L'Encyclopédie sur la mort


La fin de l'homme

Charles-Marie-René Leconte de Lisle

Une première lecture proche de la lettre du texte est un rappel du récit biblique* de l'origine de l'homme, de la promesse divine de l'immortalité, de la chute et de l'exil. Le poète dessine une image triste et douloureuse du premier Homme. Ève dormant dans la terre muette, Abel, mort le meilleur de sa chair, Caïn errant sur la face du monde, Seth, arbre feuillu mais que le temps émonde, Adam n'est que l'ombre de lui-même, plongé dans son morne repos. Un soir, il se lève et s'adresse au Seigneur par qui il a dû naître: Je me repens du crime d'être né... Vous m'avez tant repris ! ... Prenez aussi le jour que vous m'avez donné. Le choeur immense de ses descendants crie: Père, salut !Nous sommes ton péché, ton supplice et ta race... Meurs, nous vivrons ! - Et l'Homme épouvanté mourut. Une deuxième interprétation plus historique et éthique nous révèle Adam comme la figure primordiale d'une humanité languissante sous le fardeau des siècles. Le poète convoque l'humanité à un retour aux sources et recommande à ses contemporains la quête paradisiaque d'un bonheur authentique par la recherche de l'absolu. Un sens plus rationnel et éthique, et sans doute très proche des idées républicaines du poète, auteur du Catéchisme populaire républicain (1870). Qu'il nous soit autorisé le jeu de mots: la fin de l'homme (sa mort) et la fin de l'homme (la victoire de la raison). On lit dans le Catéchisme: « Ceux qui prétendent que Dieu a créé l'homme afin d'être connu, aimé et servi par lui, n'exigent pas autre chose de l'homme que de renoncer à sa raison, à son intelligence, à sa liberté* morale, de se nier soi-même et de s'anéantir en face d'une puissance absolue dont il ne lui est accordé de comprendre ni la nature ni la justice. [...] La raison humaine, au contraire, affirme que la fin de l'homme est de se connaître soi-même, d'aimer la justice, et de la pratiquer envers ses semblables ; et la conscience universelle proclame que cela est la vérité irréfutable. »
La fin de l'homme
Voici. Qaïn errait sur la face du monde.
Dans la terre muette Ève dormait, et Seth,
Celui qui naquit tard, en Hébron grandissait.
Comme un arbre feuillu, mais que le temps émonde,
Adam, sous le fardeau des siècles, languissait.

Or, ce n'était plus l'Homme en sa gloire première,
Tel qu'Iahvèh le fit pour la félicité,
Calme et puissant, vêtu d'une mâle beauté,
Chair neuve où l'âme vierge éclatait en lumière
Devant la vision de l'immortalité.

L'irréparable chute et la misère et l'âge
Avaient courbé son dos, rompu ses bras nerveux,
Et sur sa tête basse argenté ses cheveux.
Tel était l'Homme, triste et douloureuse image
De cet Adam pareil aux Esprits lumineux.

Depuis bien des étés, bien des hivers arides,
Assis au seuil de l'antre et comme enseveli
Dans le silencieux abîme de l'oubli,
La neige et le soleil multipliaient ses rides :
L'ennui coupait son front d'un immuable pli.

Parfois Seth lui disait : - Fils du Très-Haut, mon père,
Le cèdre creux est plein du lait de nos troupeaux,
Et dans l'antre j'ai fait ton lit d'herbe et de peaux.
Viens ! Le lion lui-même a gagné son repaire. -
Adam restait plongé dans son morne repos.

Un soir, il se leva. Le soleil et les ombres
Luttaient à l'horizon rayé d'ardents éclairs,
Les feuillages géants murmuraient dans les airs,
Et les bêtes grondaient aux solitudes sombres.
Il gravit des coteaux d'Hébron les rocs déserts.

Là, plus haut que les bruits flottants de la nuit large,
L'Hôte antique d'Éden, sur la pierre couché,
Vers le noir Orient le regard attaché,
Sentit des maux soufferts croître la lourde charge :
Ève, Abel et Qaïn, et l'éternel péché !

Ève, l'inexprimable amour de sa jeunesse,
Par qui, hors cet amour, tout changea sous le ciel !
Et le farouche enfant, chaud du sang fraternel ! ...
L'Homme fit un grand cri sous la nuée épaisse,
Et désira mourir comme Ève et comme Abel !

Il ouvrit les deux bras vers l'immense étendue
Où se leva le jour lointain de son bonheur,
Alors qu'il t'ignorait, ô fruit empoisonneur !
Et d'une voix puissante au fond des cieux perdue,
Depuis cent ans muet, il dit : - Grâce, Seigneur !

Grâce ! J'ai tant souffert, j'ai pleuré tant de larmes,
Seigneur ! J'ai tant meurtri mes pieds et mes genoux...
Élohim ! Élohim ! de moi souvenez-vous !
J'ai tant saigné de l'âme et du corps sous vos armes,
Que me voici bientôt insensible à vos coups !

Ô jardin d'Iahvèh, Éden, lieu de délices,
Où sur l'herbe divine Ève aimait à s'asseoir ;
Toi qui jetais vers elle, ô vivant encensoir,
L'arôme vierge et frais de tes mille calices,
Quand le soleil nageait dans la vapeur du soir !

Beaux lions qui dormiez, innocents, sous les palmes,
Aigles et passereaux qui jouiez dans les bois,
Fleuves sacrés, et vous, Anges aux douces voix,
Qui descendiez vers nous, à travers les cieux calmes,
Salut ! Je vous salue une dernière fois !

Salut, ô noirs rochers, cavernes où sommeille
Dans l'immobile nuit tout ce qui me fut cher...
Hébron ! muet témoin de mon exil amer,
Lieu sinistre où, veillant l'inexprimable veille,
La femme a pleuré mort le meilleur de sa chair !

Et maintenant, Seigneur, vous par qui j'ai dû naître,
Grâce ! Je me repens du crime d'être né...
Seigneur, je suis vaincu, que je sois pardonné !
Vous m'avez tant repris ! Achevez, ô mon Maître !
Prenez aussi le jour que vous m'avez donné. -

L'Homme ayant dit cela, voici, par la nuée,
Qu'un grand vent se leva de tous les horizons
Qui courba l'arbre altier au niveau des gazons,
Et, comme une poussière au hasard secouée,
Déracina les rocs de la cime des monts.

Et sur le désert sombre, et dans le noir espace,
Un sanglot effroyable et multiple courut,
Choeur immense et sans fin, disant : - Père, salut !
Nous sommes ton péché, ton supplice et ta race...
Meurs, nous vivrons ! - Et l'Homme épouvanté mourut.

Poèmes barbares
1862
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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