lieu ~ ce sont ces déterminations circonstancielles, l'une temporelle et l'autre spatiale, que le juge d'instruction cherche à établir lorsqu'il enquète sur le ubiquando du «décès». Mais en même temps, ce fait divers ne ressemble à aucun des autres faits divers de l'empirie ; ce fait divers est démesuré et incommensurable aux autres phénomènes naturels. Un mystère qui est un événement effectif, quelque chose de métempirique qui advient familièrement en cours d'empirie, voilà sans doute tous les symptômes du miracle .. avec pourtant cette double réserve: la thaumaturgie létale n'est pas une révélation positive, ni même une métamorphose bénéfique, mais elle est disparition et négation; contrairement aux apparitions féeriques, elle n'est pas un gain, mais une perte: la mort est un vide qui se creuse brusquement en pleine continuation d'être: l'existant, rendu soudain invisible comme par l'effet d'une prodigieuse occultation, s'abîme en un clin d'œil dans la trappe du non-être. Et d'autre part, ce «miracle»n'est pas une interruption rarissime de l'ordre naturel, une déclinaison exceptionnelle dans le cours des existences; non : ce «miracle» est en même temps la loi universelle de toute vie, ce miracle est le destin œcuménique des créatures; à sa manière, qui est miraculeuse, la féerie de la mort est une féerie toute naturelle; la mort est littéralement «extra ordinem», parce qu'en effet elle est d'un tout autre ordre que les intérêts de l'empirie et les menues affaires de l'intervalle: et pourtant rien n'est davantage dans l'ordre des choses! La mort est par excellence l'ordre extraordinaire.

Note
(1) P. L. Landsberg. Essai sur l'expérience de la mort, Seuil. Paris, 1951.
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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