L'Encyclopédie sur la mort


Honte et culpabilité

Éric Volant

Dans ce texte, nous tenterons de reproduire et d'interpréter la pensée de Bernard Williams, développée dans son livre La honte et la nécessité (Paris, PUF, 1997) en ce qui concerne la distinction entre la honte et la culpabilité à partir de l'ethos de la mythologie de la Grèce antique. Cette distinction est nettement observable et éclairante afin de saisir l'impact de l'hétéronomie et de l'autonomie ainsi la puissance des sentiments et des émotions sur nos décisions éthiques. Cependant, si cette distinction est poussée jusqu'à ses extrêmes limites, elle peut devenir caricaturale et absurde. Honte et culpabilité se rejoignent quelque part dans le principe de responsabilité qui, laissé seul, peut demeurer abstrait et inopérant.
Hugh Lloyd-Jones ( The Justice of Zeus, Berkeley, Los Angeles, 1982, p. 25 et s.) invite à ne pas établir de distinctions trop tranchées entre honte et culpabilité*, même s'il admet que le monde d'Homère* incarnait une culture de la honte*. Cette culture aurait été remplacée ultérieurement par celle de la culpabilité. Ce processus aurait été déjà largement entamé du temps de Platon* ou même des Tragiques. E. R. Dodd est de cet avis dans son ouvrage intitulé Les Grecs et l'irrationnel (Paris, Flammarion, 1995). D'autres, par contre, parmi lesquels il faut compter A.H. Adkins (Merit and Responsability. A Study in Greek Values, Oxford, 1960), pensent que la totalité de la culture grecque de l'Antiquité est régie par des notions plus proches du sentiment de la honte que d'une notion plus élaborée de la culpabilité. Le sentiment de la culpabilité morale n'aurait été accessible qu'avec l'avènement de la conscience moderne.

Afin de mieux comprendre les émotions éthiques de l'Antiquité grecque, Williams évoque la figure d'Achille, qui supporte très mal les atteintes portées à son honneur justifiant amplement sa forte indignation. Les hommes grecs «ont d'emblée le sens de leur honneur et le respect de l'honneur d'autrui; ils peuvent ressentir de l'indignation [...], lorsque l'honneur est atteint, qu'il s'agisse du leur ou de celui d'autrui,» (Williams, op. cit., p. 112). La honte n'est pas «un système primitif et hétéronome dans le sens où il ferait dépendre, pour chaque individu, le sens du devoir de ce que les autres vont penser de lui», car la honte homérique «n'est pas simplement la soumission aux préjugés de la communauté» (op. cit., p. 113).

Après un moment de lâcheté, on peut se sentir«coupable» d'avoir abandonné quelqu'un ou «honteux» d'avoir été en deçà de ce que l'on aurait pu légitimement attendre de soi. La culpabilité se réfère donc à ce que j'ai fait et à ce qui est arrivé à l'autre, par ma faute, volontaire ou non. La victime* m'interpelle. Ma culpabilité peut être irrationnelle, par exemple, dans le cas où je manque à une règle qui n'a causé de dommage à personne. La honte, par contre, se rapporte à ce que je suis et englobe l'image que j'ai de moi et la relation que j'entretiens avec les autres. Faire versus être, dommage (à la victime ou à soi) versus image (de la victime ou de soi), règle versus relation.

Ce qui provoque un sentiment de culpabilité, c'est un acte ou une omission de nature à susciter chez autrui colère, ressentiment ou indignation (op. cit., p. 124), tandis que, au principe de la honte, quelque chose de nature à susciter chez autrui mépris, dérision, éloignement qui peut, à son tour, rabaisser sa propre estime de soi, donner le goût de se cacher ou de disparaître, depuis le degré minimal d'embarras jusqu'à la honte, et, peut-être aussi le goût de reconstruire son moi ou de l'amender.

Dans une éthique régie par la culpabilité, la structure fondamentale de l'esprit, bâtie sur la raison ou sur la foi, me procure la connaissance de la loi morale et ma volonté d'y obéir fait le reste. Ce que je suis est déjà donné, ce qui me reste à faire c'est mon devoir (le juste). Dans une éthique régie par la honte, c'est le regard d'autrui (ce qu'il pense ou ce qu'il attend de moi) qui joue un rôle déterminant dans mes choix moraux. Ce que je suis est toujours à faire, mon être est inachevé, comme le sont d'ailleurs ma morale et mes oeuvres. Afin que juste que je fais ne glisse pas dans l'hétéronomie, il convient de distinguer, comme firent les Grecs, entre la honte qui se réfère à l'opinion publique et la honte qui exprime une conviction personnelle qui puise sa source dans l'autre intériorisé: les attentes de la communauté logées au coeur du moi (op. cit., p. 131).

La figure intériorisée de la culpabilité, selon Williams, est-elle la loi (hétéronomie) ou le moi qui impose sa propre loi (autonomie)? Toujours est-il que l'attitude de la figure intériorisée de la culpabilité est la colère. La réaction du sujet face à cette colère est la peur, la peur de la perte de l'amour, la peur de la récrimination pour la transgression de la loi. La figure intériorisée qui intervient dans le sentiment de la honte, est un observateur imaginaire ou un témoin intérieur de notre nudité. La réaction du sujet réside dans le fait d'être exposé et découvert, d'être à son désavantage, d'être privé de tout pouvoir, d'être dans l'embarras, en un mot: d'être vulnérable.

Dans une éthique qui s'appuie sur le sentiment de la honte, le regard du témoin, intérieur ou extérieur, attire l'attention du sujet sur le sujet lui-même. Cette attention du sujet sur le sujet peut donner libre jeu au narcissisme. Le sujet se regarde lui-même et se complaît dans son monde sans égard ni souci d'un autrui extérieur à lui. Car cet autrui peut n'être qu'un pâle reflet d'un autre lui-même, un alter ego trop complice de ses propres inclinations pour être suffisamment crédible. Il faut que la figure morale, intériorisée, voie ma défaillance comme une défaillance, même si elle n'est vue de personne, et que le sentiment de honte, que j'en ressens, serve comme une forme d'auto-protection. Le temps de me cacher la face afin de me reprendre et de retrouver le pouvoir perdu. Ce pouvoir sera celui de redécouvrir un sens, c'est-à-dire une signification et une orientation à la gérance de ma vie bonne.

Dans une éthique construite autour du sentiment de la culpabilité, la présence de la victime attire l'attention du sujet sur la victime. Le sujet aura peur aussi longtemps que la personne, qui a subi l'offense et est en colère, demeure présente de façon figurée. Si la peur, engendrée par la colère, n'est plus vivante, elle devient juste une attitude de respect envers une loi abstraite: «tu ne tueras point». Le cri de la victime ne retentira plus et la relation avec l'être humilié ou blessé aura disparu. «Trop pousser le raffinement du sentiment de la culpabilité» pourra mener à «cacher l'une de ses vertus». Ainsi, que reste-t-il de l'autonomie, si la motivation de l'action est la peur de la colère ou de la transgression de la loi?

Personnellement, à contre-courant des discours psychologiques ou psychiatriques, je me sens plus à l'aise dans une culture de la honte que dans une culture de la culpabilité trop associée à la l'agressivité et la vindicte, au ressentiment et à la colère. J'accorde sa place dans le droit et dans la législation d'une société auxquels je puis me conformer, s'ils sont justes, mais, dans ma vie éthique, je me sens plus proche d'une culture de la honte selon l'interprétation de Bernard Williams. Le regard de la victime, je le ressens posé sur moi en permanence. De la douleur et de l'humiliation qu'il exprime, je garderai un sentiment de honte qui m'aidera à intervenir pour aider à guérir ses plaies. Mais quoi faire de l'oeil mauvais de Caïn posé sur moi? Comment me protéger de son mépris? Si je ne puis m'éloigner, comment gérer ma honte pour qu'elle ne me détruise, ne me laisse sans pouvoir et que mon cri ne reste muet? Et quand il s'agit de la honte d'autrui que je ne vois ni n'entends?

Cependant, si les deux voies de la culpabilité et de la honte, portées à leurs extrêmes, sont très éloignées l'une de l'autre, elles peuvent se rejoindre dans une commune responsabilité face à autrui. La responsabilité éthique fait appel à la raison, à notre jugement et à notre autonomie, à la délibération et à la négociation. Mais cette gestion responsable de nos actions ne peut se faire ni efficacement, ni opportunément sans une forte dose de sensibilité éthique, qui non seulement tient compte des droits et des devoirs, mais aussi des attitudes et des sentiments, des sensations et des émotions, des mentalités culturelles et générationnelles. La sensibilité éthique est la capacité de saisir avec justesse non seulement les enjeux éthiques d'un problème, mais aussi son noyau dur où les tensions conflictuelles semblent inextricables et dont Pascal a raison de dire: «le coeur a ses raisons que la raison ne connaît pas».
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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